Lionel Jospin : "Devenir l'économie numérique la plus dynamique d'Europe"
Par le Journal du Net (Benchmark Group)
URL : http://www.journaldunet.com/itws/it_jospin.shtml


Le candidat Jospin dresse un bilan de son action en matière d'Internet et de NTIC et fixe ses priorités pour les années à venir. Généralisation de l'usage, déploiement du haut débit, analyse des mutations économiques actuelles et à venir, rôle politique de l'Internet, etc : son programme pour faciliter la diffusion des nouvelles technologies de l'information, "l'un des trois défis structurels que la France doit relever dans les cinq prochaines années".

1. Bilan et projet "Je veux que l'Etat continue à donner l'exemple et à se mobiliser"

Le Journal du Net. Dans le programme que vous venez de présenter, vous relevez parmi les "trois défis structurels que notre pays doit relever dans les cinq prochaines années", celui de la diffusion des nouvelles technologies de l'information, "qui portent en germe une nouvelle révolution industrielle". Quels sont selon vous les principaux axes de cette révolution ?
Lionel Jospin. J'ai fait de la préparation de notre pays à cette révolution l'une des priorités de l'action du gouvernement dès août 1997, parce que je suis convaincu que la révolution de l'internet et des technologies de l'information est fondamentale : elle s'applique directement à nos manières de travailler, de communiquer, de vivre au quotidien. Elle transforme notre économie et nos entreprises. Alors que ce phénomène ne cesse de prendre de l'ampleur, je mets logiquement ce défi au cœur de mon projet.

Vous avez fixé comme cap de devenir "l'économie numérique la plus dynamique d'Europe". Selon quels critères jugerez-vous avoir atteint cet objectif?
Pour que la France devienne l'économie numérique la plus dynamique d'Europe, je vois trois conditions : que notre recherche et nos entreprises des technologies de l'information soient les plus performantes ; que le haut débit soit accessible sur l'ensemble du territoire national ; que les Français bénéficient des tarifs les moins chers d'Europe pour l'accès à l'Internet.

En 1997, à Hourtin, vous avez annoncé faire de l'entrée de la France dans la société de l'information l'une des priorités de l'action gouvernementale. Vous vouliez bâtir une "société de l'information pour tous". Quelles sont les réalisations dont vous êtes le plus satisfait ?
Dès mon arrivé à Matignon, j'ai voulu rompre avec l'inertie qui avait précédé. J'ai donc lancé le programme d'action gouvernemental pour la société de l'information (PAGSI), qui a consisté à attaquer les principaux blocages de front. Je prendrai quelques exemples des résultats pour moi les plus significatifs.

Dans l'éducation, le raccordement à internet est généralisé pour les lycées et les collèges et dépasse 60% pour les écoles primaires. Je rappelle que par exemple pour les écoles, il était de 1% en 1997. Nous avons généralisé la formation pour les enseignants ; les élèves de troisième passeront dès cette année le brevet informatique et internet. C'était la première priorité, et c'est la réalisation dont je suis le plus fier.

Deuxième exemple, l'administration électronique, dont la construction se poursuit depuis des années, est arrivée à un palier significatif. De nombreux services et formulaires sont maintenant disponibles en ligne, notamment sur le portail Service-public.fr qui s'est vu primé à l'échelon européen. Les principales informations publiques sont en ligne (appels d'offres, textes, rapports officiels...), etc. Tout ceci commence peu à peu à modifier les rapports des citoyens avec l'administration, et c'est pour moi le plus important.

Lutter contre le fossé numérique, qu'il soit social, géographique ou générationnel, a été une autre priorité. Il y a aujourd'hui plus de 3.000 espaces publics d'accès à l'internet et au multimédia, fréquentés en priorité par les jeunes, les demandeurs d'emplois et les personnes âgées. Plus de 5.000 emplois jeunes y assurent des fonctions de formateur. Voilà un autre résultat tangible.

Et puis, j'y reviens, je crois que nos actions de soutien à l'innovation ont vraiment accompagné le développement du secteur des technologies de l'information. J'en ai cité des exemples, mais je pense aussi à la décision de réduire le prix des licences UMTS face au changement du calendrier technologique et des conditions du marché. Elle a été accueillie par les acteurs comme une vraie mesure de soutien, et je m'en réjouis.

A l'époque du discours d'Hourtin, on parlait de retard français dans l'utilisation des technologies de l'information. Estimez-vous que ce retard a été rattrapé?
En 1997, la France, pourtant une nation d'excellence technologique, se singularisait en effet en restant à l'écart de la révolution de l'internet, et l'inertie des gouvernements Balladur et Juppé y avait contribué. Je crois que nous avons parcouru un chemin considérable depuis. Dans bien des domaines, nous sommes dans la bonne moyenne européenne, voire en pointe, comme pour la recherche ou l'administration électronique.

Mais tous ces résultats ne sont à mes yeux qu'un premier acte. Je sais que nous pouvons aller encore plus loin et je veux que l'Etat continue à donner l'exemple et à se mobiliser pour soutenir les acteurs.

Entre le faible taux d'équipement des ménages en micro-ordinateurs et le nombre encore limité d'utilisateurs français d'Internet, quel facteur vous préoccupe le plus?
Le taux d'équipement des ménages encore insuffisant. C'est pourquoi, dans mon projet, je prévois un ensemble de mesures de soutien à l'équipement des ménages qui ont des enfants scolarisés.

En quoi consiste le "grand plan d'équipement des jeunes" dont parle votre programme et quels moyens entendez-vous mettre en place pour l'appliquer?
Mon projet prévoit trois priorités dans ce domaine :
- pourvoir les écoles primaires à hauteur d'un ordinateur relié à l'Internet pour cinq élèves ;
- aider les familles des collégiens et des lycéens à acquérir un ordinateur ;
- permettre à chaque étudiant du supérieur de disposer d'un ordinateur portable.

Ces objectifs forts seront atteints par un soutien de l'Etat à l'équipement des écoles et, s'agissant de l'équipement personnel, par un soutien bénéficiant en priorité aux revenus les plus modestes.

Des mesures de soutien à l'équipement des familles se justifient parce que les élèves de collèges et de lycées doivent utiliser de plus en plus les ordinateurs en dehors du temps scolaire. Ne pas en avoir chez soi devient alors un vrai handicap et un facteur de nouvelle inégalité. L'effort doit donc se concentrer sur les familles les moins favorisées.

Dans le supérieur, la mobilité des étudiants entre domicile, lieu d'enseignement et lieu d'étude, voire lieu de travail, doit être prise en compte. L'ordinateur est un outil personnel, indispensable pour l'élaboration des travaux demandés, pour l'accès aux sources d'information et pour le courrier électronique. Je nous donne comme objectif que chaque étudiant puisse acquérir un ordinateur portable.

Vous préconisez le raccordement de l'ensemble du territoire à l'Internet à haut débit d'ici 2005. Est-ce à vos yeux la priorité absolue du développement de l'Internet en France?
En effet, c'est une autre priorité de mon projet que de permettre l'accès au haut débit sur tout le territoire. Les NTIC constituent désormais une clef du développement local. Laissés aux seules forces du marché, 25% des ménages n'auraient pas accès au haut débit en 2005. Or, le haut débit permet un tarif forfaitaire et des services nouveaux, notamment pour les usages professionnels ou de service public (raccordement des écoles à haut débit, téléformation, télésanté, etc.).

L'action publique est donc primordiale. Dans le prolongement du plan "haut débit 2005" que nous avons lancé en juillet 2001 à Limoges, nous mobiliserons les moyens nécessaires pour atteindre l'objectif d'un accès possible de tous les Français à l'internet à haut débit en 2005.

Ne nous y trompons pas : comme les routes ou les voies ferrées en leur temps, les choix en matière de NTIC auront un effet décisif sur le développement économique, l'emploi et par conséquent sur l'équilibre social de notre territoire. L'accès à l'internet à haut débit demain répondra au même besoin que l'accès à l'électricité ou au téléphone de chaque foyer hier.

Quelles sont les mesures les plus urgentes à prendre pour accélérer ce déploiement ? Et quelles mesures préconisez-vous en faveur de l'accès forfaitaire à bas débit?
Je pense qu'en premier lieu, une baisse conséquente des tarifs de dégroupage permettrait de favoriser une émergence rapide d'offres d'accès à l'Internet à haut débit, grâce à l'ADSL, à des prix concurrentiels. 45 € par mois pour un abonnement à l'ADSL, c'est beaucoup trop cher pour un grand nombre de ménages. France Telecom a indiqué que 70% des lignes pourraient accéder à la technologie ADSL d'ici la fin de l'année. Une baisse des tarifs de dégroupage répercutée sur les offres tarifaires permettrait donc à 70% des foyers qui le souhaitent de bénéficier d'un accès à haut débit dans les neuf prochains mois.

Pour les 30% restants, il nous faudra poursuivre une politique publique volontariste, afin de permettre le déploiement d'infrastructures à haut débit dans les zones où les opérateurs n'iront pas spontanément, pour des raisons économiques ou techniques. Le renouvellement des contrats de plan État-Régions en 2003 sera à ce titre un rendez-vous important pour l'Etat et les collectivités locales.

Il faudra aussi multiplier les expérimentations à grande échelle de technologies alternatives comme, par exemple, les technologies sans fil.

Pour l'accès forfaitaire à bas débit, nous avons permis, comme je l'avais souhaité au début de 2001, l'apparition d'un offre de revente à la capacité pour les fournisseurs d'accès à l'internet. Il faut à présent que les niveaux de prix de cette offre diminuent.

Comment jugez-vous le rôle qu'a joué jusqu'ici France Telecom dans ce déploiement et qu'attendez-vous de l'opérateur public, dont le rôle est souvent critiqué actuellement?
La grande compétence technique de France Télécom et de ses salariés est reconnue. C'est le premier acteur sur le marché des télécommunications en France. Il a doté la France d'un des réseaux téléphoniques les plus performants d'Europe. Il a su innover, développer des services nouveaux. En cela, il est bien placé pour fournir l'effort le plus conséquent pour achever, le plus rapidement possible, le déploiement du haut débit en France.

Pour autant, notamment dans le déploiement du haut débit, la concurrence joue et jouera un rôle essentiel. Cela suppose en particulier des règles du jeu équitables entre les différents acteurs. Je souhaite par conséquent qu'une baisse sensible des tarifs de dégroupage de la boucle locale puisse être observée aussi rapidement que possible. Il faut continuer à maintenir une forte pression sur ce terrain.

Aujourd'hui, l'ouverture à la concurrence dans le secteur des télécommunications est réelle et a permis de faire baisser très significativement les prix : pour les accès à l'internet, ils ont été divisés par trois en cinq ans, ce qui place la France parmi les pays les moins chers d'Europe.

Tout en saluant les performances de France Telecom, j'entends donc conserver une grande attention pour que la concurrence s'exerce de manière équitable dans ces marchés essentiels pour l'avenir.

Jugez-vous nécessaire de renforcer l'autorité de régulation des télécommunications (ART) et ses pouvoirs de sanction?
L'ART a joué un rôle essentiel, depuis sa mise en place en 1997, pour le développement de la concurrence sur le marché des télécommunications français et la baisse des prix.

A l'expérience, il est apparu toutefois que la loi de réglementation des télécommunications du gouvernement Juppé de juillet 1996, dans le cadre de laquelle cette autorité intervient, ne lui avait pas donné, dans certains domaines, l'ensemble des outils nécessaires à une action efficace et rapide. Il faudra transposer les directives européennes qui viennent d'être adoptées dans le domaine des communications électroniques.

A l'occasion de cette révision du cadre réglementaire français, je pense qu'en effet, certains pouvoirs de l'ART, notamment en matière d'interconnexion et de sanctions, devront être renforcés.

Au-delà, un meilleur exercice de la régulation au niveau européen me semble nécessaire. Certaines compétences de régulation dépassent en effet le cadre national. Je pense notamment à la gestion des ressources en numérotation, avec l'émergence, dans les années qui viennent, d'un véritable espace européen de numérotation : après l'euro, les citoyens européens sont fondés à souhaiter posséder un numéro de téléphone personnel unique qui les suivra au gré de leurs déplacements dans l'Union européenne, sans que cela se traduise par un coût prohibitif ; Dans le domaine de la gestion des fréquences, une meilleure coordination entre les régulateurs nationaux aurait permis d'éviter la mise en place en ordre dispersé de l'UMTS qui aura été finalement dommageable à la compétitivité de l'Union. Je pense aussi à certains aspects de la réglementation technique de l'Internet : gestion des serveurs racines, noms de domaine, régulation des dorsales à très haut débits et règles d'interconnexion en ce domaine, etc.

Une régulation à l'échelle européenne me semble donc nécessaire. Son fonctionnement institutionnel, naturellement, devra être discuté avec nos partenaires au sein de l'Union.

2. Internet et l'économie "Il ne faut pas qu'un excès de pessimisme succède à un enthousiasme parfois déraisonnable"

JDNet. Avec le recul, comment jugez-vous le phénomène de la Nouvelle économie ?
Lionel Jospin. La vague de création d'entreprises nouvelles dans l'internet à laquelle nous avons assisté dans notre pays à la fin des années 90 et au début de 2000 s'est bien sûr accompagnée d'excès, notamment en termes de valeurs boursières. Les ajustements souvent sévères intervenus dans le secteur traduisent, avant tout, un retour aux fondamentaux économiques qui s'imposent à tout entrepreneur et à toute entreprise.

Mais je ne veux pas qu'un excès de pessimisme succède à un enthousiasme parfois déraisonnable, ni, surtout, que l'on oublie que cette période restera comme l'expression d'une extraordinaire poussée créatrice qui a sans doute peu de précédents dans notre pays. Pour une génération de jeunes, d'innovateurs, l'expérience a été intense, formatrice et, je crois, au total très positive. Elle montre son goût d'entreprendre, son talent, une volonté de prendre des risques dans des activités à forte croissante mais aussi à forte incertitude.

C'est un dynamisme que nous avons accompagné et favorisé - n'oubliez pas que c'est mon gouvernement qui a créé le dispositif des BSPCE, ou les contrats d'assurance-vie dits "DSK", qui favorisent l'accès au capital des entreprises innovantes. Autant d'instruments qui ont concrètement contribué à faire changer une situation marquée, en 1997, par une pénurie de capital-risque dans notre pays et le manque d'instruments fiscaux adaptés.

En novembre 2001, vous avez affirmé lors d'une conférence de l'EBG la nécessité de "refuser un pessimisme morose et affirmer, lucidement, le fort potentiel de développement dont disposent (…) les nouvelles technologies". Comment combattre ce pessimisme-là?
C'est d'abord une question d'état d'esprit. Il y a eu une "bulle" médiatique et boursière qui s'est dégonflée. Mais la réalité de la "vague Internet" demeure entière. Les mutations produites par des percées technologiques qui vont changer fondamentalement nos manières de produire, de communiquer ou d'acheter se poursuivent. Même si les mutations n'ont pas été si rapides que certains le pensaient, il ne faut pas perdre cette vision de l'avenir. Les technologies évoluent vite, cela crée des usages nouveaux pour tous et des marchés nouveaux pour les entreprises. Les entrepreneurs que je rencontre dans mes déplacements en témoignent régulièrement.

Que peuvent ou doivent faire les pouvoirs publics face à cette crise?
Maintenir leur soutien en adaptant les outils d'accompagnement. C'est le sens de l'enveloppe de 150 millions d'euros consacrée au soutien aux PME que nous avons mobilisée à l'automne, ou du fonds de co- investissement créé au début de cette année pour aider les jeunes entreprises à forte composante technologique à compléter leurs "tours de table". L'innovation, dans toutes les entreprises et particulièrement les PME, doit être encouragée avec beaucoup de vigueur. C'est une des priorités de mon programme.

On considère en général que les jeunes entreprises technologiques ont besoin pour leur développement d'être très réactives, très "souples". Etes-vous d'accord avec cette idée?
Certainement : les entreprises ont besoin d'être réactives, c'est la règle en économie de marché et c'est encore plus le cas dans les secteurs qui bougent vite ! Nos lois doivent permettre cette souplesse tout en apportant les protections que souhaitent nos concitoyens, notamment en matière de droit du travail.

En d'autres termes, nous devons concilier l'impératif de compétitivité avec celui de la solidarité. C'est le sens de mon action.

Quelles mesures comptez-vous prendre dans le domaine de la recherche, et notamment celle orientée vers les NTIC ?
J'ai déjà eu l'occasion de dire que la recherche publique et l'innovation dans les entreprises font partie de mes toutes premières priorités, notamment en matière d'utilisation de nos marges de manœuvre budgétaires.

Depuis cinq ans, nous avons engagé un effort très important, qu'il faudra poursuivre, de déploiement de nouveaux moyens sur deux domaines : les NTIC et les sciences du vivant.

La recherche publique dans les technologies de l'information a vue ses moyens accrus, avec des augmentations de crédits, des recrutements de chercheurs, et la création d'un nouveau département spécialisé au sein du CNRS. Nous avons renforcé nos centres d'excellence, comme les centres de calcul nationaux, le CEA ou l'INRIA dont les effectifs auront augmenté de près de 60% en quatre ans. Et nous aurons accéléré les performances de la connexion informatique entre les centres de recherche et d'enseignement supérieur (Renater), projet auquel nous avons consacré des moyens financiers importants.

Nous avons aussi beaucoup fait avancer la coopération entre recherche publique et entreprises privées. Les réseaux de recherche et d'innovation technologique mis en place ont permis de nouer de nombreux partenariats entre recherche publique et tissu industriel. Pour le seul secteur des sciences et technologies de l'information et de la communication, ce sont plus de 300 projets communs qui ont ainsi été soutenus, représentant un effort de recherche et développement de plus de 530 millions d'euros. Et la loi Allègre a permis de multiplier les passerelles entre recherche publique et développement d'entreprises dans les carrières de chercheurs.

Cet effort volontariste, j'entends le poursuivre en m'inspirant de l'objectif consacré au sommet européen de Barcelone d'atteindre 3% du PIB pour les dépenses de recherche. En la matière, les technologies de l'information continueront d'être pour moi un domaine prioritaire.

La brevetabilité des logiciels fait actuellement l'objet d'un débat. Quelle est votre position ? Et quelles mesures souhaitez-vous adopter en faveur des logiciels libres ?
Avant d'instaurer la protection du logiciel par le brevet, comme les Etats-Unis le souhaiteraient, il faudrait s'assurer que son absence est vraiment pénalisante pour les éditeurs européens de logiciel. Les études économiques conduisent plutôt à penser que les brevets logiciels sont aujourd'hui une arme aux mains des grandes entreprises, qui en usent pour bloquer l'innovation ou pour limiter le recours aux logiciels libres. Par ailleurs, le logiciel bénéfice déjà de la protection par le droit d'auteur.

Les négociations en cours au plan européen ont conduit mon gouvernement, par la voix de Christian Pierret, secrétaire d'Etat à l'Industrie, à refuser la brevetabilité du logiciel tant qu'il n'est pas démontré qu'elle pourrait favoriser effectivement l'innovation.

Abordons à présent la question du logiciel libre. Le succès du logiciel libre est l'une des innovations sociales les plus marquantes des vingt dernières années. Il installe au cœur de l'économie les conventions et les manières de faire caractéristiques du monde de la recherche et de l'université : l'échange, l'émulation, la coopération distribuée. Pour moi, le logiciel libre est une "brique de base" pour l'émergence d'une société de l'information solidaire et ouverte.

Le développement de l'administration électronique repose sur l'interopérabilité et la transparence des outils utilisés : ce sont justement les deux points forts des logiciels libres. C'est pourquoi le gouvernement a mené depuis 1997 une politique de promotion active des logiciels libres, de formation et de recours croissant à ces solutions. Je note d'ailleurs que ces logiciels constituent près du quart des projets soutenus par le réseau national pour les technologies logicielles, créé en 2000.

Vous affirmez que la France doit faire de la formation tout au long de la vie une des priorités des prochaines années. Comment assurer la formation permanente des salariés?
C'est pour moi un des sujets les plus importants pour les prochaines années. Les métiers se transforment rapidement, au rythme de l'innovation technologique et des mutations des marchés. Chacun doit pouvoir participer à ces changements et valoriser son talent en faisant évoluer ses qualifications. Je veux donner à tous la garantie personnelle de pouvoir le faire tout au long de leur vie active.

Pour mettre en place ce droit nouveau, je souhaite que chaque salarié acquiert un compte formation qui, un peu comme un compte-épargne, comportera des droits à la formation qu'il pourra utiliser pendant toute sa carrière, y compris les périodes de chômage. Ce grand projet devra associer les partenaires sociaux, l'Etat et les régions. J'inviterai donc le gouvernement à aborder cette question lors de la conférence économique et sociale nationale que je souhaite voir se réunir dès le début de la prochaine législature.

En parallèle, pour mettre en place les moyens d'accueil de tous ceux qui souhaiteront bénéficier de ce nouveau droit, je propose de faire travailler en cohérence l'ensemble des outils d'enseignement professionnel dont dispose notre pays. Il s'agit de rendre plus efficaces tous les moyens disponibles, à tous les niveaux de qualification et dans toutes les formes d'apprentissage.

Estimez-vous nécessaire de favoriser les nouvelles façons de travailler que permettent les nouvelles technologies et auxquelles aspirent les Français (le télétravail notamment)?
J'observe avec intérêt le développement de ces formes de travail nouvelles, qui ne sont pas encore très répandues mais prendront sans doute plus d'ampleur dans les années à venir. Il appartiendra en premier lieu aux partenaires sociaux d'en délibérer, y compris à l'échelle européenne, afin que ces phénomènes se développent sur la base du libre choix des salariés et ne se traduisent pas par de nouvelles formes de précarité.

3. Internet et la politique "La gauche a une vision plus globale des enjeux de l'internet"

JDNet. En 1999, à Hourtin, vous avez annoncé un projet de loi sur la société de l'Information. La LSI a été adoptée en Conseil des ministres puis déposée sur le bureau de l'Assemblée nationale en 2001. Compte tenu de la rapidité des changements inhérents aux NTIC, ce projet n'est-il pas aujourd'hui obsolète?
Lionel Jospin. Je voudrais rappeler d'abord que, comme je m'y étais engagé, nous avons procédé à de nombreuses adaptations de notre droit, comme, par exemple, par la reconnaissance de la signature électronique, pour faciliter l'usage de la cryptologie, pour reconnaître aux collectivités locales les compétences nécessaires à leur rôle d'aménageur numérique du territoire ou, s'agissant de la concurrence, pour le dégroupage de la boucle locale. En janvier de cette année, l'assemblée nationale a adopté en première lecture le projet de loi relatif à la protection des données à caractère personnel, enjeu essentiel pour nos concitoyens dans la société de l'information.

La préparation de la LSI a marqué un autre temps fort du débat sur ces enjeux juridiques. Le calendrier parlementaire n'a pas permis son examen. Les grandes questions traitées dans ce projet, comme la diffusion gratuite des données publiques, l'adaptation du dépôt légal ou de l'accès aux archives, le commerce électronique ou la sécurité des réseaux restent d'autant plus d'actualité que de nouveaux textes européens sont intervenus qu'il faudra transposer.

Il appartiendra au prochain gouvernement de trancher entre deux options : soit reprendre un texte unique, complété, soit, pourquoi pas, procéder à travers plusieurs lois thématiques.

Vous avez fait de l'administration numérique l'une de vos priorités. Comment jugez-vous la situation de la France aujourd'hui, alors que des études récentes montrent l'intérêt encore limité des internautes pour les sites des administrations ?
Je prendrai à dessein une référence extérieure : les résultats de l'étude réalisée pour le compte de la commission européenne et des Etats-membres sur les progrès de l'administration électronique en Europe placent régulièrement la France parmi les pays les plus avancés en ce domaine. Quelques exemples : la France est première ex æquo en matière de paiement des impôts et de déclarations en ligne de TVA, de cotisations sociales et de douane, ainsi que de recherche d'emploi en ligne et deuxième ex æquo pour la délivrance en ligne des cartes grises et des permis de construire.

Je vous rappelle que, loin de relâcher l'effort, mon gouvernement a lancé une nouvelle étape à l'automne, en fixant l'objectif de généraliser les téléservices d'ici 2005.

Les nouvelles technologies peuvent-elles permettre à l'administration, souvent jugée distante, de se réconcilier avec les Français? Et dans quelle mesure Internet modifie-t-il, selon vous, les rapports citoyens-pouvoirs publics?
Je ne crois pas que l'administration électronique concurrence la présence de proximité des services publics, au contraire, elle en est le prolongement. C'est même en développant les outils informatiques que l'on pérennise et renforce la présence locale des services publics et la qualité des services apportés à l'usager : grâce au portail internet de l'administration, les agents ont ainsi accès aux informations en temps réel.

Le développement de l'accueil et du renseignement téléphonique est également une voie privilégiée de développement de nouveaux services publics. Les technologies de l'information favorisent aussi le décloisonnement des administrations et l'échange d'informations entre elles, allégeant d'autant la charge de l'usager.

Pensez-vous qu'Internet est aujourd'hui un média d'influence politique?
Oui. En tant que média qui prend peu à peu sa place aux côtés de la presse, de la télévision et de la radio, l'influence d'internet est évidente. Les sites politiques sont d'ailleurs de plus en plus nombreux et on y trouve souvent des informations qu'il est difficile de trouver ailleurs.

Internet permet aussi des formes d'expression nouvelles par rapport aux médias traditionnels, sur les forums ou les pages personnelles par exemple : chacun peut s'exprimer et faire connaître ses opinions au monde entier d'une manière qui était impossible auparavant.

La manière dont les associations se sont appropriées l'internet est à mes yeux exemplaire des potentialités formidables de l'outil.

Cette campagne présidentielle est la première où l'Internet joue un rôle réel. Quel regard portez-vous sur les initiatives en la matière et quelle influence leur attribuez-vous?
Pour moi c'est en effet une nouveauté radicale, car jamais jusqu'ici l'internet n'avait été fortement présent en France dans une campagne nationale ; le seul précédent est celui des municipales de 2001, que j'avais d'ailleurs observé avec beaucoup d'intérêt.

Mon site (Lioneljospin.net) est devenu un outil quotidien pour tous ceux qui sont impliqués dans ma campagne, et un formidable outil de diffusion d'information. Des gens de tous horizons y posent des questions que je lis souvent : je suis frappé par la liberté de ton et la facilité avec laquelle les internautes m'interrogent dans ces e-mails. C'est une nouvelle forme de relation entre un homme politique et ses électeurs, et cela me semble prometteur.

Le Parti socialiste a déclaré son opposition à l'élection électronique par l'Internet pour les mandats de la République. Quelle est votre position?
Le vote en ligne, comme tout vote à distance, ne garantit pas que le vote est personnel et échappe à une influence extérieure directe. L'absence d'isoloir est, à mes yeux, rédhibitoire pour les élections politiques.

Des pistes sont cependant ouvertes à l'utilisation du vote électronique : les élections pour lesquelles le vote à distance existe déjà (élections professionnelles, de parents d 'élèves…) ou l'utilisation de machines à voter dans les bureaux de vote qui permettra un décompte instantané et automatique des votes. Il y a d'ailleurs eu un débat intense sur le forum de discussion ouvert sur mon site de campagne à ce sujet. L'idée qui s'en dégage est que le véritable apport de l'internet à la démocratie se situe en amont du vote.

La sécurité des réseaux est une préoccupation largement partagée. Quels sont à vos yeux les vrais et les faux dangers ?
La confiance dans les réseaux est un facteur essentiel au développement du commerce électronique. Je sais que beaucoup de Français craignent encore d'utiliser leur carte bancaire en ligne. Voilà pourquoi je souhaite que nous parvenions enfin à nous donner collectivement les moyens de rassurer nos concitoyens sur ce thème. S'il apparaît nécessaire que le gouvernement stimule la concertation entre les banques, le secteur du commerce et les autres acteurs concernés pour faire avancer cette question, je l'y inciterai.

Autre danger : le racisme, l'antisémitisme, la pédophilie, la pornographie enfantine qui se diffusent aussi sur l'internet. C'est la part d'ombre du web contre laquelle il faut lutter avec détermination en renforçant la coopération internationale sur ce sujet.

Enfin, les grandes infrastructures de télécommunication qui irriguent notre économie et nos services publics ont désormais une importance vitale : leur interruption même momentanée pourrait avoir de graves conséquences pour notre pays. Leur protection est un enjeu essentiel de sécurité. C'est d'ailleurs pourquoi, parmi les chantiers du PAGSI, j'ai voulu que les moyens de l'Etat soient adaptés en conséquence, par exemple pour faire face aux nouvelles menaces que constituent les intrusions et les virus informatiques.

Pour certains, le caractère transfrontière d'Internet en fait une zone de non-droit. Partagez-vous cette analyse?
Il ne faut pas confondre les causes et les conséquences. L'internet n'est pas une zone de non-droit et n'appelle d'ailleurs souvent pas un droit spécifique. Le véritable enjeu est l'adaptation des moyens de lutte et d'investigation. On touche du doigt une difficulté bien réelle liée à la souveraineté des Etats et aux limites de la compétence territoriale des forces de police et de justice : comment faire cesser une infraction commise à partir d'un territoire étranger, dans la mesure où le droit d'ingérence est impossible à exercer ?

Doit-on et peut-on contrôler et réguler l'internet et les flux d'informations qui y circulent ? Et si oui, qui doit en être chargé ?
Il y a naturellement la régulation publique, à travers le droit et son application qui garantissent l'intérêt général. La détermination de règles par les acteurs eux-mêmes, à travers ce que l'on a baptisé l'auto-régulation, constitue un complément utile et souvent nécessaire. J'ai souvent eu l'occasion de le rappeler. Mais ce qui importe surtout à mes yeux c'est que les outils de cette régulation ne soient pas accaparés par des intérêts privés, par exemple à travers des solutions techniques, et restent déterminés par des choix collectifs dans un cadre démocratique.

Lorsque l'on regarde les propositions de la plupart des candidats en matière de NTIC, les thèmes sont à peu près les mêmes et les propositions paraissent assez proches. Y a-t-il cependant selon vous une vision de droite et une vision de gauche de l'Internet?
Oui, je le crois. La gauche a une vision plus globale des enjeux de l'internet, là où la droite y voit surtout un espace de marché. Le développement des entreprises de technologie est essentiel, mais la révolution des technologies de l'information va, dans ses conséquences, bien au-delà. Sur l'internet non marchand, sur le logiciel libre, sur la réduction du fossé numérique pour que l'internet soit accessible à tous, notre approche me semble à la fois plus complète et plus juste que celle de la droite.

Cela se traduit également dans les actes : la gauche est plus disposée à assumer pleinement les missions de l'Etat et à intervenir lorsque c'est nécessaire.

A titre personnel, utilisez-vous Internet ou le mail?
J'ai découvert le web grâce à Sylviane et aux enfants, mais ce qui m'a sans doute le plus frappé depuis cinq ans, c'est de voir comment, à travers les outils que nous avons du mettre en place en arrivant à Matignon, le mail a transformé la manière de travailler des cabinets ministériels.

Quels sont vos sites préférés ?
Je pourrai citer des sites pratiques comme Allociné.fr ou Fnac.com, mais, aujourd'hui, alors que je vais retrouver les internautes pour un grand chat européen ce soir sur mon site, vous ne m'en voudrez pas de vous citer comme mon site préféré Lioneljospin.net.

Avez-vous consulté les sites qui vous étaient consacrés (pro et anti)?
J'en entends beaucoup parler … mais je trouve surtout intéressants ces sites dont l'ambition est de comparer en toute objectivité les programmes des différents candidats, et peut-être aussi leurs réalisations!

Qu'aimez-vous sur Internet?
Le courrier électronique et les pages personnelles : il y en a plus de deux millions dans notre pays ; pour moi, c'est un signe de la vitalité et de la créativité de notre société.

Et que détestez-vous ?
L'injustice profonde qu'il y aurait à laisser durablement les trois-quarts de la population mondiale à l'écart de la révolution des technologies de l'information.

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Interview réalisée par e-mail par la rédaction du Journal du Net le 21 mars 2002.

 





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