ENQUETE
Ces sociétés qui tirent profit des brevets logiciels
Elles se sont fait une spécialité de la vente de licences, sous menace de procès, sur des brevets logiciels. Un vrai business model pour cette exploitation commerciale un peu particulière qui pourrait bien s'observer aussi en Europe.  (06/09/2004)
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L'innovation informatique face à la propriété intellectuelle
Le 11 août 2002, un tribunal de Chicago condamnait Microsoft à payer 520,6 millions de dollars à Eolas, une émanation de l'Université de Californie. L'éditeur était reconnu coupable de l'utilisation d'"une méthode pour invoquer automatiquement une application externe dans un medium hypertexte" - donc les plugins- , brevetée en octobre 1994 par Michael Doyle, chercheur à l'Université de Californie et unique salarié d' Eolas.

Depuis, Microsoft a fait appel et est en passe, avec l'appui du W3C, de faire invalider le brevet numéro 5 838 960. L'USPTO (bureau des brevets des Etats-Unis) a en effet reconnu (lire notre article du 20/08/2004) que l'objet du brevet avait été décrit en 1993 dans les travaux de l'équipe de Tim Berners-Lee sur le HTML. Mais les difficultés rencontrées par Microsoft, malgré la mobilisation de moyens juridiques considérables, montrent à quel point il est devenu facile et courant d'exploiter commercialement des brevets logiciels abusifs - à tel point que certaines sociétés en ont fait leur business model.

Le cas Acacia

D'abord incubateur de start-ups, Acacia a commencé à se spécialiser dans le commerce de la propriété intellectuelle suite à l'éclatement de la bulle des nouvelles technologies, en vendant des licences sur des brevets déposés par ses filiales. Vendre des licences sous menace de procès, c'est devenu depuis l'unique activité d'Acacia.

Un business model qui ne nécessite pas d'activité de recherche, ni de commercialisation de produits d'aucune sorte. L'activité de ces sociétés se résume donc à la constitution d'un portefeuille de brevets et de licences exclusives. Ces actifs, seule source de revenus de l'entreprise, ne sont exploités qu'une fois que les techniques, méthodes ou concepts concernés sont utilisés par d'autres pour engendrer des revenus, car c'est la condition pour que le détenteur du brevet puisse prétendre capter une part de cette richesse.

Acheter des brevets... et attendre que d'autres utilisent les concepts protégés

Acacia revendique actuellement la paternité du concept de la transmission de vidéos et d'audio numériques, en s'appuyant sur 5 brevets déposés aux Etats-Unis (le principal étant le 5 132 992, accordé en 1992 à une entreprise achetée par Acacia en 1997) et 31à l'étranger. Mais d'autres entreprises ont la même démarche et les mêmes cibles, avec des brevets incroyablement proches - comme décrits dans le tableau ci-après.

Le brevet d'Acacia sur la DMT (transmission numérique de media), après avoir engendré plusieurs millions de dollars de revenus en licences, est tout près d'être invalidé depuis le le 12 juillet. Une commission judiciaire a jugé plusieurs points du brevet 5 132 992 "indéfinis", car trop vagues, ce qui rend inapplicable le brevet dans son ensemble. Les juges ont donc refusé d'accéder aux demandes d'Acacia.

Quelques brevets sur la DMT
Brevet
Détenteur
Objet
Etat
Acacia
Transmission de vidéo et/ou audio, en numérique, compressés, par téléphone, cable ou satellite, "de préférence plus vite qu'en temps réel", pour lecture ou enregistrement
En voie d'être invalidé, car "indéfini" sur plusieur points. 114 entreprises, dont Disney, des chaînes d'hôtels, et des sites pour adultes ont auparavant acquis une licence.
Acacia
idem
-
Acacia
idem
-
Acacia
idem
-
Acacia
idem
-
USA Movie
Transfert de vidéo "d'un lieu à un autre" en numérique, après compression et stockage. Transfert par réseau téléphonique commercial, plus vite qu'en temps réel, reconstruction et visualisation sur "un appareil d'affichage vidéo"
Utilisé pour attaquer MovieLink.com en justice. Pas encore de date prévue pour le procès.
SightSound
Transmission d'un signal vidéo ou audio numériques entre deux mémoires, après paiement et connexion électronique entre les deux parties. Transmission "avec un transmetteur", reception et stockage.
Utilisé pour attaquer CDNow (filliale de BMG) et N2K. Le 24 février 2004, les deux distributeurs de musique en ligne ont conclu un accord reconnaissant la validité du brevet et rapportant 3,3 millions de dollars à SightSound
SightSound
idem
idem

Et pourtant, ils paient
Dans l'exploitation d'un autre brevet, concernant une technique de surveillance de contenus, Acacia est parvenu à récolter 25 millions de dollars auprès de fabricants de télévisions, avant que Sony ne démontre l'invalidité du brevet devant un tribunal. Comment expliquer que des industriels cèdent de telles sommes pour une licence sur un brevet finalement sans valeur ?

"C'est parce que l'interprétation du brevet était large, et seul Sony avait les moyens et la volonté pour se battre", explique Brandon Shalton, un entrepreneur dans le domaine de l'audio en ligne, qui a fondé le site Fight the Patent en 2002, quand il s'est rendu compte que les brevets d'Acacia menaçaient son activité.

"C'est moins cher de prendre une licence que d'aller en justice'

"Ils expliquent aux entreprises qu'ils contactent que c'est moins cher de prendre une licence que d'aller en justice", ajoute-t-il. "C'est un véritable extorsion", mais elle apparaît ainsi comme une décision de bon sens, aussi longtemps qu'on examine la situation au cas par cas. A l'échelle d'un secteur, il serait bien sûr plus économique d'attaquer le brevet. Mais si une société prend cette responsabilité, elle favorise la concurrence et ne retire pas d'avantage particulier. Rien que du bon sens, là aussi.

Des compagnies comme Microsoft ou RealNetworks, dans le cas des brevets DMT, auraient des raisons de chercher à faire invalider des brevets comme ceux d'Acacia, puisque les victimes utilisent souvent leurs logiciels. Mais les grands acteurs s'appuient sur leurs propres brevets pour se mettre individuellement à l'abri de poursuites, via des systèmes de brevets croisés où plusieurs entreprises ont les moyens juridiques de faire invalider leurs brevets mutuels. Ce type de situations entraîne aussi l'impossibilité pour un nouveau concurrent de s'implanter sur le marché.

Autre défaut du système des brevets logiciels, celui-ci propre aux Etats-Unis : en cas de contestation d'un brevet et de victoire du plaignant, ses coûts financiers ne sont pas mis à la charge du condamné. Plus généralement, tant d'obstacles rendent les brevets difficiles à contester, y compris pendant leur procédure de validation, que la Commission Fédérale du Commerce (FTC) a proposé de réformer leur système d'attribution (lire notre article du 03/11/2003).

Brevets logiciels ? Quels logiciels ?
La catégorie de brevets qu'on appelle "brevets logiciels" n'a en commun avec les "logiciels" que de nécessiter un système informatique pour être mis en oeuvre. En réalité, les brevets logiciels concernent des concepts, ils sont donc naturellement vagues et ouvrent des possibilité d'interprétation très larges. En cela, ils sont similaires aux brevets sur des méthodes commerciales, eux aussi autorisés aux Etats-Unis.

C'est ainsi que, avec un seul brevet (le numéro 6 289 319) protégeant "un système automatique d'information financière", PanIP pouvait prétendre à vendre des licences à tout commerçant en ligne, mais aussi aux banques, pour les distributeurs de billets. Finalement, là encore, un jugement d'un tribunal fédéral des Etats-Unis a penché pour l'invalidité du brevet - mais la procédure n'est pas achevée.

Les brevets étaient d'abord destinés à inciter les inventeurs à ne pas garder leurs secrets

D'après les chiffres du Conseil Australien sur la Propriété Intellectuelle, le nombre de brevets de ce type déposés entre 1995 et 2000 a été multiplié par 11 en Australie, par 30 aux Etats-Unis. Un flot qui montre bien le fossé entre le dépôt de brevets et les découvertes exploitables autrement que par des menaces de procès - et la perte de vue des objectifs initiaux du système des brevets, qui étaient de permettre le partage des découvertes en échange d'une protection et d'une rémunération.

En 2004, le nombre de brevets déposés par IBM et Microsoft devrait atteindre le total de 7 000, soit environ 20 par jour. Des proportions telles qu'elles rendent les Offices de brevets incapables de contrôler efficacement les dépôts, et laissent donc la porte ouverte à des brevets encore plus flous.

C'est bien cette caractéristique qui les rend néfastes, d'après leurs opposants. Brandon Shalton établit une différence entre les brevets classiques, "ceux qui sont tangibles, et apportent vraiment quelque chose de neuf, c'est-à-dire qu'en les lisant, les spécialistes peuvent apprendre quelque chose de nouveau", et une génération plus récente de brevets où on retrouve les méthodes de commerce, les brevets sur des procédés, les brevets logiciels.

C'est précisément la même distinction qu'a établi le Parlement Européen dans ses amendements à la proposition de directive Européenne sur les brevets logiciels. "Pour être brevetable, une invention mise en oeuvre par ordinateur doit être susceptible d'application industrielle, être nouvelle et impliquer une activité inventive", avaient approuvé les eurodéputés. Les parlementaires européens avaient aussi formellement interdit les brevets sur des méthodes commerciales. C'était le 24 septembre 2003, mais depuis, les représentants des gouvernements sont revenus sur les amendements en question. La procédure de décision n'étant pas terminée (d'autant que le parlement a été renouvelé depuis), personne ne peut affirmer avec certitude, d'ici au vote en deuxième lecture du texte, si les brevets logiciels seront légalisés en Europe.

L'Europe n'est pas à l'abri
Si l'Europe ne reconnaît, à l'heure actuelle, pas de valeur légale aux brevets logiciels, l'OEB (Office Européen de Brevets) accorde et a accordé un grand nombre de brevets logiciels, ainsi que des brevets sur des méthodes commerciales. La plupart des brevets logiciels sont en effet déposés à l'échelle mondiale, et traités simultanément par les grandes agences d'attribution de brevets.

En Europe, des brevets déjà acceptés, prêts à être utilisés dans des procès

Ainsi, le principe du commerce électronique est couvert par le brevet européen 1 049 966, qui correspond au brevet international WO9934272, déposé en 1997. Il protège le concept d'un "système international sur l'Internet/intranet" qui affiche la marchandise, son prix et les options de paiement. De même, au moins 20 brevets déjà acceptés par l'OEB pèseraient sur un simple site d'e-commerce.

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L'innovation informatique face à la propriété intellectuelle

Ce sont autant de brevets qui entreraient brutalement en application dans toute l'Europe si le principe du brevet logiciel était rendu légal par directive. La perspective de nouveaux marchés pour Acacia, et de soucis non seulement pour les éditeurs basés dans le continent, mais pour l'ensemble des utilisateurs de logiciels.

 
 
Alexandre Chassignon, JDN Solutions
 
 
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