"Les mois passent, les
échecs s'accumulent, et Vivendi ne parvient toujours
pas à émerger comme un grand nom de la "nouvelle économie".
Il faut un concept à Jean-Marie Messier, qui n'en finit
pas d'éponger les idées des stratèges et consultants
qui l'alimentent. L'imitation, l'importation, l'incantation
n'ont pas suffi : les marchés financiers ont du mal
à considérer Vivendi comme une valeur Internet. Pendant
l'été 1999, sous l'impulsion notamment d'Alex Berger,
un proche collaborateur de Pierre Lescure à Canal Plus,
une idée prend forme : celle d'un grand "portail" universel
et "multi-accès", où individus ou entreprises auraient
accès à l'information et aux services personnalisés
sur tout support - ordinateur individuel, téléphone
portable ou télévision interactive. Le nom de code du
projet : "moi.com".
Il
sera piloté en coproduction par Canal Plus et par Vivendi,
son actionnaire à 49 %. De longues discussions ont lieu
sur la constitution et la répartition du capital de
la structure, qui sera chargée du portail et a vocation
à rassembler dans la foulée toutes les activités Internet
du groupe : les équipes de Canal Plus insistent sur
une répartition à 50-50 en apportant en dot sa filiale
Internet Canal Numedia (dont l'activité essentielle
est de gérer les sites-vitrines de la chaîne), alors
que du côté de Cegetel, on renâcle à accorder à la filiale
une responsabilité égale à celle de la maison mère.
Messier, après réflexion, et surtout soucieux d'aller
vite, tranche en faveur de la parité. La structure commune
doit s'appeller "Vivendi Plus". Elle sera dirigée par
un tandem de directeurs : Alex Berger pour Canal, et
Frank Boulben, un jeune polytechnicien de l'équipe de
Germond, pour Vivendi. Des débats sérieux auront lieu
autour du thème : faut-il accorder aux deux jeunes gens
les stock-options qu'ils réclament ? Puisque, à terme,
c'est bien l'introduction en Bourse de Vivendi Plus
qui est prévue, Berger et Boulben veulent être traités
comme des dirigeants de start-up. Mais comme ils ne
dirigent que la filiale commune de deux groupes qui
leur apportent leurs actifs, certains trouvent curieux
de leur accorder des stock-options (tout le monde pense
alors que le mot est synonyme d'"enrichissement massif")
alors que les salariés qui restent à Canal ou à Cegetel
n'en auraient pas. La question sera remise à plus tard.
Elle deviendra sans objet après le limogeage de Berger
et l'effondrement des valeurs Internet.
la
multiplication des conseillers
Messier, fidèle à ses principes
d'une gestion informelle, multiplie les conseillers
sur le sujet. Agnès Audier, une normalienne, ingénieur
des Mines et ancienne directrice de cabinet du ministre
des PME sous le gouvernement Juppé (un certain Jean-Pierre
Raffarin...) devient un temps "directrice du développement"
de Vivendi, et comme telle chargée de la stratégie Internet.
Le PDG embauche aussi Cécile Moulard, une des premières
expertes de la publicité en ligne en France (la pub
est à l'époque le moteur économique principal d'un Internet
gratuit), qui ira évangéliser les dirigeants des filiales
par ces présentations dites "Power point" (du nom du
logiciel de Microsoft qui permet de les créer) sans
lesquelles il n'est pas de management moderne. Messier
l'a embauchée, alors qu'elle semblait réticente, au
cours d'un dîner où il lui a lancé : "I want you", formule
sans doute conçue pour souligner qu'il menait bien là
une opération de séduction volontariste. Elle restera
à peine un an chez Vivendi, qu'elle quittera après s'être
un peu perdue dans les méandres très politiques de la
gestion Messier, et l'opacité de sa "Net-politique".
L'été et l'automne 1999 sont
ceux de la fébrilité désordonnée. Il a été décidé que
Vivendi et Canal Plus lanceront leur activité Internet
à parité. Pour Messier, c'est aussi déjà un moyen de
ramener un peu Canal dans la maison Vivendi. Sur le
fond, le groupe n'a rien à proposer hormis un accès
Internet débouchant sur un portail où l'on viendra se
distraire, s'informer, consommer et acheter. Rien d'autre,
en somme, que ce qui est déjà proposé sur le Net. Messier
accorde une attention toute particulière à la mise en
forme de la présentation du projet : il écrit lui-même
la thématique des "slides" qui doivent être projetées
en septembre à l'occasion d'une conférence de presse.
Il s'agit ni plus ni moins pour Vivendi et Canal de
"créer ensemble l'Internet de demain".
(...) Dans les premiers mois
de l'an 2000, Vivendi est au cur de la bataille qui
oppose deux grands du téléphone européen : le britannique
Vodafone et l'allemand Mannesman. Moment décisif de
l'histoire de Vivendi. Dans les premiers temps, Messier
penche pour une alliance avec l'allemand, qui permettrait
à celui-ci de résister à l'OPA qu'a lancée contre lui
Chris Gent, le PDG de Vodafone. Au dernier moment, il
ralliera en fait le camp de Vodafone. Et l'un des éléments
de ce revirement a été le fait que Gent a accepté de
financer avec Vivendi le "MAP" - initiales anglaises
de portail à accès multiples -, qui prendra quelques
mois plus tard le nom de Vizzavi. Le 31 janvier, lundi
suivant l'annonce de l'alliance entre les deux "V" sur
le Net, le titre Vivendi augmente de 5 % à 105 euros,
dans un marché par ailleurs déprimé. (...)
"battre
tous les Yahoo ! du monde"
L'accord sur le MAP est le coup
de pied dans la fourmilière. Il faut dire que les ambitions
sont vastes. Messier le répète de conférence de presse
en interview : avec le MAP, il va "battre tous les Yahoo
! du monde". Le portail "multi-accès" va montrer à tout
le monde que "le contenu est roi" à l'heure où, aux
Etats-Unis, AOL a annoncé le rachat de Time Warner.
Au sein du groupe, s'organise aussitôt la mise en forme
d'initiatives pour lesquelles on ne regarde pas à la
dépense. Le groupe de presse de la filiale Havas est
prié d'apporter ses contributions. On lancera donc un
portail d'informations financières, Square Finance,
avec le journal boursier La Vie financière. Un portail
d'informations technologiques avec 01 Informatique,
un portail médical avec Le Quotidien du médecin, un
portail de recrutement avec Cadres Online... et ainsi
de suite... Et tous ces "contenus" auront vocation à
aller alimenter le MAP, qui trouvera après quelques
semaines son nom définitif de Vizzavi.
L'argent coule. Dans le groupe,
tout doit être développé pour augmenter "l'offre", comme
on dit, du MAP. La filiale de Vivendi et de Canal, VivendiNet,
annonce que les deux maisons mères ont décidé de lui
consacrer 2 milliards d'euros sur quatre ans. Pour le
nouveau portail, tout est flou, mais qu'importe ? La
Bourse et la presse avalent sans réagir toutes les déclarations.
Les "70 millions d'abonnés" deviennent 80 à l'été, et
bientôt 100 à l'automne. Peu importe que des notes d'analystes
financiers aient décortiqué ce chiffre : les abonnés
ont été comptés plusieurs fois (un abonné à Canal Plus
qui a un mobile SFR compte pour deux), tous les abonnés
de filiales où Vodafone ou Vivendi ne détiennent que
des minorités ont été comptabilisés, bref, même "potentiellement",
le nombre d'abonnés sur lesquels peut compter Vizzavi
ne dépasse pas 25 millions. Ce seul chiffre est d'ailleurs
suffisamment impressionnant en lui-même, mais peu importe
: les médias continueront pendant plusieurs mois de
parler de 70, ou 80, ou 100 millions... Magie des chiffres,
talent du prestidigitateur qui les commente avec assurance,
et qui voit son cours de Bourse grimper toujours un
peu plus, chaque fois qu'il évoque son portail. C'est
à 20 milliards d'euros, au printemps 2000, que les analystes
estiment la "valorisation" de Vizzavi - qui a évidemment
vocation à s'introduire un jour en Bourse. Nasdaq, Londres
ou Paris ? On hésite encore...
Avec Vizzavi, Messier a enfin
trouvé le cadre et le véhicule de sa stratégie Internet,
la pierre philosophale qui transforme son groupe en
une entreprise de la nouvelle économie. L'enthousiasme,
dès lors, se déchaîne à VivendiNet, et les divisions
du groupe sont priées de se convertir au Net. L'encre
est à peine sèche de l'accord avec Vodafone qu'on annonce
avec toute la pompe nécessaire un accord de Vivendi
avec Peugeot pour le développement d'un portail... mobile,
évidemment, destiné à fournir des informations aux automobilistes."
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