Le fondateur et PDG d'Oracle,
âgé aujourd'hui de 59 ans, et milliardaire,
est une star. Si tout le monde le compare à Bill
Gates, c'est d'abord parce que tous deux ont suivi des
parcours similaires au sein du même secteur (le
logiciel) : création d'entreprises dont ils sont
les patrons indéboulonnables (malgré des
subtilités hiérarchiques pour Gates), succès
financiers considérables, rares talents pour le
marketing, etc. Mais c'est aussi parce qu'Ellison lui-même
s'est dépeint comme l'alter ego de Gates.
Pourtant les deux hommes
sont très différents. Si, l'un comme l'autre,
personnalisent certainement de façon excessive
leurs sociétés respectives (dans le sens
où leur départ aurait un impact majeur
sur celles-ci), Ellison a su compenser en partie le
déficit de notoriété lié
au domaine d'activité d'Oracle (le grand public
s'intéresse évidemment plus aux systèmes
d'exploitation, aux navigateurs et aux logiciels de
lecture audio/vidéo qu'aux systèmes de
gestion de bases de données et aux progiciels
de gestion) par une personnalité médiatique
indéniable, faite de déclarations fracassantes,
d'intenses passions extraprofessionnelles, d'une vie
privée mouvementée et d'un autoritarisme
dont les mauvaises langues pourraient ajouter qu'il
tire vers la mégalomanie.
Un
parcours complexe et risqué
Ellison se présente lui-même comme un homme marqué et défini
par le conflit. Dans Softwar: An Intimate Portrait of Larry Ellison and Oracle
(une biographie écrite par Matthew Symonds mais abondamment annotée
par Ellison lui-même), sont décrites ses oppositions, dès
l'enfance à son père adoptif, puis à ses professeurs, et
plus tard à ses rivaux en affaires.
Né en 1944 dans
le quartier du Bronx à New York, Ellison a été
élevé par la grand-tante et le grand oncle
de sa mère dans un quartier juif middle-class
du sud de Chicago. Etudiant en science à l'Université
de l'Illinois, il n'y passe que deux ans avant d'intégrer
l'Université de Chicago, où il tiendra
seulement six mois mais parviendra tout de même
à y apprendre les bases de la programmation informatique.
Après huit ans de boulots divers, il intégrera
le constructeur Ampex avant de contribuer à bâtir
une base de données pour la CIA, dont le nom
de code est... Oracle.
En 77, Ellison et Robert Miner, son ancien supérieur
chez Ampex, participent à la fondation des Software Development Labs, qui
seront rebaptisés "Oracle" après qu'Ellison développe,
à partir du langage SQL (Structured
Query Langage), un système de gestion de bases de données (SGBD)
compatibles à la fois avec les mainframes et avec les PC de bureau. Ses
premiers clients : Wright Patterson Air Force Base, la CIA, puis IBM en 1981 pour
ses mainframes.
Les débuts de la société sont
caractérisés par une prise de risque importante, qui confinent au
pari insensé, mais relevé. D'abord Ellison recrute des gens sous-qualifiés
pour les positions qu'ils occupent, ensuite il met en avant des fonctionnalités
dont il sait qu'elles ne sont pas encore développées. Ce n'est qu'au
début des années 1990, alors qu'Oracle a levé pour la première
fois de l'argent (plus de 30 millions de dollars) dès 1986, et que la société
vient de connaître, selon les propres mots d'Ellison, une "expérience
de mort imminente", qu'il se décide à adopter une gestion plus
rationnelle en rénovant le management de sa société par l'embauche
de dirigeants plus aguéris, et en faisant réécrire le code
de son SGBD. Deux ans plus tard, la société Oracle était
sauvée, et jusqu'à présent équilibre ses comptes ou
engendre des bénéfices.
Le bon client des médias
et le marin
Au milieu des années 90, Ellison devient
connu hors de son milieu, grâce à son argent bien sûr (le magazine
Fortune l'appelle alors "software's other billionaire" - "l'autre
milliardaire du logiciel") mais aussi par son mode de vie et ses prédictions
sur l'industrie, les unes particulièrement visionnaires, les autres complètement
à côté de la plaque (en 1995, il annonce la mort du PC en
se fendant d'un "[c'est un] appareil ridicule" - il fondera plus tard
une entreprise, New Internet Computer, qui développera un produit bon marché
entièrement dédié à la navigation Web, sans disque
dur, et basé sur Linux : la firme mettra la clé sous la porte en
2003).
Parmi d'autres maximes inoubliables, citons "vous
n'avez pas à être parfait, vous devez juste être meilleur que
l'autre", "il n'y aura pas de nouvelle architecture informatique avant
1000 ans", "l'industrie informatique est en train de devenir ennuyeuse",
"si l'Internet ne s'avère pas être le futur de l'informatique,
nous sommes faits, sinon, nous touchons le jackpot", ou encore, répondant
à Craig Conway, PDG de PeopleSoft (et ancien cadre d'Oracle, qui avait
déclaré à propos de l'OPA lancée en juin dernier "c'est
comme si on me demandait la permission d'acheter mon chien pour pouvoir le tuer"),
"Craigy pense que je veux tuer son chien. Mais c'est faux, j'aime les animaux.
Si Craigy et son chien étaient debout l'un près de l'autre et si
j'avais de quoi tirer une balle, croyez-moi, elle ne serait pas pour le chien".
Sa vie privée ne tarde pas à accroître
la fascination qu'il exerce sur la presse. Divorcé trois fois, sa dernière
épouse (il lui passe la bague au doigt le 18 décembre 2003) est
plus jeune que lui de 25 ans. Elle écrit des romans d'amour, et Steve Jobs
était le photographe officiel de la cérémonie.
Amateur de voitures et de yachts extravagants,
Ellison est aussi un marin accompli. En 1998, lors de la course à la voile au
large Sydney-Hobart , il est à la barre de son maxi monocoque, Sayonara,
quand se déclare une tempête violente. Six personnes décèderont
sur d'autres bateaux, mais Ellison et son équipe s'en sortent. L'expérience,
pendant laquelle il se voit contraint de passer la barre à un coéquipier,
le convainc pourtant de ne plus se considérer comme un skipper professionnel,
ce qui n'empêchera pas Sayonara, mené par un autre, de remporter
l'épreuve.
Il est également le principal financier
de l'Oracle-BMW Racing, qui participa à l'America's Cup en 1999 et 2003
pour le Golden Gate Yacht Club de San Francisco. L'un des hommes les plus riches
d'Amérique selon Forbes (et le douzième plus riche du monde en 2004
- il était sixième l'an dernier - avec 18,7 milliards de dollars),
il possède une propriété de style village japonais médiéval,
en Californie, ainsi qu'une maison contemporaine à Pacific Heights, San
Franscisco.
Terre brûlée ?
Mais Larry l'amateur de batailles fait aussi
parler de lui par la main de fer avec laquelle il dirige. Ses détracteurs
pointent en lui un homme impitoyable, prêt à tout (on se souvient
qu'Oracle avait engagé des détectives pour rassembler des preuves
pour les fédéraux contre Microsoft dans le cadre du procès
antitrust), égocentrique et adepte, même si c'est peut-être
sans le vouloir, de la politique de la terre brulée. Ses relations avec
d'ancien employés devenus rivaux (Craig Conway bien sûr, ou Tom Siebel)
sont exécrables, ses attitudes envers IBM ou SAP - qui le lui rendent bien
- sont pour le moins agressives.
Plus problématique : aucun véritable
successeur n'a été préparé par Larry Ellison (proche
de la soixantaine), l'ambiance très conflictuelle et politique au sein
d'Oracle ne contribuant pas à une sérénité d'ensemble
- et ceci a sans doute provoqué le départ de beaucoup de personnalités
brillantes dans le top management d'Oracle (ces dernières années
: Ray Lane, Gary Bloom, Robert Shaw, Randy Baker, Polly Sumner...).
IBM et Microsoft sont de redoutables concurrents
pour Oracle sur le terrain des SGBD, coeur de métier de la société,
sans lesquels tout l'édifice s'effondre ; et l'aventure PeopleSoft - côté
progiciels de gestion -, imaginée par la numéro deux d'Oracle, Safra
Catz, subit désormais un revers qui semble signer sérieusement l'échec
de l'opération. La situation d'Oracle n'est donc plus aussi formidable
qu'il y a quelques années, et Larry l'imprévisible pourrait bien
décider un jour, comme on le murmure, que son entreprise ne l'intéresse
tout simplement plus. Reste à savoir s'il envisage seulement qu'Oracle
lui survive... Quoi qu'il arrive, le successeur d'Ellison aurait du pain sur la
planche, tant sur le plan interne que sur le plan externe.
On a tendance, pour parler d'Ellison, à
utiliser des hyperboles. De fait, l'homme est décidément bigger
than life, comme disent les américains. Certainement contestable, il
reste l'artisan résolu de sa vie et de son succès.
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