Francis Morel (Les Echos) "Pour Apple, nous n'existons pas"

Le patron du groupe Les Echos - Parisien explique son rapport aux Gafa et pourquoi il est persuadé de la nécessité d'une alliance entre médias en France... voire en Europe.

Francis Morel, PDG du groupe "Les Echos - Parisien" © S. de P. Les Echos

JDN.  Quelle est aujourd'hui la nature de votre relation avec Google et Facebook ? Amis, ennemis, "frenemis" ?

Francis Morel. Je dis toujours qu'il ne faut pas parler des Gafa comme d'une entité unique, mais qu'il faut les distinguer. Parce que les relations ne sont pas du tout les mêmes avec les uns et les autres. Ils ont une philosophie de leur travail et une politique de coopération avec les éditeurs qui est très différente. Avec Google, j'ai des réunions de travail. Je sais que sur un certain nombre de points ils peuvent être des concurrents, ne serait-ce que sur le marché publicitaire, mais ils ont des technologies qui nous sont utiles et avec lesquelles nous travaillons. Ils sont ouverts à un certain nombre de collaborations lorsque nous discutons avec eux. J'ai travaillé avec eux sur les Google Assistant et au final, je les considère comme des partenaires avec lesquels on peut travailler.

Et avec Facebook, comment se passent vos discussions ?

Avec Facebook, c'est plus compliqué. Je dirais que nous avons plutôt des relations à géométrie variable. Ce n'est pas une collaboration équilibrée ni un partenariat. En fait la discussion se résume ainsi : soit ce que l'on demande va dans leur sens, et tout va bien. Soit cela ne va pas dans leur sens et alors tant pis pour nous. Au contraire de Google, avec qui on peut ne pas être d'accord, mais avec qui on peut discuter et travailler en commun. Mais le pire de tous, c'est incontestablement Apple. Nous n'avons aucun contact avec eux. Nous n'existons même pas et je ne sais pas avec qui discuter puisqu'ils sont aux abonnés absents !

"Groupons-nous entre éditeurs pour avoir plus de 50% de reach"

Facebook et Google captent 78 % du marché de la pub en ligne en France, les médias ont-ils d'ores et déjà perdu la lutte ?

Non, je pense que l'on n'a pas perdu la partie tant qu'elle n'est pas finie. Je dis toujours que tant qu'on n'est pas mort, on est vivant ! Cela étant, il faut réagir et se prendre en mains. Quand je disais à l'instant que nous étions aussi concurrents avec Google, il faut assumer cet état de fait et prendre des mesures pour jouer notre partie. C'est ce que nous avons fait en lançant Gravity. Dans le marché de la publicité, je comprends bien pourquoi ils sont aussi forts et pourquoi nous sommes aussi faibles. C'est donc à nous de travailler différemment pour essayer d'exister. Je sais bien que nous ne pourrons pas leur prendre 50 % de parts de marché, mais on peut quand même résister.

Cela dit, il faut bien être conscient qu'ils ont un atout énorme : ce sont avant tout des sociétés de technologie, et dans ce domaine, ils ont une avance colossale. Quand Amazon investit 16 milliards de dollars en R&D l'an dernier, quand Google Alphabet investit 14 milliards de dollars, on comprend bien pourquoi ils sont très en avance sur nous. C'est la raison pour laquelle je crois que si on peut utiliser leurs technologies pour notre propre développement, il ne faut pas avoir peur de le faire. Ils ont des forces, mais nous pouvons aussi exister. Quand ils affirment qu'ils ont un reach de 60 à 70 % de la population française, je dis : "groupons-nous pour avoir, nous, plus de 50 % de reach". C'est en tout cas plus efficace que de prétendre : "ils trichent, il faut donc les brider".

Mais quand les éditeurs cèdent en effet sur le terrain technologique et se rallient à celui de ces géants, ne permettent-ils pas aux plateformes d'être encore plus fortes ?

Je ne dirais pas que nous avons renoncé. Je dirais que nous avons eu tellement d'autres problèmes à régler que nous avons dû choisir, et il y a en effet des choses que nous n'avons pas faites. Nous n'y avons pas renoncé volontairement. Ensuite, nous devons avouer et admettre que nous sommes des nains face à eux, et que nous ne pouvons donc pas agir seul.

D'où Gravity. Mais cette alliance est-elle assez puissante ? Faudra-t-il envisager qu'il n'y ait plus qu'une seule régie pour résister à ces géants ?

Ce sera une discussion. Au Royaume-Uni, ça a été abordé, mais finalement ils ne l'ont pas fait. Mais on aboutira forcément à des regroupements pour être plus puissants. Maintenant, comme disaient les socialistes à une époque, l'union est un combat !

"Le RGPD, je peux comprendre, mais l'e-privacy, est suicidaire"

On l'a vu lors du lancement de Gravity avec l'annonce quasi simultanée d'une autre alliance, Skyline, entre Le Monde et …

On arrivera un jour à se regrouper, mais on aura simplement perdu du temps. Et le temps est précieux face à ces géants qui encore une fois ont des moyens que nous sommes loin d'avoir. Mais nous avançons. Je me réjouis de voir qu'Orange nous a rejoints, ce qui renforce Gravity de manière très significative. D'ailleurs, je remarque qu'à l'exception des deux acteurs dont vous avez parlé, tous les autres ont envie de nous rejoindre.

Pensez-vous que les nouvelles réglementations qui se profilent, le RGPD en mai puis la directive e-privacy plus tard, sont de nature à changer les équilibres entre les éditeurs et les plateformes ou bien celles-ci vont-elles en profiter pour se renforcer encore ?

C'est absolument évident. On veut être les meilleurs élèves de la classe. Mais là c'est tout simplement donner la totalité de l'Internet européen aux acteurs américains. Parce que eux, ils ne seront pas concernés par ces réglementations. Le RGPD, je peux comprendre, mais l'e-privacy, est tellement suicidaire que je veux croire que finalement on n'y arrivera pas. J'essaye d'expliquer à Paris et à Bruxelles que l'on n'est pas obligé de faire ça, donner toutes les cartes à nos adversaires.

Avez-vous le sentiment que les pouvoirs publics français ont conscience de l'ampleur du problème ?

Oui. J'ai des interlocuteurs qui, au plus haut niveau, ont conscience qu'il y a un danger mortel. Mais aujourd'hui, tout est très compliqué au niveau européen.

Francis Morel est le PDG du groupe "Les Echos - Parisien". Il a été directeur général du Figaro de 2004 à 2011 et, avant cela, président d'Axel Springer France.

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Cette article provient d'AdtechNews, magazine trimestriel dédié au marché de la publicité online et du martech lancé par le JDN avec CB News. Au programme, une grande enquête sur la bataille des éditeurs pour récupérer leurs parts de marché mobile, un comparatif des solutions de mesure du trafic en magasin, un papier sur la  pub sur les assistants vocaux, une fiche de poste  du growth hacker et bien d'autres sujets...