Les
banques d'affaires, par la position qu'elles occupent
au centre du système financier, ont constitué le principal
rouage dans la formation de la bulle Internet. Ce sont
elles, en effet, qui mettent en rapport l'offre de nouvelles
actions sur les marchés boursiers avec la demande des
investisseurs. En l'occurrence, les grandes banques
d'affaires ne se sont pas contentées d'accompagner le
développement de cette offre et de cette demande, elles
l'ont stimulé autant qu'elles le pouvaient. Pour susciter
et organiser le plus grand nombre possible d'introductions
en Bourse, la plupart ont embauché des bataillons de
jeunes analystes relativement inexpérimentés mais grisés
par les dotcom.
"Certains
avaient à peine 25 ans, se rappelle un banquier d'affaires
londonien. Ils n'avaient jamais vu un krach boursier
de leur vie. La machine a tourné toute seule. Les banques
ont embauché des tas de types à qui elles ont donné
de très bons bonus. Le phénomène d'immaturité des marchés
est intimement lié à celle des gens qui les composent."
Si les banques ont ainsi attisé la bulle Internet, c'est
que chaque opération financière se révèlait pour elles
hautement profitable.
Le
poids des commissions
On peut d'ailleurs s'étonner de l'importance des commissions
qu'elles touchent pour chaque introduction en Bourse.
Dans une large mesure, ces montants les ont poussées
à ouvrir les portes des marchés aux start-up. Avec un
taux de commission de 5 % à 7 % sur le montant
des actions émises, une introduction en Bourse comme
celle de Pets.com permet de récolter 82,5 millions de
dollars dont 5 millions de dollars pour les banques.
Le
rôle moteur des banques d'affaires dans la croissance
de la bulle est aussi la conséquence de certains dérèglements
dans leur fonctionnement. Leurs pratiques pendant cette
période ont révélé le caractère friable de la "muraille
de Chine", censée séparer leurs activités de conseil
aux investisseurs et de montages financiers pour les
entreprises. Une telle distinction a pour but d'éviter
les conflits d'intérêts entre ces deux activités : d'un
côté, les rapports d'analystes sur les entreprises;
de l'autre, les services offerts par les banques à ces
mêmes entreprises et dont elles tirent de substanciels
bénéfices.
Il
s'agit non seulement de l'organisation des introductions
en Bourse, mais aussi des émissions de titres et des
rapprochements entre les entreprises (prises de partipations,
fusions et acquisitions). En réalité, ces deux activités
sont intimement liées. Le lien apparaît clairement dans
la manière dont sont organisées les introductions en
Bourse. Dans une grande banque comme Goldman Sachs,
une première équipe sélectionne les entreprises et prépare
leurs dirigeants, en peaufinant leurs discours à destination
des investisseurs. Une deuxième sonde lesdits investisseurs
et tente de les faire souscrire aux actions émises.
Autrement dit, tandis que les uns préparent les entreprises
à offrir des actions, les autres préparent les investisseurs
à en demander.
L'éloge
des introductions
Un service est chargé de coordonner les deux équipes.
Intitulé equity capital market (marché des actions),
il se trouve ainsi à la jonction des deux activités
de la banque d'affaires. Dans la plupart des banques,
les analystes sont fermement invités à faire l'éloge
des entreprises introduites en Bourse. "Il fallait parfois
leur tordre un peu le bras pour qu'ils écrivent quelque
chose de positif", confie un banquier au bureau londonien
d'une grande banque d'affaires européenne. Il n'est
pas rare que les analystes, censés conseiller les investisseurs
en toute indépendance d'esprit, soient eux-mêmes impliqués
dans les opérations financières.
Ainsi,
Mary Meeker, l'analyste vedette de Morgan Stanley, recommande-t-elle
à sa banque des sociétés à introduire en Bourse. Dans
le même temps, elle conseille les investisseurs, clients
de la banque, sur leurs placements. On découvrira rapidement
les effets pervers d'une telle organisation : les analystes
choisissant les entreprises introduites en Bourse ne
se priveront pas de recommander leurs actions aux investisseurs.
Non par conviction, mais par implication. Leurs jugements
seront faussés par les relations existant entre leur
employeur et les entreprises concernées.
Dès
le mois de mars 2000, Arthur Levitt, président de la
SEC (le gendarme de Wall Street), met ainsi en garde
les investisseurs : "Un grand nombre d'analystes, que
nous voyons à la télévision recommander des actions,
travaillent pour des firmes en relation d'affaires avec
les mêmes entreprises que couvrent les analystes. Et
une partie de la rémunération de ces analystes est habituellement
liée à la performance de leur employeur. Nous pouvons
imaginer qu'un analyste ne serait pas très bien vu s'il
déclassait le meilleur client de sa firme." L'accusation
est prémonitoire, elle vaudra plus tard plusieurs procès
intentés par des investisseurs aux banques d'affaires.
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