Eric Brousseau (Isoc) : "Le législateur n'a pas encore pris la mesure de la nouveauté que constituent les réseaux multimédia de bout en bout"
Par le Journal du Net (Benchmark Group)
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Mercredi 19 mars 2003

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Loi Numérique, spam, Wi-fi, peer-to-peer... Le président de l'Internet Society France a fait le tour de l'actualité du Web avec les lecteurs du Journal du Net. Le message : gare aux idées toutes faites et aux nouveaux carcans.

Invité : Eric Brousseau, Président de l'Isoc France et professeur d'économie à l'Université Paris I (voir sa fiche Carnet)
Date : Mercredi 19 mars, 18h-19h10
Nombre de questions posées : 112
Nombre de questions retenues : 24

Eric Brousseau : Bonsoir à tous. J'attends vos questions à la fois en tant que Président de l'Isoc France et qu'économiste intéressé par l'Internet.

C'est quoi l'Isoc?
Eric Brousseau L'Isoc n'est pas, tout d'abord, une association d'utilisateurs. C'est une association mondiale - avec des branches dans chaque pays - qui réunit différents acteurs intéressés par la promotion de l'Internet et des valeurs qui ont été associées à sa création : ouverture, liberté, information pour le plus grand nombre, réseau sans frontières, etc...

Qu'est-ce qui vous a amené à diriger l'Isoc ?
Je ne dirige pas l'Isoc, je la préside. Il s'agit, pour moi, d'essayer d'organiser les débats entre nos membres pour promouvoir une réflexion collective destinée à mettre au point des solutions et des idées pour la promotion de l'Internet.

Combien de personnes sont membres de l'Isoc ? Quel intérêt direct trouvent-elles à participer à votre association ?
Le nombre de membres est, à ce jour, une inconnue car nos statuts au niveau mondial ont changé il y a 18 mois. Désormais, nos membres adhèrent soit auprès de l'Isoc France, soit auprès de l'Isoc monde et il y a eu quelques cafouillages dans les derniers mois pour savoir qui était qui... L'intérêt de participer à l'Isoc est de contribuer à une réflexion collective organisée à la fois au niveau national, régional et mondial sur l'avenir de l'Internet... tant du point de vue technique que du point de vue de sa régulation.

A quoi servez-vous ? Quel rapport ou quelles différences avec le W3C ?
Le W3C est un club de normalisation - pour le langage HTML. L'Isoc est une association qui participe à la normalisation technique - à travers l'IETF - mais qui a une vocation plus large, comme promouvoir l'Internet, ses valeurs et réfléchir à sa régulation.

Quelles sont les relations entre l'Icann et l'Isoc ? Vous n'êtes pas un peu en concurrence pour la régulation de l'Internet ?
Non. L'Icann est l'organisme de gestion des noms de domaines et du système d'adressage. A terme, l'Icann pourrait devenir l'instance de régulation de l'Internet. L'Isoc n'a pas vocation à se substituer à l'Icann. En revanche, nous réfléchissons aux modalités efficaces d'organisation de l'Icann, à sa légitimité à intervenir dans certains domaines, etc. l'Icann est une institution, nous sommes une association.

L'Icann semble une véritable usine à gaz, pas très transparente. Quel est votre avis ?
Oui, c'est le moins que l'on puisse dire. L'Icann a été bricolé dans l'urgence avec plusieurs objectifs contradictoires : constituer un moyen de coordination entre les opérateurs du réseau, représenter les Etats, défendre les intérêts des internautes... Tout cela dans la perspective de gérer une affaire techniquement complexe avec des enjeux politiques et commerciaux non négligeables. Il en résulte une structure effectivement peu transparente, que tout le monde reconnaît comme non satisfaisante et que l'on réforme en permanence.

Ne commence-t-il pas à y avoir beaucoup d'organismes de régulation sur Internet ?
Tout le monde s'intéresse à la régulation de l'Internet. C'est bien normal, car les enjeux sont importants et car Internet bouscule les frontières politiques mais aussi les différents domaines d'activités. Toutes les "anciennes" entités de régulation s'intéressent donc à l'Internet... Mais il n'y a, en réalité, pas de dispositif de régulation à ce jour et le paysage est plutôt confus, avec de nombreux intervenants qui se chevauchent, ce qui conduit à pas mal d'inefficacité.

Puisque l'on parle de régulation : vous êtes plutôt ART ou CSA pour le Net ?
Ni l'un, ni l'autre. Le problème du moment vient précisément du fait qu'on tente de réguler l'Internet à partir de vieilles solutions institutionnelles. Cela n'a pas de sens de faire des régulations nationales, nous le savons tous. Quant à essayer de discriminer ce qui relève de la communication, de la télécommunication, de la presse, etc., cela montre simplement que le législateur n'a pas encore pris la mesure de la nouveauté que constituent les réseaux multimédia de bout en bout.

Quelles discussions menez-vous actuellement au sein de l'Isoc ?
Nous avons toujours deux niveaux de réflexion. D'un côté, nous sommes branchés sur l'actualité et essayons de réagir, par exemple, à la loi sur l'Economie Numérique actuellement en discussion. De l'autre, nous réfléchissons à des sujets de long terme comme la régulation de l'Internet ou la fracture numérique, particulièrement accentuée en France.

Quel est le rythme de vos réunions ? Cela demande-t-il un gros investissement de travail ?
Nous nous coordonnons beaucoup en ligne. Cela étant, le CA essaye de se réunir tous les deux mois. Nous avons aussi des groupes de travail qui fonctionnent chacun en fonction de leur propre rythme. Dernier point, nous organisons deux grandes manifestations par an : les journées d'Autrans en janvier et les Etats Généraux des Noms de Domaines en juillet (en collaboration, dans les deux cas, avec d'autres partenaires).

Que vous inspire le projet de loi numérique?
Tout d'abord, nous avons une réflexion en cours et non achevée sur le sujet (et oui, nous avons tous trop de travail !). Ensuite, il est clair que beaucoup de choses ne sont pas nouvelles dans ce projet de loi. Nous avons pris position dans le passé sur le sujet. Si je dois avoir une réaction globale, disons que cela rejoint ce que j'ai dit précédemment. Il y a beaucoup d'éléments positifs dans la loi - à commencer par son existence qui créée un cadre -, mais certains détails laissent penser que la mesure de la nouveauté n'a pas été prise en compte par le législateur.

Que faisiez-vous aux temps de la nouvelle économie ? Qu'est-ce l'Isoc pensait de ce charivari financier ?
Personnellement, au temps de la nouvelle économie, j'ai publié un rapport au Commissariat Général du Plan - relayé par "Libération", notamment - qui expliquait pourquoi les TIC bouleversent nos sociétés..., mais très lentement, et qui soulignait donc que l'idée de nouvelle économie était une chimère. Cela m'a valu pas mal de critiques. A cette époque, l'Isoc, de son côté, était le lieu d'un intense débat... Mais, disons qu'elle abritait de nombreux discours, parfois critiques, parfois moins, sur la nouvelle économie.

Internet=audiovisuel : vous en pensez quoi ?
Non, justement. L'Internet est un réseau qui permet de supporter des activités aux logiques très différentes, la diffusion d'images animées et de sons, certes, mais aussi de l'écrit. Surtout, de multiples formes de communication et de partage d'informations sont possibles dans une optique grand-public ou professionnelle, dans une logique coopérative ou marchande. Réduire l'Internet à l'audiovisuel ou aux télécoms est précisément l'erreur que commettent beaucoup de décideurs à la vue d'un écran relié à un réseau. L'Internet, c'est beaucoup plus et c'est très flexible. C'est ce qui permet l'innovation et c'est pour cela que cela doit échapper aux catégorisations habituelles.

Que pensez-vous du Wi-fi ? La prochaine révolution Internet ?
Oui. Le Wi-fi et d'autres technologies vont changer les choses car l'Internet sans fil, et encore plus décentralisé, va générer de nouveaux usages. Cela étant, il ne faut pas se leurrer : nous resterons tous tributaires du courant électrique. Par ailleurs, de nombreuses technologies sont développées aujourd'hui pour essayer de réintroduire du contrôle dans le réseau, y compris dans le sans-fil, de manière, à la fois, à le sécuriser et aussi à le rendre payant.

Le spam, comment le réguler ? Vous menez une réflexion dans ce domaine ?
Certains d'entre nous y réfléchissent, mais c'est une question difficile. En effet, réguler le spam revient à essayer de contrôler les contenus qui circulent. C'est vrai que le spam est dérangeant... mais il se pourrait qu'un dispositif de régulation étatique, où des états non démocratiques interviendraient, soient encore plus gênant que ce qui nous pose des problèmes actuellement. A priori, à l'Isoc, nous sommes plutôt pour des solutions reposant sur la vigilance des internautes et la responsabilisation des émetteurs de message. Naturellement, une telle solution n'a rien de parfait. Fustiger un marchand de Hong-Kong risque de peu l'émouvoir. D'un autre côté, ces messages envoyés n'importe comment ne s'avèreront pas nécessairement efficaces. Il faut donc être prudent sur cette question et compter sur les apprentissages des acteurs.

Régulation du peer to peer : vous comprenez la position des FAI qui refusent de faire les gendarmes ?
Bien entendu. Cela rejoint ma réaction précédente. Peut-être que des dérives existent dans cette phase d'expérimentation, mais il faut d'abord s'interroger sur leurs conséquences réelles. Par ailleurs, toutes les solutions confiant à des autorités non-judiciaires le droit de contrôler les contenus sont dangereuses. Enfin, il s'agit aussi, souvent, de solutions inefficaces car on peut toujours contourner telle ou telle régulation locale si elle s'avère vraiment gênante et les groupes qui sont visés les connaissent parfaitement.

Isoc, la voix de son maître (américain), vrai ou faux ?
Faux. L'Isoc France est indépendante et les américains ne participent pas à nos débats et à nos prises de position. L'Isoc est une association mondiale, où, certes, les Américains dominent, mais qui essaye précisément de jouer l'ouverture. Cela étant, il est exact qu'il peut y avoir des débats houleux sur un certain nombre de points. Nous ne partageons pas, sur tous les sujets, des visions communes avec nos amis d'Outre Atlantique.

Comment évoluent vos relations avec la délégation Isoc Iraq ?
Depuis 48 heures, les communications sont difficiles avec eux. Sont-ils brouillés ?

C'est quoi votre site préféré ?
Oh, un truc qui n'intéresse personne d'autre que les économistes : www.ssrn.com. C'est plein de "working papers" sur tous les sujets... y compris l'économie de l'Internet. Cela étant, je n'ai pas vraiment de site préféré. J'en ai plusieurs en fonction des usages.

Alors, comment protéger les auteurs, vous qui connaissez bien cette question ?
Les auteurs de quoi ? et quelle protection ? La protection, cela va de la reconnaissance de paternité - qui ne pose pas plus de problème sur le Net que dans la vie réelle - à la défition de droits exclusifs d'usage - notamment à des fins commerciales. L'Internet offre toute une gamme de possibilités techniques. Cela étant, c'est comme dans la vie réelle, la technique ne suffit pas. Le droit et l'éthique doivent venir à son secours. En revanche, ce qui est intéressant dans le monde numérique, c'est que l'auteur d'une oeuvre peut décliner de manière très subtile les différents droits d'usage et d'accès qu'il confère à ses oeuvres. C'est très nouveau.

Les affaires de brevets se multiplient sur Internet... Qu'en pensez-vous ?
La question des brevets est toujours controversée et souvent mal comprise. Soit on a une position générale et simpliste - qu'elle soit pour l'interdiction pure et simple de toute forme de propriété intellectuelle, ou, au contraire, pour la permission de breveter n'importe quoi -, soit on admet qu'il faut réfléchir au cas par cas. C'est plutôt ma position. Il y a, à l'évidence, des innovations sur Internet qui pourraient être brevetées (même si ce n'est pas nécessairement l'intérêt de l'innovateur) et d'autres qui ne devraient pas l'être.

En tant qu'économiste, vous croyez à l'Internet gratuit (pub) ou est-ce une utopie ?
En fait, l'économie numérique réunit un certain nombre de propriétés - coût de reproduction des contenus et d'utilisation des infrastructures quasi nuls, externalités de consommation (mon usage produit une information utile aux autres), etc - qui rend possible des modèles gratuits. Mais, en fait, ces caractérisitiques rendent surtout possibles des tas d'hybridation entre le gratuit et le payant, entre le coopératif et le marchand, entre les accès protégés et l'information publique. Bref, le tout gratuit n'est qu'une des possiblités. Il est viable dans certaines situations... mais pas toujours.

Comment l'Isoc est-il financé ?
l'Isoc bénéficie de subventions - publiques et privées -, le plus souvent à l'occasion des événements qu'elle organise. Il y a aussi les cotisations des membres. Cela étant, l'Isoc n'est pas gourmande. Nous sommes tous des bénévoles.

A qui rendez-vous des comptes dans l'Isoc ?
Comme dans toute association : à l'assemblée générale des membres.
Eric Brousseau : Merci à tous pour vos questions... et désolé pour les réponses un peu lapidaires. C'est la loi du genre.

[Rédaction, JDNet]