Un arrêt de la Cour d'Appel de Paris du 10 janvier
2003 pose pour la première fois clairement la question
de l'admission au brevet des méthodes économiques.
La question est d'importance pour les sociétés
et les entrepreneurs français puisqu'ils se voient
actuellement refusés l'accès à cette
protection pour une méthode dans le secteur des
activités économiques, alors qu'aux Etats-Unis
ce type de protection est possible et répandue.
La tendance de la jurisprudence européenne va également
dans ce sens. D'après une étude récente,
les changements intervenus dans la loi américaine
sur les brevets depuis ces dernières années
ont permis d'accroître sensiblement le nombre de
brevets de logiciels. Ces derniers représentent
en effet aujourd'hui environ 15% de tous les brevets américains.
Il est intéressant de souligner que ces brevets
de logiciels sont principalement détenus par des
grandes entreprises ne relevant pas nécessairement
du monde de l'édition des logiciels. Les brevets
de logiciels constituent désormais une arme stratégique
aux Etats-Unis. Ils confèrent en effet un certain
monopole, permettent de couvrir un marché-produit
et placent leurs propriétaires dans une position
favorable dans le cadre de négociations de licences
croisées. De façon générale,
ils donnent accès aux dispositions spécifiques
prévues par la législation sur les brevets
(présomption de propriété, procédure
de saisie-contrefaçon dans certains pays, action
en contrefaçon, règles spécifiques
de copropriété, etc.).
Lorsque l'on sait que 37%
des logiciels utilisés dans l'Union européenne
sont actuellement des contrefaçons, la question
de la brevetabilité des logiciels ou des méthodes
économiques doit être appréhendée
avec attention.
Dans notre affaire, la
Cour d'Appel a refusé d'admettre la validité
d'un brevet déposé par la SAGEM sur une
méthode de gestion électronique du commerce.
1)
Données du débat
La SAGEM avait
déposé une demande de brevet concernant
un procédé de commande électronique
de produits auprès d'un centre de vente. L'invention
permettait de simplifier et de sécuriser la transaction
électronique à travers les réseaux
téléphoniques, lors des achats effectués
auprès de commerçants ou d'industriels
reliés directement au réseau téléphonique
ou via Internet.
L'invention consiste à
s'affranchir de la transmission des données bancaires
par l'acheteur à travers un lecteur de carte
bancaire, en réalisant une simple identification
codée de l'utilisateur par le centre de vente,
par exemple par son code PIN. Le centre de vente transmet
une requête de certification au centre d'exploitation
du réseau téléphonique, lequel
fournit alors les données bancaires mémorisées
par le compte de facturation téléphonique.
L'examinateur de l'INPI
a rejeté le 22 avril 2002 la demande de brevet
au motif que son objet ne pouvait pas clairement être
appréhendé comme une invention, au sens
des dispositions du Code de la Propriété
Intellectuelle, dès lors qu'elle constituait
une méthode dans le domaine des activités
économiques. La SAGEM a présenté
un recours contre cette décision du Directeur
de l'INPI auprès de la Cour d'Appel de Paris.
La Cour de Paris a confirmé
ce rejet en estimant également que la méthode
s'appliquait uniquement au domaine des activités
économiques. Elle estime en effet que le fait
de réaliser une méthode de vente supprimant
l'utilisation du lecteur de carte bancaire dans le processus
d'achat, ne permet pas de considérer que la demande
de brevet possède globalement un effet technique.
Par ailleurs, l'exécution d'une commande passée
par téléphone après l'obtention
d'informations sur l'acheteur ne s'applique toujours
qu'au seul domaine des activités économiques.
2) Etablissement d'un
critère de brevetabilité
Quelle que soit
son issue, l'étude de la brevetabilité
d'une méthode électronique dans le domaine
commercial (e-business), qui s'appuie sur un réseau
d'échanges d'informations véhiculées
électroniquement, se doit de pouvoir répondre
à la question de savoir si les moyens de l'invention
procurent des interactions technologiques supplémentaires,
c'est-à-dire des interactions allant au-delà
de celles engendrées par l'exécution des
logiciels dans les architectures connues.
Ce questionnement a été
établi par différentes décisions
des Chambres de Recours Techniques de l'Office Européen
des Brevets (OEB), concernant des inventions mises en
uvre par des logiciels liés au système
d'exploitation d'unités informatiques, tels que
le logiciel de déplacement des fenêtres
cachées par l'ouverture d'autres et de maintien
d'une application lors d'une interruption (CRT 769/92,
935/97, 1173/97). Il a ainsi été précisé
la notion de "caractère technique"
appliquée au domaine informatique, alors que
cette notion était utilisée jusque là
en jurisprudence constante pour qualifier les inventions
brevetables, quel que soit leur domaine d'application.
Le caractère technique relève, de manière
générale, des variations des paramètres
physiques produites sur l'objet auquel s'applique l'invention
pour résoudre un problème technique.
Par principe, tant la Convention
sur le Brevet Européen que le Code de la Propriété
Industrielle en France excluent de la brevetabilité
les innovations qui ne peuvent être considérées
comme des inventions, comme par exemple les programmes
d'ordinateurs, les méthodes dans le domaine des
activités économiques, les créations
esthétiques, les présentations d'information.
La jurisprudence dominante est d'avis que les inventions
au sens de la Convention sur le Brevet Européen
relèvent uniquement du domaine du concret et
doivent posséder un caractère technique.
Il paraît donc opportun de bien distinguer la
nature intrinsèque de l'invention par ses moyens,
de l'environnement dans lequel elle s'applique (esthétique,
ludique, économique, informatique). Par exemple,
il est bien admis qu'une innovation visant à
obtenir un effet esthétique final est une invention
lorsque les moyens mis en uvre pour atteindre
ce but sont d'ordre technique.
La discussion dépasse
largement les frontières nationales puisqu'un
projet de Directive européenne concernant la
brevetabilité des inventions mises en uvre
par ordinateur a été rendue public l'année
dernière. Il confirme que tous les logiciels
ne sont pas considérés de facto comme
exclus du champ de la brevetabilité. Le projet
emploi le concept de "contribution technique",
dont l'évaluation est faite par comparaison entre
l'objet de l'invention revendiquée pris dans
son ensemble et l'état de la technique. Cette
définition de la brevetabilité utilisée
est donc cohérente, quoique formulée de
manière plus elliptique, avec l'approche pragmatique
de l'Office Européen formulée plus haut.
Les deux approches sont encore convergentes par la double
nécessité de définir d'abord un
critère de nature technique, puis d'en évaluer
son respect à travers un outil de mesure.
Il est justifié
d'utiliser cette approche, mise en uvre à
l'origine pour les inventions de logiciels, pour déterminer
le caractère brevetable des inventions en matière
d'activités économiques. Cette extension
d'application du critère est justifiée
par le fait que les logiciels et les méthodes
dans le domaine des activités économiques
sont exclus du champ de la brevetabilité à
partir du même alinéa dans les textes de
loi. En outre, ce rapprochement est également
fondé sur la similitude de nature entre un logiciel
de système d'exploitation d'une unité
informatique et une gestion d'un réseau informatique
opérée par l'exécution de logiciels
dédiés.
3) Application du critère
de brevetabilité au procédé SAGEM
L'analyse des étapes de raisonnement appliquée
par les instances françaises dans l'affaire SAGEM
montre que le critère devenu essentiel au fil
du temps, à savoir le critère de "caractère
technique", ne devait pas être considéré
dans ce raisonnement comme un outil décisionnel,
mais simplement évoqué en tant que critère
en référence aux décisions antérieures
de l'Office Européen des Brevets.
En effet, l'utilisation
de ce critère ne s'est pas traduite dans cette
affaire par la mesure d'un apport ou d'une contribution
par rapport au contexte antérieur, tel que le
permettrait le critère forgé par l'Office
Européen ou énoncé par la proposition
de Directive européenne afin de vérifier
le caractère brevetable d'une invention mise
en uvre par ordinateur.
Il va de soi que l'utilisation
de moyens techniques n'est pas suffisante pour conférer
un caractère technique, comme le précise
la Cour d'Appel. L'unique suppression du lecteur de
carte bancaire ne confère pas en elle-même
un effet technique. Il aurait cependant été
essentiel d'étudier si les moyens mis en uvre
pour permettre l'identification bancaire de l'acheteur
après s'être affranchi de ce lecteur de
carte, ne produisaient pas d'effet technique, et s'ils
conféraient ou pas de caractère technique
au procédé.
En adoptant une telle approche
d'étude de la structure du procédé
et des effets produits par rapport au système
antérieur, la Cour aurait pu objectivement évaluer
la nature technique de l'innovation, en conformité
avec la position du droit communautaire.
En effet, dans l'affaire
SAGEM, le procédé propose d'instaurer
une requête de certification à transmettre
au centre d'exploitation du réseau téléphonique
qui fournit alors les données bancaires mémorisées
par son compte de facturation.
L'Office Européen
a déjà eu l'occasion de se prononcer sur
l'instauration d'un bordereau de transfert unique dans
un système de gestion économique, notamment
de stocks. Il a retenu son caractère brevetable
(CRT 769/92). L'instauration du bordereau unique repris
du centre de gestion vers chaque terminal réalise
bien des interactions supplémentaires sans équivalent
dans le réseau informatique utilisé.
L'environnement technique
de ces deux affaires est en fait très semblable.
Ainsi, on pourrait juger que le procédé
SAGEM établit bien des connexions techniques
supplémentaires par rapport au système
connu, ce qui est susceptible de répondre au
critère de caractère technique. Si, au
contraire, on considère que cette connexion relève
de la connectique classique, sans adaptation particulière
du fait de la nature des comptes mémorisés,
la contribution technique de l'innovation n'est pas
opérante.
4) Quel avenir pour
la brevetabilité des méthodes du e-business
?
Tant dans le
domaine des logiciels que des méthodes électroniques
dans le domaine économique, l'accès au
brevet n'est pas encore intégré dans les
mentalités françaises. Pour de nombreuses
raisons, il serait judicieux d'avancer en ce sens afin
de mieux s'intégrer dans le contexte international.
En particulier, il est réducteur de considérer
que lorsqu'une une méthode vise une transaction
commerciale ou tend à obtenir des informations
administratives ou juridiques, cette méthode
n'a automatiquement pas de caractère technique
! C'est confondre les moyens et le but à atteindre.
La décision analysée
ci-dessus allant dans le sens du refus de la brevetabilité
d'une méthode du e-business s'inscrit mal dans
le contexte européen. En effet, il est possible
d'obtenir un droit au brevet sur territoire français
au moins de deux façons : par le dépôt
d'un brevet national et par le dépôt d'un
brevet européen (ou d'une demande internationale)
désignant la France. L'arrêt de la Cour
d'Appel de Paris pose ainsi également le problème
de l'uniformité entre les deux modes d'obtention
de protection par brevet en France puisque la SAGEM
pourrait encore obtenir par la voie européenne
un brevet ayant un effet en France, malgré son
refus par l'examinateur national. L'INPI serait ainsi
bien avisé de collaborer plus étroitement
avec l'Office Européen afin d'harmoniser, en
amont, ses décisions avec les raisonnements mis
en place par la voie européenne.
La route vers la reconnaissance
en France de la brevetabilité des méthodes
du e-business et des logiciels est longue. Il ne faut
pas désespérer et une telle évolution
de la jurisprudence française semble indispensable
afin de s'inscrire dans le contexte international. La
possibilité de breveter des logiciels ou des
méthodes du e-business ne devrait pas inquiéter
les partisans du système du logiciel libre. En
effet, le concepteur d'un logiciel disposera toujours
de la faculté de renoncer volontairement à
ces droits d'auteur ou à prendre un brevet. Par
ailleurs, la protection par droit d'auteur restera possible
par simple volonté des créateurs.
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