JDNet. Comment peut-on
définir la guerre économique ?
Christian Harbulot.
La notion de guerre signifie que nous sommes en présence
de puissances qui s'affrontent. Mais ici, les objectifs recherchés
par ces puissances sont de nature économique. Dans notre
jargon, nous identifions trois échiquiers pour la guerre
économique. Le premier échiquier est géo-économique.
Il concerne, par exemple, la stratégie des Etats-Unis vis
à vis des cours du pétrole dans les pays du Golfe.
Le deuxième, plus connu, est concurrentiel, comme la compétition
que peuvent se mener Boeing et Airbus. Le troisième échiquier
est, lui, récent : il couvre la dimension sociétale
initiée par les ONG et le monde associatif. Les mouvements
anti-mondialisation ou écologistes en sont les représentations
les plus actives.
Quels
sont les leviers utilisés par ces "puissances" ?
Le principal levier est l'information.
Mais il s'agit pas de l'information au sens où les dirigeants
pouvaient l'entendre il y a une vingtaine d'années. Nous
sommes passés d'une époque où le renseignement
et l'espionnage industriel étaient rois à une époque
où la communication et le lobbying dominent. Il s'agit donc
aujourd'hui d'une guerre d'information et d'influence avec la volonté,
la plupart du temps, de déstabiliser l'autre, de fausser
les règles du jeu et d'occuper le terrain de la connaissance.
Comment se traduit
dans les faits cette guerre économique ?
Il y a, par exemple, l'action
d'influence menée par l'industrie allemande autour de la
mise au point des normes européennes. Or les conséquences
économiques de ces normes sont très importantes. Il
y a aussi les opérations de déstabilisation dirigées
contre des entreprises et leurs dirigeants. En France, ces dernières
années, des grands groupes comme Schneider, L'Oréal,
Alstom ou Dassault ont été victimes d'affaires, souvent
relayées avec force dans la sphère médiatique,
qui visaient directement leur image ou leurs dirigeants. Ces actions
peuvent avoir des conséquences sur les ventes grand public
mais aussi sur des négociations menées à une
grande échelle, comme les ventes du Rafale ou du TGV.
La chute de Jean-Marie
Messier relève-t-elle d'une tentative réussie de déstabilisation ?
La chute de Jean-Marie Messier
sera en jour, sans nul doute, un cas d'école dans les annales
de la guerre économique. Pénétrer et attaquer
les Etats-Unis dans le domaine de l'industrie de la connaissance
est un exercice très risqué. Le Japon l'a compris.
Ce qui est intéressant dans le cas de Messier c'est la stratégie
utilisée par les groupes d'influence américains. Plutôt
que d'opter pour une guerre économique franco-américaine
frontale, tout a été fait pour que, très habilement,
Messier s'américanise à outrance et se fasse piéger
en perdant ses appuis français. L'appartement à New
York, les semaines alternées entre la France et les Etats-Unis,
ses conférences en anglais... Dès lors qu'il était
pris dans cette mécanique, la petite phrase sur "la
fin de l'exception culturelle française" relève
presque du réflexe pavlovien.
Mais la déroute
de Jean-Marie Messier correspond également à une déroute
financière réelle pour Vivendi Universal...
Certes, mais au-delà de la situation financière
de Vivendi Universal, que l'on retrouve d'ailleurs chez beaucoup
de grands groupes médias depuis la chute boursière,
Messier n'a surtout pas
pu résister aux assauts car il s'est retrouvé en rupture
totale d'identité avec
la France, donc avec ses soutiens. Vous y ajoutez les réglements
de compte franco-français entre les grands patrons, opérés
par le biais de la presse avec des révélations qui
tombent au moment propice, et Messier était coincé.
Une sorte de victime indéfendable.
Pourquoi
cette stratégie de déstabilisation envers Jean-Marie
Messier ?
Pour les Etats-Unis l'industrie de la connaissance est aussi importante
que l'industrie militaire. Messier a voulu plaire aux Américains,
alors qu'il était en train de "se faire balader".
Les grands patrons américains lui ont donné des tapes
dans le dos, lui ont fait croire qu'il appartenait à la jet-set
mondiale de l'industrie du divertissement. Mais dans leurs mains,
il y avait des lames de rasoir. Il y a un réel esprit patriotique
chez les patrons américains. Les dirigeants français
n'appréhendent pas cette culture, même quand il s'agit
de soutenir l'un des leurs.
Quels sont les impacts
de l'Internet dans la guerre économique ?
Ils sonts énormes et se
répercutent à plusieurs niveaux. L'Internet a tout
fait voler en éclats, en raison de sa rapidité et
de sa capacité à rendre global ce qui est local. Avec
le Web, les ONG et les associations ont par exemple trouvé
une nouvelle caisse de résonance pour promouvoir leurs positions,
souvent au plan mondial. Autre aspect de la révolution :
avec l'Internet, tous les acteurs économiques peuvent devenir
des communicants directs. Auparavant, pour faire passer un message,
les entreprises avaient le choix entre les opérations de
communication, comme la publicité, ou les opérations
d'influence sur les médias. Aujourd'hui, elles peuvent s'adresser
au grand public avec un site Web.
Mettre en ligne un
site institutionnel reste malgré tout une opération
de communication...
Oui et non : le Web favorise
plus que les autres médias le mélange des genres.
La faiblesse des codes sur l'Internet et l'inexpérience du
grand public face à ce support favorisent une forme de communication
masquée. On ne sait pas toujours qui vous parle sur le Web.
A ce sujet, il y a un cas très concret et d'actualité :
un grand groupe agroalimentaire a lancé un site pédagogique
sur les OGM. Ce site, au discours
orienté pro-OGM, se garde bien de mettre en avant ses origines.
On y trouve des rubriques informatives où l'argumentaire
est soigneusement disséminé, quasiment imperceptible. Et pour éviter
de se faire remarquer et de s'attirer les foudres du monde associatif
opposé aux OGM, le site a volontairement limité les
ressources scientifiques et pédagogiques proposées
aux chercheurs et aux enseignants. Car ces deux professions font
partie des grands viviers naturels du monde associatif.
Dans le cas de ce site,
nous sommes dans une opération d'influence. Mais que font
les entreprises lorsqu'elles sont victimes d'une "attaque économique" ?
Ce site pro-OGM est justement
très intéressant car il relève d'une opération
d'influence mais aussi d'anticipation pour parer aux éventuelles
attaques. Il est une sorte de fusible et permet surtout d'occuper
le terrain de la connaissance. C'est tout le travail que doivent
opérer la plupart des grandes entreprises et leurs dirigeants
pour s'adapter à l'Internet. ils doivent anticiper plutôt
que de réagir une fois le premier coup porté par l'adversaire.
Dans le domaine de l'information, il y a une règle sacrée
: l'attaquant gagne, l'attaqué perd. Aujourd'hui, très
peu de capitaines d'industrie français ont pris conscience
de ce risque. Ils se disent que ça n'arrive qu'aux autres.
Jusqu'au jour où leur entreprise est visée et qu'ils
s'aperçoivent qu'ils n'ont rien mis en place pour endiguer
le phénomène...
Vous estimez que les
grands patrons français ne sont pas prêts pour affronter
cette guerre économique. Cela signifie-t-il que dans
d'autres pays, les dirigeants d'entreprise s'y sont préparés ?
Le fossé en matière
de guerre économique se situe surtout entre l'Europe et les
Etats-Unis. La meilleure illustration à ce sujet sont les
mesures contre le cyber-terrorisme engendrées par les attentats
du 11 septembre. Les Etats-Unis ont mis au point une armada de mesures
pour lutter contre les pirates ou les virus, mais en laissant soigneusement
de côté tout l'aspect manipulation de l'information
sur le Web. L'Europe s'apprête à se mettre à
niveau en intégrant, elle aussi, toute une série de
mesures qui se polarisent sur la sécurité informatique.
C'est justement l'objectif recherché par les Etats-Unis :
obliger l'Europe à laisser de côté l'aspect
manipulation de l'information, car c'est le terrain qu'ils maîtrisent.
Comment analysez-vous
l'affaire Thierry Meyssan avec son livre "L'Effroyable Imposture"
qui prend racine sur Internet ?
Le livre de Thierry Meyssan est également un cas d'école :
en jouant sur les paradoxes, il cherche à démontrer
qu'aucun avion ne s'est écrasé sur le Pentagone alors
que l'on sait pertinemment que cette théorie est fausse.
Quelle est la stratégie de Meyssan ? La limiter à
une grosse expression d'un ego ou à un succès de librairie
est, à mon avis, une erreur. Mais peu importe, c'est la mécanique
utilisée pour L'Effroyable Imposture qui est intéressante.
Elle démontre combien le Net est une arme de communication
redoutable avec laquelle des acteurs alternatifs peuvent trouver
un terreau pour faire germer leurs idées. Les grands groupes
doivent aujourd'hui en prendre conscience.
La menace est-elle
réelle ?
Le cas de L'Effroyable Imposture est à ce sujet édifiant :
aujourd'hui, Thierry Meyssan se sort intact de cette affaire. Les
régulateurs naturels des médias restent encore des
observateurs lointains du Web en se disant que, de toute façon,
les gens s'en servent surtout pour aller sur des sites pornographiques.
C'est oublier que la Toile est surtout un fil d'information qui
devient un océan. Ce qui est arrivé avec L'Effroyable
Imposture devait arriver tôt ou tard. De telles affaires
vont se multiplier dans les années à venir et elles
toucheront, cette fois, des personnes, des marques et des entreprises.