Les montres Romain Jerome, des ovnis horlogers qui bousculent le luxe

Les montres Romain Jerome, des ovnis horlogers qui bousculent le luxe La jeune marque haut de gamme suisse occupe une place singulière et décalée dans l'univers des garde-temps.

Ruptures, provocations et relectures de l'histoire contemporaine égrènent le tic tac branché de l'horloger de luxe RJ-Romain Jerome. Son PDG et partenaire minoritaire, Manuel Emch, 41 ans, enchevêtre ces références comme un stimulus pour concevoir un flot d'émotions à l'attache de nos poignets.

"Aujourd'hui, une montre ne se destine plus à être simplement un instrument qui donne l'heure, un garde-temps, elle est aussi devenue un objet artisanal, artistique, et gorgé de sentiments", estime t-il.

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La Titanic, tirée à 2012 exemplaires, en hommage à la date du centenaire du naufrage, contient un infime morceau du navire, mélangé à un reste de son acier de construction © RJ-Romain Jerome

Après des études de design et une école de commerce en Suisse, il débute sa carrière dans une société d'engineering, spécialisée en machine-outil, étoffe son parcours chez le cigarettier Philip Morris, pour enfin intégrer l'industrie horlogère il y a près de quinze ans.

En 2000, il exerce d'abord brièvement ses talents chez Rado pour prendre ensuite la direction de Jaquet Droz, au moment du rachat par le groupe Swatch. Une maison séculaire, née en 1738, qu'il relance pendant dix ans, passant de deux collaborateurs à 80. Mais désireux de plus d'indépendance, de liberté, d'autonomie, il rejoint alors Romain Jerome en 2010, entreprise créée six ans plus tôt.

L'horloger est fort d'une vingtaine de salariés, dont un quart est totalement dédié à la logistique, la production et l'assemblage. Les dessins et les plans sont effectués en interne mais les mouvements, les boitiers, les cadrans et les aiguilles sont achetés à l'extérieur, exclusivement en Suisse, puis assemblés chez RJ.

Radicalement en décalage avec les grandes marques haut de gamme, RJ-Romain Jerome ne s'est pas adossée à un passé prestigieux et à un nom illustre. RJ s'est, dès sa création, dite contemporaine tout en jouant sur l'Histoire. "L'Histoire véhicule de l'émotion et est prépondérante dans les décisions d'achat. A défaut de ne pas avoir un passé prestigieux, il était nécessaire d'aller chercher les éléments marquants de l'histoire de l'humanité et de les concrétiser dans une montre", analyse Manuel Emch. L'idée était, que dans un environnement extrêmement concurrentiel, il ne suffisait plus d'avoir des mécanismes très pointus, de beaux produits, mais qu'il fallait aller plus loin, offrir un concept, une identité, un message.

Dès lors, on assiste à une vaste fécondité et diversité des modèles.

La seconde montre Romain Jerome, composée avec des éléments d'Apollo XI, a été produite à 1 969 exemplaires, année de l'alunissage

La première montre et la plus symptomatique, née en 2007, est la Titanic (2012 exemplaires, en hommage à la date du centenaire de son naufrage). Elle est celle qui a permis à la marque d'émerger, qui l'a rendue visible, et est en même temps le boitier le plus provocateur. Mais c'est aussi la collection la plus "border line" en raison des perceptions culturelles. A l'intérieur de la montre, on trouve un infime morceau du Titanic, mélangé à un reste de l'acier de construction du navire. Et porter un fragment mythologique de l'une des figures les plus emblématiques de l'idée de catastrophe et de défaillance humaine n'est peut-être pas évident sous toutes les latitudes...

La seconde, née en 2010, est liée à la conquête de l'espace et composée avec des éléments d'Apollo XI (1969 exemplaires, année de l'alunissage) et de grains de sable lunaire. RJ a acheté une petite pierre à un astronaute, via une association, et près de 510 000 euros d'éléments d'Apollo XI, ou en connexion avec la navette, dans une vente aux enchères. A l'intérieur de la montre, "on parle d'ADN de poussière de lune" et non d'un caillou. Cela a été broyé en sable, mélangé à de l'eau.

La troisième montre emblématique, créée en 2010, est celle liée à l'éruption du volcan islandais Eyjafjallajökull. Initialement, elle a été élaborée quand l'espace aérien européen se fermait et engendrée avec l'idée de faire un buzz marketing. "Au départ, il n'existait qu'un modèle unique qu'on voulait vendre à 41 000 euros, à un prix prohibitif pour ne pas la commercialiser mais juste pour qu'on en parle", explique Manuel Emch. Mais quatre ans plus tard, plus de 300 modèles ont été vendus, au prix moyen de 16 400 euros." On est donc proche des 5 millions d'euros... en partant d'un pied de nez plus que d'une volonté économique", calcule avec gourmandise Manuel Emch. Evidemment, l'Institut volcanique d'Islande a certifié et authentifié la matière éruptée reposant dans le boitier.

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Les montres Space Invaders ou Pac-Man font un carton chez les trentenaires exerçant leurs talents dans la Silicon Valley, "ce qui a permis de rajeunir la clientèle car ces personnes sont insensibles à ces produits de luxe classiques et pensent que la montre est un produit dépassé, ringard". © RJ-Romain Jerome

Ensuite, on trouve toutes les collections liées aux jeux vidéo des années 70 et 80, qui ont permis de donner beaucoup de visibilité à la marque et qui sont devenues des références culturelles. A l'exemple du MoMA qui fait l'acquisition de jeux vidéo pour ses collections permanentes... Ces montres Space Invaders ou Pac-Man font un carton chez les trentenaires exerçant leurs talents dans la Silicon Valley. "Ce qui a permis de rajeunir la clientèle car ces personnes n'auraient jamais acheté de boitiers haut de gamme, estime Manuel Emch. Ils sont insensibles à ces produits de luxe classiques et pensent que la montre est un produit dépassé, ringard."

La réalisation d'une montre comme la Spacecraft, au mécanisme ultra complexe avec lecture horizontale, peut nécessiter près de trois ans et demi de travail. Sinon, un cadran plus simple peut prendre 8 à 10 mois. Il faut compter 350 à 650 composants. "On peut aimer ou détester nos montres, trouver le concept innovateur ou provocateur, mais elles sont fabriquées par les meilleurs artisans horlogers dans leur domaine. Les montres sont irréprochables pour ne pas prêter le flanc à la critique", précise Manuel Emch.

RJ est distribuée dans 130 points de vente dans le monde, chez Colette, sur Internet, sur les réseaux sociaux, dans des galeries d'art et dans quelques musées. "Une montre à l'effigie d'une tête de mort mexicaine, à 14 000 euros, est en vente au MoMA de Tokyo, réalisée par le plasticien John Armleder. Ce n'est pas forcément un achat impulsif, s'amuse t-il. Mais c'est une reconnaissance, notre montre est aussi un objet d'art et pas seulement une montre haut de gamme mécanique fabriquée en Suisse."

Toutes les collections sont en tirages limités, numérotés, allant en règle générale d'un seul exemplaire (les montres d'art) à 99. Des éditions très exclusives.

Romain Jerome veut casser les codes habituels de la haute horlogerie et attirer une clientèle différente... Ainsi un événement, qui sera réitéré, a été mis en place dans un salon de tatouages à Londres, ce qui a permis de vendre des montres au groupe de musique électro Prodigy. En outre, une montre avec l'un des street artistes européens les plus connus devrait être lancée. Histoire de sortir des sentiers battus et s'offrir une image jeune et pointue afin de se développer dans un marché très compétitif où cette industrie atteint ses limites de cycle de vie.

RJ réfléchit à un projet connecté. Pas sur la montre elle-même mais intégré dans le bracelet

RJ ne commercialise que 2 500 montres par an, dont près de 10% en Suisse et en France (de 150 à 170 montres par an dans l'Hexagone). Le reste est distribué principalement à Singapour, Dubaï, au Mexique et en Russie. Leur meilleur taux de pénétration de marché au monde est... en Islande (20 montres par an). Quant au chiffre d'affaires, il tourne autour des 15 millions d'euros. Aujourd'hui RJ est profitable, sans générer de gros profits. Leur volonté est de doubler le volume de ventes en 2017 et passer à 5 000 pièces par an tout en construisant une distribution mondiale.

L'arrivée des montres connectées alarme le PDG car cela va révolutionner l'industrie horlogère. "Je n'ai pas peur pour le haut de gamme mais je suis inquiet pour le volume. Apple ou Samsung ont des images de marque très puissantes et des facilités de communication énormes. Ils vont avoir la possibilité d'imposer, d'un point de vue marketing, l'objet connecté. Cela va changer la mentalité et la perception des gens qui risquent d'abandonner les montres traditionnelles pour des marques plus sexy, plus fortes." Et cela devrait donc impacter l'industrie horlogère traditionnelle construite sur du volume de ventes, "même si on est plus chic dans une soirée avec une montre mécanique, technique, et historique qu'avec un téléphone au poignet", sourit Manuel Emch.

De son côté, RJ réfléchit à un projet connecté. Pas sur la montre elle-même mais à sa périphérie : comme intégrer dans un bracelet de montre, interchangeable facilement en fonction des évolutions technologiques, la connectique. Car l'interface de lecture des mails ou des tweets sur sa montre peut vite devenir moche, obsolète. On change donc de bracelet mais on continue de porter son cadran. Les montres, telles que les conçoit RJ et tous les horlogers de luxe, perdurent, se transmettent sur des générations, et ne sont pas liées à un contexte technologique.

La grande difficulté est surtout d'obtenir des autorités qu'elles certifient les morceaux du Taj Mahal, par exemple

RJ-Romain Jerome fait un tabac chez les people : Elton John a fait l'acquisition du modèle à tête de mort, Karl Largerfeld a acheté une Moon Invader chez Colette, Christiano Ronaldo s'est entiché d'une Titanic, etc. Le tout sans passer aucun contrat.

Un richissime client a même commandé sa propre légende. Un set d'une dizaine de montres pour toute sa famille a été fabriqué. Dans une jolie boite, il a récupéré tous les plans techniques, tous les dessins, toutes les références, tous les composants, en plus des montres, devenant ainsi le propriétaire exclusif de l'image et du produit. Le tout pour près de 950 000 euros. Ces montres représentent le pays  où il vit (plutôt vers le Moyen-Orient), incorporent une matière locale, le tout en collaboration avec un artiste local.

Concernant les prochains modèles de montres à l'étude, certains sont peut-être trop attendus, comme les montres tour Eiffel, pyramides égyptiennes ou grande muraille de Chine. "L'effet de surprise ne fonctionnerait pas aussi bien qu'avec les premiers modèles, estime Manuel Emch. Mais la grande difficulté est surtout d'obtenir que les autorités certifient les morceaux du Taj Mahal, par exemple. Administrativement, c'est très complexe." Certains projets sont en attente car les certificats ne sont pas encore délivrés, certains depuis deux mois, d'autres trois ans. L'horlogerie, même rock'n'roll, reste une affaire de patience.