Laurent Mauriac
: "Le but n'était pas de développer une société viable mais une société
vendable"
Par le Journal
du Net (Benchmark Group)
URL : http://www.journaldunet.com/0211/021115flingueurs.shtml
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Vendredi 15 novembre 2002
(article corrigé
le 15/11/2002 à 14h30) La bulle financière suit un scénario
immuable : spéculation, éclatement puis remous. Internet
n'aura pas échappé à ce schéma type. La Nouvelle
Economie, par son intensité, sa rapidité et son universalité,
a pourtant révélé une dimension inhabituelle de cette
mécanique. Des levées de fonds stroboscopiques aux vertiges
e-industriels des grands patrons, en passant par la fièvre Enron,
la bulle Internet a partout fait figure de convoi financier exceptionnel.
Dans "Les Flingueurs du Net", Laurent Mauriac, journaliste
et chef adjoint du service Ecomomie de Libération, décortique
la partition de cette fameuse bulle. A la clef, une galerie d'histoires
et d'analyses, où l'argent rapide, l'immaturité puis les illusions
perdues s'enchevêtrent.
Dans
votre ouvrage, vous parlez des "friconautes", ceux qui ont transformé
la révolution technologique Internet en Nouvelle Economie. Qui sont ces
"friconautes" ?
Laurent Mauriac. Le
terme provient du webzine l'Ornitho. Il avait été forgé pour décrire une
situation inédite : une spéculation qui n'était pas classiquement
boursière, sur des actions d'entreprises, mais sur les entreprises elles-mêmes.
Les "friconautes" étaient d'abord les créateurs de ces entreprises
spéculatives. Leur but n'était pas de développer une société viable mais
une société vendable, soit sur les marchés financiers, soit auprès d'un
repreneur. Comme l'admet aujourd'hui un financier, "on n'introduisait
pas en Bourse des entreprises mais des concepts". Les friconautes
étaient aussi tous les acteurs qui ont alimenté cet engrenage financier,
en particulier les banques d'affaires, qui suscitaient les introductions
en Bourse, et les investisseurs en capital-risque, qui amorçaient la spirale
spéculative. Sans oublier tous les investisseurs individuels, pour qui
les actions de start-up constituaient une source d'enrichissement facile.
Ou même certains salariés qui envisageaient de rejoindre une entreprise
de l'Internet dans l'espoir de faire fructifier les stock-options reçues
à leur arrivée.
Quels
auraient dû être les gardes-fous pour endiguer l'aveuglement financier
collectif face à la bulle Internet ?
Il est très difficile d'imaginer les gardes-fous : ce n'est
que lorsque la bulle a éclaté qu'on peut la définir comme telle. Il est
possible, en revanche, de corriger un certain nombre de mécanismes qui
ont favorisé la spirale financière, notamment le fonctionnement des banques
d'affaires. Le montant des commissions qu'elles touchaient à chaque opération
les incitait à redoubler d'activité pour introduire des start-up en Bourse.
La bulle Internet a montré en outre que la fameuse "muraille de Chine"
censée séparer les activités de conseil aux entreprises et aux investisseurs
au sein des banques d'affaires ne fonctionne pas. D'une manière générale,
c'est la question de la dépendance croissante de l'économie vis-à-vis
des marchés qui est posée. La Bourse n'est pas cette machine rationnelle,
capable de compiler les données disponibles pour déduire la vraie valeur
des entreprises. Elle est par nature une machine irrationnelle, essentiellement
fondée sur des ressorts psychologiques, qui s'emballe, dans un sens ou
dans l'autre. C'est ce que la bulle Internet a montré. C'est aussi, en
sens inverse, ce que le marasme actuel démontre.
Au
fond, la spéculation intensive n'est-elle pas le pendant naturel des grandes
révolutions technologiques ?
C'est en effet ce que nous montre l'histoire. L'exemple le plus célèbre
est celui du chemin de fer qui a également donné lieu à une spéculation
effrénée. Mais jamais, avant l'Internet, on avait vu une spéculation d'une
telle ampleur, à la fois dans les secteurs concernés et dans sa géographie.
Les start-up se développaient comme une traînée de poudre, autour des
mêmes idées, dupliquées de l'Amérique à la Chine, en passant par l'Inde,
l'Europe ou le Brésil. En outre, l'Internet avait ceci de particulier
qu'il était non seulement l'objet mais le moyen de la spéculation :
nombre d'investisseurs alimentaient d'autant plus volontiers la bulle
qu'ils vendaient ou achetaient des actions sur le Web en quelques clics.
Faut-il voir dans ces périodes de spéculation un mal nécessaire ?
On peut en douter. Dans le cas de l'Internet,
elle a certes contribué à développer l'usage du réseau, mais le dégonflement
de la bulle est à l'origine d'un coup d'arrêt brutal dans les projets
et les investissements. Ce type de soubresaut n'est jamais favorable à
l'adoption d'une nouvelle technologie qui exige au contraire une diffusion
régulière, en réponse à des besoins. En outre, dans les entreprises, l'Internet
est devenu synonyme de gâchis financier.
[Rédaction, JDNet]
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