Olivier Bomsel (CERNA) : "Le relèvement du prix réel de l'accès donnerait une chance au téléchargement payant"
Par le Journal du Net (Benchmark Group)
URL : http://www.journaldunet.com/0401/040127bomsel.shtml
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Mardi 27 janvier 2004

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L'étude "Enjeux économiques de la distribution des contenus"
Les FAI n'échapperont pas à une remise en cause de leur rôle dans l'économie de la distribution des contenus sur Internet. Une étude intitulée "Enjeux économiques de la distribution des contenus", réalisée par quatre chercheurs dans le cadre du projet de recherche Contango, qui vise à structurer les choix industriels et les politiques publiques dans le domaine des contenus, apporte entre autres un éclairage nouveau sur les rapports de concurrence existant entre les FAI et l'industrie musicale. Ce projet est financé par le RIAM (Recherche et l'Innovation en Audiovisuel et Multimédia), un réseau national créé en 2000 par le Comité interministériel pour la société de l'information (CISI). Le directeur de l'étude, Olivier Bomsel, professeur et chercheur au Centre d'économie industrielle de l'Ecole des Mines (CERNA) et responsable du projet Contango, revient sur les spécificités de cette analyse et explique les principaux phénomènes économiques qu'elle met en évidence.

JDN. Votre analyse des mécanismes économiques qui sous-tendent les relations entre l'industrie des contenus et des réseaux, vous amène à parler de "transfert d'utilité" entre ces deux industries. De quoi s'agit-il ?
Jusqu'à présent, le phénomène du P2P a toujours été abordé sous l'angle du piratage. Le consommateur final est certes un bénéficiaire du contournement des droits de propriété intellectuelle, mais il partage ces bénéfices avec les FAI et toute l'industrie des télécoms et de l'informatiques, les principaux bénéficiaires. L'originalité de notre analyse est d'expliciter ce phénomène économique, jusqu'alors inédit. C'est seulement à partir du moment où l'on a compris les mécanismes que l'on peut envisager les remèdes. Le mécanisme que nous avons mis en évidence est le transfert d'utilité. Des gens considèrent l'offre d'accès sur un ratio débit/prix, en intégrant implicitement le fait que le contenu est gratuit. Le transfert d'utilité procède d'un double phénomène : une évasion de contenus à travers les technologies de peer-to-peer, et une capture par les réseaux du consentement à payer, à travers la tarification de l'accès. Toute l'originalité économique de ce phénomène réside dans ce transfert d'utilité.

C'est la baisse du "consentement à payer" pour les produits culturels, résultant de ce transfert d'utilité, qui explique la corrélation entre la baisse des ventes de CD et le taux de pénétration du haut-débit ?
Il y a deux phénomènes. D'une part, on observe une coïncidence de la baisse des revenus de l'industrie avec le développement d'un nouveau réseau de distribution (le P2P). Ce phénomène est assez rare, car en général un nouveau réseau de distribution ouvre de nouveaux marchés et apporte de nouvelles recettes (par exemple, si on prend la TV payante, la croissance des ventes à la télévision compense la baisse des ventes en salle). Cette décroissance du chiffre d'affaires n'est pas compensée par les ventes en ligne, car elles sont en concurrence avec du gratuit. D'autre part, sur le marché de l'accès, on observe une désaffection du marché du bas-débit, dont l'élasticité de la demande au prix diminue (alors qu'initialement elle était très forte), et une très forte demande d'accès haut-débit, avec un consentement à payer beaucoup plus fort. D'où vient cette différence de consentement à payer ? Les études comportementales et les estimations des utilisations de bande passante montrent que facilement 50% du consentement à payer provient de l'accès gratuit aux contenus. Cette approche introduit de l'économie là où il n'y avait que du droit. Aux Etats-Unis, la RIAA essaie d'agir sur l'utilité du gratuit. Notre position est que cette approche est un leurre, car on ne pourra jamais augmenter suffisamment la désutilité du gratuit. L'argumentaire économique est plus puissant que l'argument juridique ou moral.

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L'étude "Enjeux économiques de la distribution des contenus"

Vous proposez une tarification dissuasive du trafic montant (upload) pour favoriser les offres payantes en ligne et diminuer les effets néfastes du P2P sur l'industrie de la musique. Ne serait-ce pas appliquer du principe "pollueur-payeur" ?
C'est introduire dans l'économie de l'accès telle qu'elle existe une incitation dissuasive au contournement des droits de propriété des contenus numériques. Les procès sont un des remèdes proposés actuellement. Leur enjeu est d'augmenter l'espérance de coût des fichiers : la probabilité de l'amende, pondérée par le ratio "nombre de personnes punies" sur "nombre de personnes non punies", augmente à la marge le coût d'accès. L'autre remède consiste à intégrer dans le tarif de l'accès une augmentation pour la diffusion de contenus susceptibles d'être copyrightés. Le FAI pourrait par exemple faire plusieurs offres tarifaires pour le trafic montant, selon qu'il est suspecté ou non de contenir des contenus copyrightés. A ce stade, nous n'avons pas exploré les détails techniques, mais en gros, pour bénéficier d'un tarif plus avantageux pour le trafic montant, il faudrait accepter de passer sur un serveur "inspectable". Sinon, pour supporter la suspicion de contenus illicites, on introduirait un tarif supérieur. Il n'y a pas de raison que l'industrie qui bénéficie massivement de l'utilité du contournement des droits ne mette pas en place des protocoles dissuasifs. Le relèvement du prix réel de l'accès donnerait une chance au téléchargement payant, les investissements dans la production et la mise en marché des contenus seraient mieux rémunérés, donc cela permettrait une meilleure diversité des contenus.

[Raphaële Karayan, JDNet]