JDN. Pourquoi le développement
durable vous semble-t-il important?
Daniel Lebègue.
Je travaille sur deux thématiques, qui à mon avis convergent et se renforcent
l'une l'autre : le bon gouvernement d'entreprise et le développement durable,
en particulier la responsabilité sociétale de l'entreprise. Ces deux thématiques
occupent beaucoup de place dans les débats sur l'entreprise du XXIème
siècle, ses valeurs, ses modes de fonctionnement, la recherche d'une amélioration
des performances.
Comment
cela se manifeste-t-il ?
On voit deux grands courants de pensée se développer au
plan mondial. D'abord, on attend des entreprises, les grandes comme les
PME, qu'elles adoptent des modes de gouvernance plus transparents, plus
efficaces et qui répondent aux attentes des différentes parties prenantes,
les actionnaires bien sur, mais aussi les salariés, les clients
Deuxième grand courant: on attend des entreprises qu'elles soient, bien
entendu, économiquement efficaces et créatrices de valeur, mais aussi
qu'elles se comportent de manière responsable vis à vis de l'environnement
et de leurs partenaires.
Cette double exigence s'exprime partout dans le monde. Au-delà des résultats
financiers, de la performance économique, qui reste fondamentale et vitale,
les attentes concernent l'impact de ce que font les entreprises, de la
manière dont elles travaillent, sur le milieu naturel, sur la société
qui les environne, sur les hommes et les femmes qu'elles emploient, sur
leurs clients qui achètent leurs produits, leurs services et sont en droit
d'obtenir sécurité et qualité.
Comment expliquez-vous
l'émergence de cette double exigence ?
Je crois que le modèle précédent est parvenu à son apogée
et a trouvé ses limites. Pendant longtemps, les entreprises ont considéré
que leur seul devoir était d'optimiser leurs performances économiques
et la valeur qu'elle créait pour leurs actionnaires. La référence au ROI
de 15% minimum, qui était encore de mise il y a cinq ou six ans, en est
une illustration. Le fait aussi que les entreprises considéraient que
leur objet était de maximiser la valeur pour l'actionnaire et pas de prendre
en charge d'autres responsabilités vis à vis de la société. Beaucoup considéraient
qu'il ne leur appartenait pas d'être des entreprises citoyennes, comme
on dit aujourd'hui.
On a vu que ce modèle de fonctionnement de l'entreprise pouvait avoir
des effets très contre-productifs, tant dans le domaine de l'environnement
(catastrophes de l'Erika, du Prestige, de l'usine AZF) que dans celui
de la préservation ou de la valorisation du capital humain, avec le recours
systématique aux plans sociaux, aux licenciements massifs. Ce sont des
entreprises qui, du point de vue de l'opinion publique, ne remplissent
pas bien les fonctions qu'on attend d'elles. Et puis il y a eu les interrogations
sur la qualité des produits nées de la crise de la vache folle. Au final,
toutes ces préoccupations (consumérisme, protection de l'environnement,
respect du capital humain) ont progressivement pris de l'importance dans
nos sociétés, surtout dans les pays industrialisés. On en arrive aujourd'hui
à la recherche d'un équilibre entre les fonctions et responsabilités de
l'entreprise.
Par ailleurs, on a vu depuis trois ans l'impact considérable des défaillances
intervenues dans le gouvernement et la gestion des entreprises privées
ou publiques, aux Etats-Unis principalement, mais aussi en Europe ou au
Japon. Tous ces accidents ont débouché sur une crise de confiance de l'opinion
publique, des investisseurs, des actionnaires. Il est donc nécessaire
de recréer la confiance en modifiant les règles de gouvernance des entreprises,
pour y introduire plus de transparence, de contrôle, de partage du pouvoir,
en particulier dans les conseils d'administration. D'où une modification
des règles publiques d'un coté et le renforcement de la déontologie ou
des pratiques professionnelles, de l'auto-régulation, de l'autre.
Pour les entreprises,
de nouvelles exigences peuvent être perçues comme de nouvelles contraintes.
Comment peuvent-elles les transformer en opportunités ?
Le point central est le suivant : quand une entreprise
améliore son système de gouvernement pour être plus transparente, plus
efficace, plus fiable tout simplement, elle améliore son efficacité collective,
donc elle gagne en compétitivité. Le développement durable, c'est la même
chose ; le fait pour une entreprise de mieux prendre en compte l'impact
environnemental, social ou sociétal de ses activités, c'est une manière
pour elle de prévenir les risques qui peuvent à tout moment compromettre
son avenir ou sa rentabilité, c'est aussi une manière de valoriser son
image. Enfin, on sait qu'à moyen et long terme, investir dans le gouvernement
d'entreprise comme dans l'environnemental ou le social, c'est élever le
niveau de performance économique qu'on atteindra demain ou après-demain
par une meilleure maîtrise des risques, une gestion plus économe des moyens,
une meilleure valorisation du capital humain, une meilleure perception
de l'entreprise par ses clients, ses actionnaires. Le développement durable
et le gouvernement d'entreprise doivent être vraiment considérés comme
un investissement. Il y a certes des coûts, mais l'investissement sera
en retour positif dans la durée pour l'entreprise.
Quelles expériences
actuelles vous intéressent ?
Un certain nombre d'entreprises ont décidé d'établir leur
empreinte écologique. L'empreinte écologique d'une entreprise consiste
à mesurer tout ce qu'elle prélève sur l'environnement et ce qu'elle rend
à son milieu naturel, c'est à dire au reste de l'humanité, à prélever
le moins possible et à rendre le plus possible. Récemment, j'ai regardé
le plan d'action développement durable de STMicroelectronics. La société
s'est donné comme objectif d'être écologiquement neutre, c'est-à-dire
de ne pas prélever plus qu'elle ne restitue. Voilà une manière très concrète
pour une communauté de travail de se mobiliser autour de l'objectif du
développement durable.
Autre approche qu'on utilise souvent avec les PME : il est très instructif
pour une entreprise de se demander qui sont ses partenaires, qui sont
ses parties prenantes au-delà de ses clients, actionnaires, fournisseurs
ou salariés. Par exemple, dans l'environnement de proximité d'une usine,
les riverains ont des attentes, des inquiétudes ou des craintes vis à
vis de l'entreprise. Autour du même site, des écoles, voire des universités
ou des écoles professionnelles, forment les jeunes, vis à vis desquels
l'entreprise est un employeur potentiel. Donc l'entreprise, même une PME,
doit s'imposer la discipline de se poser ces questions: quelles sont les
parties prenantes avec lesquelles et pour lesquelles je travaille ? Qu'est-ce
qu'elles attendent de moi, qu'est-ce que je peux leur apporter, qu'est-ce
qu'elles m'apportent ?
Quels sont les secteurs
"méritants"?
J'hésite un peu à distribuer les bons et les mauvais points,
mais toutes les grandes entreprises ont un plan d'action développement
durable. Elles établissent d'ailleurs depuis cette année un rapport annuel
environnemental et social, comme le stipule la loi. Certaines développent
des actions de grande ampleur, je pense aux producteurs de biens intermédiaires,
les sidérurgistes, les cimentiers, les pétroliers. Je pense également
aux grands producteurs d'énergie comme EDG, Gaz de France ou même Areva,
à des producteurs de services ou aux financiers qui essaient maintenant
de quantifier l'impact de leur activité sur l'environnement ou sur le
capital humain. Beaucoup de banques travaillent aujourd'hui sur les critères
d'évaluation de leurs interventions.
Le mouvement est-il
général ?
La prise de conscience est générale, certaines entreprises
le faisant de manière plus déterminée et y consacrant davantage de ressources.
Et surtout avec un investissement très fort du management, qui est la
clé de tout. Si le chef d'entreprise et son équipe donnent l'exemple,
ce type de comportement se répand assez vite dans l'entreprise. Si ça
n'est pas le cas ou si on utilise le développement durable uniquement
comme un moyen de communication, ça ne débouche pas sur grand chose.
C'est justement un
reproche qui est souvent fait à ces politiques
Bien sûr, la tentation est permanente de faire semblant
ou de faire de la communication, sans qu'il y ait vraiment de l'opérationnel
derrière. Mais je crois que ce type d'attitude est à la fois très dangereux
et sans avenir. Il fait courir des risques à une entreprise qui afficherait
une volonté d'être exemplaire dans le domaine de l'environnement, du développement
durable ou de la responsabilité sociale et qui serait prise en défaut
ensuite, parce qu'elle n'aurait pas veillé à la sécurité de ses produits,
qu'elle aurait gravement dégradé l'environnement ou qu'elle aurait traité
de manière indigne ses salariés. Un écart trop important entre ce que
l'on dit et ce que l'on fait, entre la communication et l'action, peut
avoir des conséquences négatives énormes pour l'entreprise.
Les progrès passent-ils
automatiquement pas de la régulation et jusqu'à quel point faut-il "gouverner"
le développement durable ?
L'Etat peut donner des impulsions, des incitations, mais
il doit surtout donner l'exemple. Malheureusement, ce n'est pas toujours
le cas et il n'est pas toujours exemplaire - c'est un euphémisme. On attend
d'abord de lui qu'il se comporte bien et qu'il donne des orientations.
Pour le reste, je crois beaucoup aux vertus de l'exemplarité, du benchmarking
et de l'échange de bonnes pratiques. Là aussi les entreprises sont en
compétition les unes avec les autres en matière de bons comportements
et c'est ce qui fait progresser l'ensemble, beaucoup plus que la réglementation.
A quoi sert l'Iddri,
dont vous êtes le président?
L'Iddri a été créé en 2002 sous forme d'un groupement d'intérêt
scientifique qui réunissait au départ les grands instituts de recherche
et les administrations publiques directement concernées par le développement
durable. Nous avons décidé de l'ouvrir au monde de l'entreprise depuis
le printemps, et ultérieurement aux associations et aux ONG, aux syndicats
et aux collectivités locales.
Avec quels objectifs
?
D'abord de mettre en commun la connaissance scientifique
et l'expertise dans le domaine du développement durable, sur des sujets
scientifiques comme le climat, la protection des océans, la biodiversité,
et sur des sujets plus transversaux comme le principe de précaution, la
gouvernance publique ou privée, le partenariat. Sur ces thèmes, l'Iddri
met en synergie les chercheurs, les décideurs publics et les acteurs privés,
assure une valorisation de la recherche scientifique et intellectuelle,
irrigue les décideurs et leur permet d'élaborer des politiques, de préparer
des négociations internationales. Donc c'est un lieu d'échange de connaissances,
d'expertise et de bonnes pratiques. La particularité est qu'on cherche
à stimuler la recherche scientifique sur ces thèmes-là, et à bien la valoriser,
car on ne connaît malheureusement pas très bien ce qui se fait dans le
monde de la recherche, surtout en France et en Europe.
Qui finance l'Iddri
?
Il est financé par des cotisations de ses membres, donc
l'Etat, les instituts de recherche (des contributions financières ou "en
nature", par la mise à disposition de chercheurs et de gestionnaires)
et maintenant par les entreprises, qui cotisent et participent financièrement
à des programmes de recherche.
Quelles sont vos activités
aujourd'hui ?
J'ai une double activité. Dans le champ du gouvernement
d'entreprise, je suis administrateur indépendant de six grandes entreprises
et je travaille avec quelques partenaires sur une projet de création d'un
institut des administrateurs en France, qui serait à la fois un club et
un centre de prestation de services - formation, expertise juridique et
financière, moyens logistiques. La deuxième partie de mes activités concerne
le financement du développement durable, puisque je suis un financier
depuis trente-cinq ans. Donc je travaille avec l'Iddri, mais aussi avec
les entreprises, les banques, les institutions financières multilatérales
sur l'évaluation et le financement de projets et l'investissement socialement
responsable : comment aider les investisseurs professionnels, les gestionnaires
d'actifs, à intégrer dans leurs grilles d'analyse, dans leurs choix d'investissement,
d'autre critères que ceux strictement financiers, prendre en compte d'autres
dimensions de la performance des entreprises. Et je m'occupe également
d'une ONG, Transparency International, dont l'objet est la lutte contre
la corruption.
De par votre expérience
et vos différentes responsabilités actuelles, comment jugez-vous les progrès
du développement durable en général ?
Je considère que l'on progresse à grands pas depuis trois
ans en Europe, mais nous sommes au début du processus. Il faut l'approfondir,
en termes d'outils, de méthodologie d'action, d'évaluation. Et il faut
l'élargir à de nouveaux acteurs : PME, collectivités locales. C'est, à
l'évidence, un processus de long terme d'enrichissement continu. Je pense
que la dynamique est enclenchée et que ce sera l'un des grands chantiers
du XXIe siècle.