Chronologie des médias : faire perdre l'exclusivité à Canal+ remettrait-il en cause le financement du cinéma ?

Comment adapter la chronologie des médias au développement de l'ère numérique ? La question est revenue sur le devant de la scène après la remise mi-mai du rapport Lescure et sa proposition de réduire les délais de sorties DVD et diffusions SVOD.

Une évolution qui pourrait pourtant faire éclater le système de financement de films français, déjà bien fragile.
Revoir de façon trop nette la chronologie des médias pourrait même faire imploser l'ensemble de l'écosystème audiovisuel français et laisser libre champs à une concurrence américaine, toujours plus agressive, de type Netflix ou Apple. En ligne de mire de ce chamboulement, le financement de films français qui pourraient se voir amputer d'une partie de ses revenus dont les chaînes de télévision en assurent un bon tiers : ces dernières pourraient bien être tentées de revoir cet apport si leur contrepartie (ordre de diffusion, exclusivité etc) s'en trouvent modifiées.

Financement audiovisuel et chronologie des médias : un équilibre bien fragile

Quel rapport entre chronologie des médias et financement d’œuvres audiovisuelles ? Les deux processus sont en fait étroitement liés par un pacte qui peut se résumer ainsi : « plus une chaîne paye cher dans la production de films, plus tôt elle pourra les diffuser ». Dans le détail, il faut revenir au système très spécifique de financement de films en France qui découle directement de notre chère exception culturelle. Les sources de financement se divisent en 3 parts quasi égales : un tiers découlant des chaînes de TV, un tiers des producteurs français et le dernier tiers provenant des distributeurs, producteurs français et aides d'état.

Les chaînes hertziennes (en clair) ont en outre l'obligation légale d'investir dans le cinéma en préachetant des films : 3 % de leur chiffre d'affaire dont 2,5% pour des films en langue française. À noter que les chaînes peuvent aussi être coproducteur des films via leur filiale de production comme TF1 Films Productions, France 2 Cinéma ou encore StudioCanal. Canal+ fait office de cas particulier puisque la chaîne a pour obligation, et ceci par décret depuis sa création, de consacrer 20 % de ses ressources à l'acquisition de droits de films : la chaîne cryptée contribue ainsi à hauteur de 451 millions d'euros par an dans la production cinématographique. Ce deal n'est pas sans contrepartie, il permet à la chaîne cryptée d'obtenir l'exclusivité des films, en général de 10 à 12 mois après leur diffusion en salle. Un privilège au cœur de son modèle économique et de son attrait/spécificité auprès de ses abonnés, venant juste après ses droits sportifs.

Raccourcir la chronologie : un risque sur le financement audiovisuel français ?

C'est tout cet équilibre que propose de faire exploser le rapport Lescure en préconisant un raccourcissement de 4 à 3 mois des sorties de DVD et de 36 à 18 mois la diffusion en SVOD (vidéo à la demande par abonnement). Quel intérêt aurait la chaîne cryptée à continuer à investir aussi lourdement dans le cinéma si elle perd une partie de son exclusivité sur les films ? Dans le cas où Canal+ serait obligeait de diminuer sa participation au financement de films, quel entité comblerait le déséquilibre ? Le risque que les productions de films français soient impactées est fort, notamment les petites et moyennes productions. Le journal Le Monde se faisait l'écho début mai 2013 de ce risque qui peut affecter toute une profession : « Le jour où la digue Canal+ cédera, quantité de films à budget moyen ne se feront plus. Resteront les grosses productions et les tout petits films.». Un secteur audiovisuel qui produit annuellement tout de même 200 films, fait travailler 10 000 personnes et génère 1,3 milliards d'euros de CA.

Même processus pour les chaînes en clair (hertziennes) : si l'impact est moindre que pour Canal + de fait d'un investissement moins lourds, elles risquent de voir apparaître une nouvelle fenêtre de diffusion avant la leur : la SVOD pourrait ainsi diffuser des films 18 mois après leur diffusion en salle contre 30 mois pour les chaînes en clair. Pas sûr qu'elles apporteront dans ces conditions un même montant dans le financement des productions. Même les plateformes de VOD, sensés pourtant tirer parti d'une réduction des délais de diffusion VOD/SVOD, s’inquiètent d'un remaniement trop important du financement de films. C'est ce que confirme Jean Yves Bloch, directeur général d'UniverCine (plateforme VOD spécialisée dans les films indépendants «  Il faut faire attention à ne pas déstabiliser cet écosystème, qui –je le rappelle– est un fleuron de notre économie. Si l’on réduit les délais à partir duquel les films peuvent être diffusés en VOD, on empiète sur les fenêtres réservées à Canal+ et aux chaînes de télévision gratuite, TF1, M6 et France Télévisions … Donc elles risquent de ne plus vouloir payer autant ».

Qui prendrait le relais si ces chaînes étaient amener à revoir à la baisse leurs participations dans le financement du cinéma ? Les majors US type Netflix, Apple et autres Google sont habituellement désignés comme successeur. Pas sûr qu'on y gagnerait au change : le rapport Lescure qui avait pour objectif de revoir le rapport de force entre majors du Web et industries de la création en faveur de ces dernières, iraient ainsi à l'encontre d'une de ces mission.