Interview
 
31/10/2007

Comment l'anthropologie aide l'entreprise à changer

Si l'entreprise est organisée par la pensée rationnelle, c'est la pensée sauvage qui régit sa cohésion sociale. En période de changement, elle revêt une importance capitale. Trois questions à un anthropologue d'entreprise.
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Dans les années 1950, l'anthropologie structurale a montré que, dans certaines organisations humaines, coexistaient deux modes de pensées : la pensée rationnelle (ou technique) et la pensée sauvage. Pour Claude Levi-Strauss, cette dernière "n'est pas la pensée des sauvages, ni celle d'une humanité archaïque, mais la pensée à l'état sauvage, distincte de la pensée cultivée ou domestiquée en vue d'obtenir un rendement". De nos jours, les sociétés modernes comme les entreprises font cohabiter ces deux pensées. La pensée sauvage assure la cohésion des collectifs humains et la pensée technique, l'organisation des échanges et de la production ainsi que la mise en œuvre du progrès technique et scientifique. Marc Lebailly, co-auteur au Village Mondial de Pour une anthropologie de l'entreprise, éloge de la pensée sauvage, explique comment la prise en compte de la pensée sauvage est nécessaire à la réussite du changement dans l'entreprise.

 

Vous estimez que la cohésion sociale est une nécessité "organique" de l'humain autant qu'un "facteur objectif de performance" pour l'entreprise. Comment gérer le changement tout en la préservant ?

Marc Lebailly. L'entreprise est dominée par la pensée technique ; la pensée sauvage est souvent occultée. En effet, en temps normal, lorsque tout va bien, la pensée technique prime. Mais dans les phases de changement, quand la cohésion sociale est en jeu, la pensée sauvage émerge. C'est particulièrement vrai lors des fusions-acquisitions, des périodes de forte décroissance et des transformations, par exemple d'une administration en entreprise publique. Or on remarque qu'un certain nombre d'échecs entrepreneuriaux sont dus à la non prise en compte d'une dimension cachée : la culture.

 

"C'est la pensée sauvage qui traite le changement"

Pourtant, nous sommes parfaitement aptes au changement. C'est précisément la culture qui permet à l'homme, qui n'a plus de niche comme les animaux, de s'adapter où qu'il aille. Mais en respectant son temps logique propre - par opposition au temps absolu - lui permettant de prendre conscience, de maturer inconsciemment et de prendre acte consciemment du changement. Comme c'est la pensée sauvage qui dicte le rythme de ce temps logique, c'est véritablement elle qui promeut, qui traite le changement.

 

Plus largement, ce n'est pas avec du rationnel qu'on fait du collectif ou de la cohésion sociale. Au contraire, quand on y mêle du rationnel, on aboutit rapidement à une forme ou une autre de totalitarisme. Et lorsque l'entreprise se repose totalement sur la pensée technique, elle court à l'échec. Le changement, c'est l'apanage de la pensée sauvage. Pour préserver la cohésion sociale tout en gérant le changement, il faut donc mettre à jour la pensée sauvage sous-jacente et s'adosser à elle pour mettre en œuvre ce changement.

 

Concrètement, comment vous y prenez-vous ?

Lorsqu'on touche à la culture, on touche à l'être social des gens. Changer la culture n'est pas qu'un apprentissage : cela nécessite une déprogrammation préalable qui ne va pas de soi. Dans certaines entreprises, il n'y a même pas besoin d'intervention. Mais dans d'autres si.

 

"Pour faire adopter un changement, il faut tenir compte de tout ce qui fait la cohésion sociale"

J'ai ainsi travaillé sur le sujet pour l'Office national des forêts. Au moment de devenir un EPIC, établissement public à caractère industriel et commercial, l'ONF était doté d'une culture administrative particulièrement forte puisqu'elle datait de Philippe le Bel. Au XIIIe siècle, le roi capétien avait décrété que la forêt représentait métaphoriquement le paradis terrestre. Elle ne devait donc être ni cultivée ni exploitée et les manants devaient en être chassés. Cet état d'esprit, qui a perduré à travers les siècles, diffère beaucoup de celui d'une société pour laquelle la forêt est un bien exploitable. Mettre cela à jour a permis de rationaliser cette dimension culturelle, ce qui était nécessaire pour fonder un modèle économique.

 

Pour faire adopter un changement, il faut tenir compte de tout ce qui fait la cohésion sociale. Or celle-ci se noue autour d'une mission sacrée pour le collectif. Par exemple, dans le cas de l'ONF : faire en sorte que la forêt reste le paradis sur Terre. D'où des obligations - chasser les manants-promeneurs - et des interdits - couper les arbres. Pour que la cohésion sociale demeure, il faut changer de vocation. A l'ONF, nous avons donc fait une révolution, passant de "la forêt pour le Roi" à "la forêt pour le peuple". Comme il y a toujours une mission sacrée, même si elle est nouvelle, la cohésion sociale est préservée.

 

Ce n'est pas vrai uniquement pour les administrations…

 
A lire
 
 

Pour une anthropologie de l'entreprise

Par Marc Lebailly et Alain Simon
236 pages, Village Mondial

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Effectivement. Prenons l'exemple des Banques Populaires. Auparavant, les banques étaient au service des grandes industries et ne prêtaient pas aux artisans. Certains ont considéré qu'il n'y avait pas de raison que des services bancaires ne soient pas procurés aux artisans et ont fondé les Banques Populaires, banque coopérative et non capitaliste comme les autres grandes banques. C'est devenu leur mission. Par la suite, pour survivre, il a fallu étendre cette mission sacrée d'entraide à un autre public.

 

Souvent, la mission sacrée repose sur une idée forte, qui vise le bien de l'humanité. Typiquement, les services publics. C'est aussi le cas des grandes sociétés créées au XIXe siècle, comme Peugeot, Michelin ou Renault. Ainsi, les frères fondateurs de Renault pensaient que le progrès technique allait apporter un surcroît de bien-être à l'humanité. Finalement, plus cette idée est forte, plus elle est ancrée dans la culture, plus le rôle de la pensée sauvage est primordial à la réussite du changement.

 

 
Les auteurs
 
 

Marc Lebailly, créateur d'entreprise et psychanalyste, a été directeur de recherches en anthropologie sociale. Alain Simon, HEC, a présidé le groupe de communication EuroRSCG Pôles et le cabinet de ressources humaines Bernard Julhiet Consulting. Ensemble, ils ont fondé en 1999 ACG, cabinet de conseil en stratégie.

 

 


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