IP(v6) : l'infrastructure d'un monde imprévisible
Par Daniel
Kaplan
Délégué général
de la Fondation
Internet Nouvelle Génération
- Mercredi 14 novembre 2001 -
On
ne saurait recommander un document sur IPv6 comme lecture de plage.
Le sujet - il s'agit de la nouvelle version du standard technique
essentiel de l'internet, IP - est aride. Pourtant, le débat autour
d'IPv6 résume assez bien les enjeux géo-économico-stratégiques
du développement de l'Internet. De son issue dépendra pour partie
la manière dont se bâtira la "société de l'information" de demain.
Les choix, bien sûr, ne sont techniques qu'en apparence ; en substance,
ils sont commerciaux et politiques.
Dans
le système productif, la mise en réseau - d'abord interne à l'entreprise,
puis externe - est le prolongement logique du mouvement d'informatisation.
C'est aujourd'hui dans la coopération, dans l'interconnexion des
processus et des entreprises, ou encore dans la mise en relation
et l'échange des connaissances, que se recherchent les nouvelles
sources de valeur.
Le
réseau n'est pas simplement un mode de distribution ou de diffusion
: il est la source même de la valeur ou de la connaissance. La
communication individuelle et de groupe, au travers du courrier
électronique, des forums, des "chat" ou de la messagerie instantanée,
constitue toujours le principal usage de l'Internet. Le succès
des jeux en réseau, l'explosion des échanges de messages courts
sur les réseaux mobiles, le nombre phénoménal de "pages personnelles"
(4 millions rien qu'en France !), démontrent également la force
des attentes en matière d'échange, de collaboration, d'expression
en réseau.
Dans
le domaine des technologies de l'information, les matériels comme
les logiciels deviennent des assemblages dynamiques, éventuellement
provisoires de composants spécialisés, conçus pour communiquer
avec d'autres composants complémentaires. Il en va de même des
données, des informations. Au moyen de l'hypertexte, le web a
mis en relation des documents ; désormais, chaque information
élémentaire apprend à se décrire elle-même pour pouvoir être exploitée
par d'autres, humains ou machines.
Ainsi,
chaque entité technique ou informationnelle élémentaire possède
certaines fonctions ou capacités propres, mais ne trouve vraiment
son utilité que lorsqu'elle se relie avec d'autres. On pourrait
dire qu'il en va de même des organisations, voire (avec de nombreux
bémols) des individus. Mais les liens pertinents ne peuvent pas
être identifiés à l'avance : la valeur sociale d'un tel système
est donc maximale lorsque chaque entité se trouve toujours en
mesure d'échanger avec toutes les autres, indifféremment du but
assigné à l'échange. En déportant l'intelligence hors du réseau,
dans les ordinateurs qui lui sont raccordés, en faisant preuve
d'un total agnosticisme vis à vis des usages, l'Internet répond
parfaitement à ce critère.
En
l'état, l'Internet n'est pas en mesure d'accueillir les milliards
de nouveaux terminaux qui voudront s'y connecter demain |
L'Internet
apparaît alors comme l'infrastructure technique d'un monde imprévisible
dans lequel la valeur et le sens se produisent en réseau, raccordant
peu à peu tous les réseaux pour permettre à tous les appareils,
et derrière eux à toutes les organisations et à tous les hommes,
de communiquer sans contrainte ni intermédiaire (techniques).
Il
s'agit là d'une formidable promesse, extraordinairement exigeante...
et que l'Internet d'aujourd'hui ne tient pas.
En
l'état, l'Internet n'est pas en mesure d'accueillir les milliards
de nouveaux terminaux qui voudront s'y connecter demain, ni de
transporter dans des conditions acceptables les marées de données
qu'ils échangeront. IPv6 a pour objet de permettre à l'internet
de "passer à l'échelle", tout en préservant ses principes architecturaux.
Le nouveau standard multiplie le nombre d'adresses qui peuvent
être attribuées à des appareils connectés ; simplifie considérablement
le raccordement d'un nouvel appareil, notamment dans un contexte
de mobilité ; intègre des critères de sécurité, de qualité de
service... sans lesquelles de nombreuses communications "critiques"
n'emprunteront pas les routes de l'Internet.
En revanche, passer du standard actuel (IPv4) à IPv6 exige de
mettre à jour les logiciels de tous les serveurs, de tous les
équipements de communication et tous les ordinateurs connectés
: un processus complexe, coûteux, qui prendra des années.
Il
y a bien une autre solution. Les difficultés de l'Internet proviennent
de son ambition d'interconnecter tous les systèmes de communication,
pour tout type d'usage, dans un système totalement décentralisé
et concurrentiel. Dans un monde où un petit nombre d'opérateurs
multiservices de taille mondiale se partageraient le marché de
l'internet et échangeraient du trafic entre gens de bonne compagnie,
IPv6 serait moins nécessaire. Il en irait de même si l'on savait
prévoir a priori quels appareils communiqueront ensemble, en quelles
circonstances et pour quels usages. On pourrait alors ne recourir
à l'Internet "public" que dans un petit nombre de cas et préférer
pour les autres des solutions ad hoc adaptées à chaque type d'usage,
ou à chaque bourse.
Echaudés
par les déconvenues de la nouvelle économie et les premiers échecs
de l'Internet mobile, de nombreux acteurs sont tentés par cette
approche : grands groupes multimédias désireux de valoriser leurs
contenus auprès de leurs consommateurs, spécialistes des télécoms
ou de l'audiovisuel tentés de refermer la parenthèse Internet
pour retrouver un monde plus prévisible où chacun reste à sa place...
Ces acteurs soulignent, à juste titre d'ailleurs, que les consommateurs
veulent des services qui répondent de manière simple à leurs besoins
et se moquent bien d'avoir leur propre adresse Internet.
Presque
tout reste à inventer des pratiques en réseau, des usages
de l'Internet |
Mais
qui peut savoir quels services voudront ces consommateurs ? Et
d'où viendront-ils, ces services ? Qui les inventera, qui en définira
le modèle économique ? Des plus spectaculaires innovations d'usage
de l'Internet - l'e-mail, le chat, le web, Napster et ses clones
(et le SMS dans les réseaux mobiles) - aucune ou presque n'a été
conçue au sein d'une grande entreprise du secteur. Les plus intelligentes
d'entre elles ont su reconnaître une innovation venue de nulle
part, née du formidable terreau qu'est l'internet ouvert, pour
en tirer une valeur économique. L'Internet ouvert est l'un des
plus formidables supports d'innovation jamais inventés. Or le
mouvement d'innovation lié à l'Internet n'en est qu'à ses débuts.
Aujourd'hui, l'Internet a transformé
le travail des cols blancs
dans les pays développés. Ailleurs - dans la vie quotidienne,
la maison, la mobilité, la culture et la création, la vie de la
cité, son impact demeure très limité. Presque tout reste à inventer
des pratiques en réseau, des usages de l'Internet.
Préserver
l'organisation décentralisée de l'Internet, tout en lui permettant
de passer à une échelle supérieure, c'est préserver notre capacité
de décider collectivement et individuellement de la forme que
prendra, pour nous, la société de l'information. C'est aussi susciter
et encourager l'invention et l'innovation d'où qu'elles viennent.
Donnons-nous ces chances-là.
Daniel Kaplan