L'original est mort, vive la trace numérique !
Par Maître Isabelle Renard (August & Debouzy)

Par JDNet Solutions (Benchmark Group)
URL : http://www.journaldunet.com/solutions/0302/030227_juridique.shtml
Lancer l'impression

Voici un grand changement dans notre mode de pensée, dont nous n'avons peut être pas encore bien pris toute la mesure. L'original est mort. Enfin le vrai, celui en papier, que nous conservions précieusement par devers nous ou dans le coffre du notaire ou de la banque, et qui nous permettait, un peu moisi et jauni certes mais irréductiblement original, de prouver que oui, c'est bien nous qui avions hérité des chandeliers en or de tante Suzanne.

La certitude qu'un écrit est demeuré intact dans le temps correspond à une notion juridique fondamentale. L'article 1334 du Code Civil consacre d'ailleurs l'infériorité de la copie sur l'original en ces termes : "les copies, lorsque le titre original subsiste, ne font foi que de ce qui est contenu au titre, dont la représentation peut toujours être exigée". Que devient cette prescription en matière numérique, où ce qui est exploité par l'homme n'est par construction qu'une "copie" de l'original stocké dans le système d'information ? On voit bien qu'il est nécessaire de modifier son mode de pensée : l'originalité ne tient plus, comme en matière d'écrit papier, à une absence de modification du support matériel originaire, mais plutôt à ce que l'intégrité de l'information puisse être garantie depuis sa création jusqu'au moment où l'on voudra la restituer pour la produire à titre de preuve.

A cet égard, un arrêt de la cour d'appel d'Aix en Provence du 27 novembre 2001, concernant un litige sur l'authenticité d'un acte (il s'agissait en l'occurrence d'une assignation introductive d'instance) dont la conservation était réalisée uniquement sous forme numérique nous livre un enseignement intéressant. Dans cette affaire, une copie remise en 1997 entrait en conflit avec un original électronique de 1991, conforté par une photocopie du second original de 1991. Les magistrats, pour accorder pleine valeur d'original à l'enregistrement électronique de 1991, ont raisonné ainsi : "En conséquence, la forme de stockage actuelle de l'acte en question correspond au détail des paragraphes et des variables composant le document, de qui démontre que le document est dans sa forme d'origine, qu'il n'a pas subi de modification jusqu'à ce jour et par conséquent qu'il est conforme à celui numérisé en août 91".

En l'occurrence, il ne s'agissait pas d'un écrit signé électroniquement et l'on pourrait le cas échéant remettre en cause le raisonnement suivi par les juges mais là n'est pas notre propos. Ce qui est intéressant est que cette décision lie de façon implicite la notion d'original à celle de stockage, même s'il manque l'étape, fondamentale, de la "traçabilité" de cet enregistrement informatique.

S'agissant d'écrits signés électroniquement, ce souci a été pris en compte par le législateur lors du remaniement du droit de la preuve, puisque celui-ci a pris soin de préciser que l'écrit sous forme électronique serait admis en preuve au même titre que l'écrit sur support papier, pour autant qu'il soit "établi et conservé dans des conditions de nature à en garantir l'intégrité".

Il est vrai qu'à ce stade de la réflexion sur la dématérialisation, l'essentiel de la communication a porté sur le procédé de signature lui même, mais très peu sur la conservation et la restitution de l'écrit numérique. Or, ce n'est pas une question simple : l'écrit numérique signé est élaboré à partir d'un condensé du document en clair, auquel est apposé la clé privée de son signataire. C'est ensuite sa clé publique (disponible sur son certificat de signature électronique) qui permettra de décrypter le document qui, une fois de-condensé (si on veut bien nous passer ce barbarisme), retrouvera sa forme initiale intelligible par l'homme. Les procédés techniques utilisés pour la signature électronique garantissent l'intégrité du document au moment de sa signature, et donc la possibilité pour l'émetteur de se fier à un document qu'il reçoit d'un interlocuteur distant via des réseaux ouverts. A cet égard, le document signé électroniquement joue le rôle d'un document original dans le monde numérique, mais il faut être conscient de ce qu'il se compose d'un ensemble d'éléments considérablement plus complexe qu'un original papier (qui par définition est auto suffisant) : il se compose en effet du document en clair, de son condensé crypté, de la clé publique de l'émetteur et bien entendu de l'environnement informatique qui permet, en appliquant la clé publique au condensé crypté, de retrouver le document d'origine.

Avant de passer à la question qui nous préoccupe ici, et qui est de savoir comment, passé un certain temps, va être restitué le document original, il convient de porter son attention sur deux points :

1 - en matière numérique, il s'infère de l'article 1316-1 du Code Civil que la notion d'original est indépendante de celle du support pour autant que l'intégrité du document soit conservée, contrairement à ce qui se passe dans le monde matériel. C'est heureux, compte tenu de la rapidité d'évolution des technologies, mais c'est aussi dangereux, car il ne faut pas qu'il soit porté atteinte à l'intégrité de l'acte lors d'une modification de l'environnement informatique qui le supporte.

2 - L'écrit numérique ne peut servir de preuve que s'il est doté d'une signification intelligible, aux termes même de l'article 1316 du Code Civil. Cela signifie en pratique que seule une impression papier " en clair " des archives sera tenue pour un original, mais qu'il faudra savoir garantir que cette impression correspond fidèlement au document initialement signé électroniquement.

A l'heure actuelle, on sait que des travaux importants de normalisation sur l'archivage sont en cours, mais il ne semble pas y avoir de consensus clair sur ce qu'il convient d'archiver parmi l'ensemble des éléments qui procèdent de la création du document signé électroniquement, tels que rappelés ci-dessus. C'est d'autant plus regrettable que le juge possède à l'égard des documents signés électroniquement un pouvoir d'appréciation fort important, aux termes du nouvel article 288-1 du Nouveau Code de Procédure Civile (introduit par le décret du 12 décembre 2002 et curieusement passé totalement inaperçu): "lorsque la signature électronique bénéficie d'une présomption de fiabilité, il appartient au juge de dire si les éléments dont il dispose justifient le renversement de cette présomption".

…. Autant dire que si le juge a un doute sur le montage complexe qui aura permis de lui restituer la copie papier d'un original électronique, il pourra remettre en doute l'authenticité du document, même signé à l'aide du nec plus ultra des procédés, à savoir une signature électronique avancée. Il faut y ajouter qu'avec l'évolution des techniques, il sera probablement possible après quelques années de conservation de fabriquer des faux originaux numériques en recalculant la clé privée à partir de la clé publique (opération très difficile au moment de la création du document signé, mais peut être pas dix ans plus tard …).

En guise de conclusion, nous souhaitons soumettre au lecteur une question et une piste de réflexion :

Est-il indispensable de conserver l'ensemble de l'environnement informatique ayant procédé à la création du document numérique signé si...

a) on est capable de garantir l'intégrité de ce document au moment de sa création, par l'utilisation du service d'un " tiers de confiance ", par exemple, et si
b) la traçabilité du document " en clair " est assurée depuis sa création, dans des conditions de sécurité technique et juridique garanties ?

Excellente question, merci de l'avoir posée, me direz-vous…

 



Tribune publiée par Fabrice Deblock le 27/02/2003


Isabelle Renard est Avocat associée du cabinet August & Debouzy

Pour tout problème de consultation, écrivez au Webmaster
Copyrights et reproductions . Données personnelles
Copyright 2006 Benchmark Group - 69-71 avenue Pierre Grenier
92517 Boulogne Billancourt Cedex, FRANCE