Facebook, futur pourvoyeur de passeports numériques ?

Facebook, futur pourvoyeur de passeports numériques ? Enfouies dans le white paper du Libra, deux phrases indiquent que le réseau social envisage la mise en place d'un système permettant à chacun de facilement prouver son identité en ligne.

"On the Internet, nobody knows you're a dog" (" Sur Internet, personne ne sait que tu es un chien ") : le célèbre dessin paru dans le New Yorker sous la plume de Peter Steiner, en 1993, représentant un chien pianotant sur un clavier d'ordinateur tout en s'adressant à l'un de ses congénères, est devenu un classique de la culture web. La toile est en effet, depuis ses débuts, le royaume de l'anonymat, ce qui comporte de nombreux avantages, mais peut aussi tourner au casse-tête lorsqu'il s'agit de prouver son identité en ligne. En la matière, les choses ont peu évolué depuis les débuts d'Internet : on se contente de présenter une copie au format numérique de ses documents officiels. Et pour se connecter à ses différents comptes, on s'appuie encore et toujours sur les bons vieux mots de passe.

Mais dans le white paper relayé par Facebook, détaillant son projet de monnaie digitale, le libra, deux phrases pourraient bien annoncer une petite révolution dans ce domaine. Celles-ci se trouvent en haut de la page 9, dans la partie consacrée au consortium qui sera chargé de gérer la monnaie : "L'objectif de l'association est également de développer et promouvoir un standard d'identité ouvert. Nous pensons qu'une identité digitale mobile et décentralisée est un prérequis pour l'inclusion et la compétition financière."

L'identité digitale pour tous

Si elles ne constituent qu'une petite fraction du livre blanc, ces deux phrases ont été relevées par certains commentateurs comme la partie le plus révolutionnaire de celui-ci. À quoi pourrait bien ressembler une identité digitale mobile et décentralisée ? "L'identité, d'un point de vue légal, peut se définir comme un ensemble de certifications délivrées par des personnes tierces : diplômes, permis de conduire, passeport, credit score, etc.", explique Peter van Valkenburgh, directeur de la recherche au Coin Center, une organisation à but non lucratif qui fait de l'évangélisation autour de la blockchain. "Or, sur Internet, les différentes institutions conservent ces informations indépendamment, dans leurs propres bases de données. Il serait bien plus efficace d'unifier tous ces certificats au même endroit, pour permettre à l'individu de fournir facilement ces différents documents lorsqu'il en a besoin. C'est ce que l'on nomme l'identité digitale. Avant l'émergence de la blockchain, cela supposait toutefois de faire confiance à une entité centrale qui aurait la main sur ces données, sur le modèle de ce que font Google et Facebook par exemple, qui permettent de s'identifier sur différents sites via les fonctions "s'identifier avec …", sans rentrer à chaque fois son mot de passe. Mais comme ces informations sont très sensibles, peu de personnes seraient prêtes à en confier la gestion à un seul acteur. La blockchain, base de données sécurisée et décentralisée, constitue une solution très attractive, qui offrirait aux internautes tout le confort présenté par l'identité digitale, tout en conservant la souveraineté sur leurs données. C'est l'idée qui semble esquissée par Facebook dans son livre blanc."

Une potentielle manne financière

Un tel système fonctionnerait sur le modèle d'un portefeuille de cryptomonnaies, auquel Facebook donne le nom de Calibra. Il pourrait, à terme, permettre de prouver facilement son identité en ligne, par exemple pour voter ou louer un véhicule. Mais aussi de s'authentifier sur n'importe quel site en un clic, sans taper chaque fois un mot de passe différent. Il aurait l'avantage de constituer une nouvelle source de revenus pour le réseau social de Mark Zuckerberg, à l'heure où ce dernier, face à la multiplication des scandales liés à l'exploitation des données personnelles, cherche à réorienter le modèle d'affaires de son entreprise.

"Avec un système d'authentification, même basique, le portefeuille Calibra pourrait rendre les vérifications de routine plus rapides et plus simples pour tout un tas de nouveaux services financiers", affirme Lawrence Lundy-Bryan, directeur de la recherche chez Outlier Ventures, un cabinet d'investissements spécialisé dans la blockchain. "Cela permettrait à Facebook de prélever des frais aux prestataires de services financiers en échange de la prise en charge des vérifications d'identité nécessaires. De quoi constituer une nouvelle source de revenus susceptible d'accompagner le passage de la plateforme vers un modèle plus respectueux de la vie privée."

Un dispositif d'identité digitale pourrait également venir en aide aux plus démunis. De nombreuses personnes dans le monde n'ont ni papiers d'identité ni titres de propriété. Il peut s'agir d'individus vivant dans des pays pauvres, où l'administration n'opère pas efficacement sur tout le territoire, ou de réfugiés qui ont dû fuir leur pays sans rien pouvoir emporter. Dans les deux cas, le fait de ne pas pouvoir prouver son identité, ses titres de propriété ou ses diplômes complique considérablement l'accès à l'économie. Qu'il s'agisse d'ouvrir un compte en banque, de demander un prêt ou encore de postuler à un emploi. Avec un système d'identité digitale sécurisée, toutes ces informations pourraient être mises en ligne et stockées de manière inaltérable dans une blockchain.

Une question de confiance

Facebook a l'avantage de bénéficier d'une certaine expertise en matière d'expérience utilisateur. Là où la plupart des projets construits sur la blockchain requièrent des compétences poussées en informatique pour la prise en main, Facebook a les moyens de proposer un système simple d'utilisation à sa communauté. En outre, contrairement à d'autres projets d'identité digitale sur la blockchain lancés par des jeunes pousses, comme uPort ou Evernym, Facebook compte 2,38 milliards d'utilisateurs dans le monde. Or, pour qu'un tel dispositif fonctionne, l'effet réseau est essentiel. "Un système qui ne permettrait de s'identifier que sur un ou deux sites n'aurait aucun intérêt, il faut que cela fonctionne partout", affirme Peter van Valkenburgh.

Toutefois, de nombreux points restent à éclaircir. Se pose d'abord la question du passage à l'échelle, l'une des faiblesses des protocoles existants sur la blockchain. Bitcoin ne permet que sept transactions par seconde, contre une trentaine pour Ethereum. C'est loin d'être suffisant si l'on veut fournir aux milliards d'internautes dans le monde un outil leur permettant de s'identifier facilement sur différents sites. Mais la question principale est bien sûr celle du respect de la vie privée.

Facebook va ainsi devoir gagner la confiance du public, à l'heure où son bilan en matière de gestion des données personnelles s'avère peu reluisant. Dans ce contexte, les utilisateurs seront-ils prêts à lui confier leurs papiers d'identité ? "Facebook a tenté d'apaiser ces inquiétudes à travers la fondation Libra. Ils pourraient aller plus loin en utilisant des standards ouverts déjà existants, comme Sovrin, et en échangeant de manière transparente avec la communauté qui s'intéresse à l'identité digitale. Mais le projet risque malgré tout d'être perçu comme la tentative mise en œuvre par une entreprise pour prendre le contrôle de la monnaie et de l'identité. Les gouvernements pourraient juger que Facebook est déjà trop puissant et refuser de lui laisser cette opportunité", prédit Lawrence Lundy-Bryan.