Petit traité de manipulation : l'effet Kant ou les dangers de la raison pure

Si quelqu'un en appelle à votre raison, méfiez-vous !

Comment se fait-il que l'on se fasse aussi facilement manipuler ? se demandait un ami. Le sujet est étudié par l'économie comportementale. L'homme est "irrationnel", conclue-t-elle. Dites-lui que la Terre se réchauffe pour des raisons naturelles, il combinera ses forces pour sauver l’humanité. Dîtes lui que c’est l’homme qui chauffe la Terre, et vous déclenchez une lutte fratricide. On a peur de la manipulation individuelle, mais on ne se méfie pas de la manipulation de masse. Pourtant il est bien plus facile d’influencer une société qu’une personne...

L’effet Kant

Un exemple. On pourrait l’appeler "effet Kant". Prenons des décisions que nous aimerions universelles, suggère Kant. Cette maxime "prise à l’envers", produit un résultat surprenant. Il est facile de constater que ce qui nous est individuellement favorable, généralisé, ne l'est souvent plus du tout. 

Il y a quelques temps, le président Giscard d’Estaing se disait navré que la réforme du collège ait mal tourné. L’aspiration de la classe moyenne était que ses enfants entrent au lycée. Il avait voulu la satisfaire. 

Qu’est-ce qui n’a pas marché ? Ce que désirait vraisemblablement le Français, c’était que ses enfants profitent de la situation que procurait le lycée d’avant la réforme. Il n’était pas attaché au lycée en tant que tel. Or, la réforme a produit une offre d’intellectuels supérieure à la demande. De surcroît, elle a fait perdre au lycée, pas préparé à l’afflux d’élèves, ce qui faisait sa qualité. 

Un autre exemple, souvent cité, est celui de l’héritage. Le Français veut transmettre ce qu’il a gagné à ses enfants. Or, généralement, il gagne peu. Si la communauté répartissait l’héritage collectif, les enfants du dit Français seraient bien plus riches. 

L’ère de la post vérité

Tocqueville écrivait qu’il était facile de faire oublier à l’homme ses intérêts réels, il suffit d’enflammer sa "raison". Il y a quelque-chose de similaire chez Aristote. Le "populisme" en appelle au "bon sens". En suivant ce « bon sens » on détruit les règles collectives qui permettent à la société de vivre, et à ses membres d’être libres. 

Chaque ère a ses techniques de manipulation. A une époque, on parlait de conditionnement, de Pavlov et Skinner. Il a aussi été question de l’implantation de souvenirs faux dans une tête, voire de manipulation de l’inconscient, ou encore d’emprise, à la façon du pervers narcissique. Si l’on s’intéresse autant aujourd’hui à la manipulation de la raison, c’est peut-être que nous nous croyons une société d’individus mus par leur raison pure. 

Ce que nous croyons bon est mauvais !

De ces considérations, on peut tirer deux conséquences très pratiques et très surprenantes :

  • Enseignement premier : ce que nous croyons spontanément bon est, presque toujours, mauvais. 
  • Enseignement second : ce qui est réellement bon pour nous est "au delà de la raison". 
Au delà de la raison 

Qu’y a-t-il au delà de la raison ? Au moins la culture, au sens de l’anthropologue. Il appelle « culture » les règles, plus ou moins explicites, qui guident les comportements des membres d’un groupe (il y a une culture nationale, une culture d’entreprise, etc.). Elles résultent de siècles d’apprentissage collectif, et sont le patrimoine d’une société. 

Un jour, je discutais de l’avenir d’une mutuelle avec ses dirigeants. Il était sombre. Mais, tout a changé quand ils en sont venus à me parler de ses débuts. J’avais, soudainement, en face de moi, de jeunes militants ! Cette mutuelle était née d’un combat des années 30, et ce combat était plus d’actualité que jamais. Faites l’essai. En faisant parler du passé, on fait émerger l’avenir. Un exemple des miracles de l’au delà de la raison. 

Seulement, nous n’avons pas conscience de ces règles culturelles. Elles sont perçues comme des contraintes. C’est peut-être, comme le pensaient Tocqueville et Aristote, ce sur quoi la manipulation joue. 

Pour autant cela ne signifie pas que la raison soit sans intérêt. La raison comprend les raisons de la culture, et s’assure qu’elles sont bonnes. La raison est utile a posteriori, mais pas a priori, comme nous le croyons. C’est un outil de contrôle, pas de jugement instantané. 

Sous la raison, le bonheur ?

En conclusion ? La manipulation utilise la raison pour nous faire aller contre notre intérêt. En adoptant une attitude critique vis-à-vis de nos impulsions, on découvre qu’il y a un au delà de la raison. Cet au delà est ce qui nous rend heureux, créatifs et efficaces !