Les FAI n'échapperont pas à une remise en cause
de leur rôle dans l'économie de la distribution des contenus sur Internet.
Une étude intitulée "Enjeux économiques de la distribution des contenus",
réalisée par quatre chercheurs dans le cadre du projet de recherche Contango,
qui vise à structurer les choix industriels et les politiques publiques
dans le domaine des contenus, apporte entre autres un éclairage nouveau
sur les rapports de concurrence existant entre les FAI et l'industrie musicale.
Ce projet est financé par le RIAM (Recherche et l'Innovation en Audiovisuel
et Multimédia), un réseau national créé en 2000 par le Comité interministériel
pour la société de l'information (CISI). Le directeur de l'étude, Olivier
Bomsel, professeur et chercheur au Centre d'économie industrielle de l'Ecole
des Mines (CERNA) et responsable du projet Contango, revient sur les spécificités
de cette analyse et explique les principaux phénomènes économiques qu'elle
met en évidence.
JDN.
Votre analyse des mécanismes économiques qui sous-tendent les relations
entre l'industrie des contenus et des réseaux, vous amène à parler de
"transfert d'utilité" entre ces deux industries. De quoi s'agit-il ?
Jusqu'à présent, le phénomène du P2P a toujours
été abordé sous l'angle du piratage. Le consommateur final est certes
un bénéficiaire du contournement des droits de propriété intellectuelle,
mais il partage ces bénéfices avec les FAI et toute l'industrie des télécoms
et de l'informatiques, les principaux bénéficiaires. L'originalité de
notre analyse est d'expliciter ce phénomène économique, jusqu'alors inédit.
C'est seulement à partir du moment où l'on a compris les mécanismes que
l'on peut envisager les remèdes. Le mécanisme que nous avons mis en évidence
est le transfert d'utilité. Des gens considèrent l'offre d'accès sur un
ratio débit/prix, en intégrant implicitement le fait que le contenu est
gratuit. Le transfert d'utilité procède d'un double phénomène : une évasion
de contenus à travers les technologies de peer-to-peer, et une capture
par les réseaux du consentement à payer, à travers la tarification de
l'accès. Toute l'originalité économique de ce phénomène réside dans ce
transfert d'utilité.
C'est la baisse
du "consentement à payer" pour les produits culturels, résultant de ce
transfert d'utilité, qui explique la corrélation entre la baisse des ventes
de CD et le taux de pénétration du haut-débit ?
Il y a deux phénomènes. D'une part, on observe une coïncidence de la baisse
des revenus de l'industrie avec le développement d'un nouveau réseau de
distribution (le P2P). Ce phénomène est assez rare, car en général un
nouveau réseau de distribution ouvre de nouveaux marchés et apporte de
nouvelles recettes (par exemple, si on prend la TV payante, la croissance
des ventes à la télévision compense la baisse des ventes en salle). Cette
décroissance du chiffre d'affaires n'est pas compensée par les ventes
en ligne, car elles sont en concurrence avec du gratuit. D'autre part,
sur le marché de l'accès, on observe une désaffection du marché du bas-débit,
dont l'élasticité de la demande au prix diminue (alors qu'initialement
elle était très forte), et une très forte demande d'accès haut-débit,
avec un consentement à payer beaucoup plus fort. D'où vient cette différence
de consentement à payer ? Les études comportementales et les estimations
des utilisations de bande passante montrent que facilement 50% du consentement
à payer provient de l'accès gratuit aux contenus. Cette approche introduit
de l'économie là où il n'y avait que du droit. Aux Etats-Unis, la RIAA
essaie d'agir sur l'utilité du gratuit. Notre position est que cette approche
est un leurre, car on ne pourra jamais augmenter suffisamment la désutilité
du gratuit. L'argumentaire économique est plus puissant que l'argument
juridique ou moral.
Vous proposez
une tarification dissuasive du trafic montant (upload) pour favoriser
les offres payantes en ligne et diminuer les effets néfastes du P2P sur
l'industrie de la musique. Ne serait-ce pas appliquer du principe "pollueur-payeur"
?
C'est introduire dans l'économie de l'accès telle qu'elle existe une incitation
dissuasive au contournement des droits de propriété des contenus numériques.
Les procès sont un des remèdes proposés actuellement. Leur enjeu est d'augmenter
l'espérance de coût des fichiers : la probabilité de l'amende, pondérée
par le ratio "nombre de personnes punies" sur "nombre de personnes non
punies", augmente à la marge le coût d'accès. L'autre remède consiste
à intégrer dans le tarif de l'accès une augmentation pour la diffusion
de contenus susceptibles d'être copyrightés. Le FAI pourrait par exemple
faire plusieurs offres tarifaires pour le trafic montant, selon qu'il
est suspecté ou non de contenir des contenus copyrightés. A ce stade,
nous n'avons pas exploré les détails techniques, mais en gros, pour bénéficier
d'un tarif plus avantageux pour le trafic montant, il faudrait accepter
de passer sur un serveur "inspectable". Sinon, pour supporter la suspicion
de contenus illicites, on introduirait un tarif supérieur. Il n'y a pas
de raison que l'industrie qui bénéficie massivement de l'utilité du contournement
des droits ne mette pas en place des protocoles dissuasifs. Le relèvement
du prix réel de l'accès donnerait une chance au téléchargement payant,
les investissements dans la production et la mise en marché des contenus
seraient mieux rémunérés, donc cela permettrait une meilleure diversité
des contenus.
[Raphaële Karayan, JDNet]