Depuis
quelques jours, quel climat étrange pour la sixième
Fête de l'Internet ! Après l'enthousiasme des débuts
et malgré la qualité de cette manifestation, voici que
serait venu le temps des doutes, de la nostalgie et
du désenchantement.
Je
me souviens pourtant de la grande satisfaction que j'avais
éprouvée à l'Assemblée nationale lorsque, en 1998, à
l'occasion de la première fête de l'Internet, nous avions
inauguré notre nouveau site Web. Le succès - jamais
démenti depuis - que nous avons connu reste pour moi
l'un des signes qu'un exercice renouvelé de la démocratie
parlementaire est possible. Plus tard, à Bercy, j'ai
mesuré, en lançant le projet ambitieux d'"e-ministère"
(en particulier la télédéclaration des impôts) combien
les réseaux pouvaient améliorer les relations entre
les citoyens et l'administration et accroître l'efficacité
des services publics.
Mais
l'éclatement, à partir de mars 2000, de la bulle Internet
a douché les rêves. Le surendettement des grands groupes
de nouvelles technologies, l'infléchissement du taux
d'équipement des ménages et le retour accéléré du chômage,
tout cela a renforcé le désenchantement. Un effet de
mode a pris fin et Internet est définitivement passé
dans nos habitudes. Faut-il pour autant accepter qu'Internet
rentre dans le rang des technologies et passer à autre
chose ? Au contraire. C'est maintenant que l'intervention
du politique particulièrement nécessaire. Il faut poursuivre
le développement d'Internet en France, en relevant un
triple défi.
Un défi
technique
La révolution technologique est en train de s'accélérer.
Il est indispensable que nos entreprises et notre société
restent dans la course. Notre pays doit rattraper rapidement
son retard dans l'accès au haut débit pour tous. Le
nombre d'internautes en France vient certes de dépasser
les 20 millions, mais nous sommes encore en retard pour
l'accès à l'Internet rapide par rapport aux Etats-Unis
ou à l'Allemagne, avec moins de 2 millions d'abonné.
La baisse des tarifs d'accès à l'ADSL et au câble doit
être poursuivie pour que se développe un usage approfondi
du Web.
Au-delà de la diffusion de
l'ADSL et du câble, n'ayons pas peur de nous affranchir
des vecteurs traditionnels d'Internet et de diversifier
les voies d'accès au réseau. La téléphonie mobile et
la télévision numérique en offrent la possibilité. Le
rapprochement de la téléphonie mobile, d'Internet et
des technologies de localisation - le GPS aujourd'hui,
Galileo probablement demain, - offrira aux usagers des
services plus pertinents, introduisant de l'information
virtuelle dans leur environnement immédiat.
L'apparition des réseaux sans
fil, notamment le Wi-Fi, ouvre la voie à une nouvelle
expansion des réseaux, à haut et très haut débit, pour
les entreprises et pour les particuliers. Il faut faire
toute leur place à ces nouvelles technologies, même
si elles viennent - c'est vrai - bouleverser une nouvelle
fois les modèles économiques fragiles du marché des
télécommunications. Je souhaite que le Wi-Fi soit rapidement
autorisé sur tout le territoire français et non pas
limité à quelques départements. Je souhaite aussi qu'un
programme soit lancé pour équiper les écoles et les
bibliothèques publiques en accès économique au haut
débit.
Le développement rapide de
ces nouveaux usages du réseau est une condition pour
que les nouvelles technologies pénètrent vraiment notre
tissu économique et social et qu'elles nous apportent
les gains de productivité et le surcroît de croissance
promis.
Un défi
social
Quelles que soient les
promesses des technologies émergentes, le développement
d'Internet reste avant tout un défi social. Internet
n'a pas levé les barrières sociologiques, pas plus qu'il
n'a effacé les distances. Seul le quart des foyers français
est connecté contre plus d'un tiers en Grande-Bretagne
et plus de la moitié dans les pays nordiques. Ceux qui
se connectent à leur domicile appartiennent aux catégories
supérieures et diplômées. 7% des internautes seulement
sont des ouvriers alors qu'ils représentent 17% de notre
population. La diffusion du haut débit est plus élitiste
encore.
La concurrence entre opérateurs
et l'éducation des jeunes aux technologies de l'information
peuvent contribuer à réduire ces inégalités. Il faut
trouver des mesures à court terme pour éviter le décrochage
d'une partie de nos concitoyens. Je pense en particulier
aux actifs qui, menacés par le retour du chômage, rencontreront
des difficultés plus importantes encore s'ils ne maîtrisent
pas Internet. Certaines dépenses pour l'emploi ou une
majoration de l'allocation de rentrée scolaire pourraient
être mobilisées pour soutenir l'équipement informatique
des familles modestes. La formation aux nouvelles technologies
doit également devenir un volet du dispositif nécessaire
de "sécurité sociale du travail" et "de formation toute
la vie".
La distance sociale se double
souvent d'une relégation géographique, au détriment
notamment des territoires ruraux. Pour encourager l'accès
à Internet, nous devons donner aux collectivités locales
la capacité de devenir des acteurs des réseaux et non
plus seulement des financiers. Un amendement au projet
de loi pour la confiance dans l'économie numérique (LEN),
en cours de discussion au Parlement, a été introduit
pour accorder une plus grande liberté. Il faut poursuivre
et laisser se développer les nombreuses initiatives
locales, à Pau, dans le Tarn et ailleurs. Sans être
naïf, il sera très difficile d'équiper les zones les
plus pauvres et les plus enclavées numériquement si
le coût élevé des infrastructures est laissé à la seule
charge des collectivités territoriales sans mécanisme
de péréquation Le gouvernement ne prévoit aucun financement
nouveau pour permettre la couverture de l'ensemble du
territoire, en complément des moyens déjà mis en place
sous la législature précédente.
Un défi
démocratique
Enfin, Internet est à
la fois une chance et un défi pour nos démocraties,
aspect dont on ne parle malheureusement plus guère.
Le gouvernement a fait le choix de traiter en premier
la dimension commerciale de l'avenir d'Internet, avec
le projet de loi pour la confiance dans l'économie numérique.
Il oublie qu'Internet, en même temps qu'un lieu d'échange
de biens et de services, est un formidable moyen d'expression
pour les individus, pour les citoyens, pour toutes les
sensibilités. Une vraie chance pour l'esprit critique
et pour les démocraties.
Malgré les 38 millions de sites
déjà accessibles, de nombreuses initiatives sont encore
possibles dans ce domaine. Internet peut jouer un rôle
majeur comme outil de la démocratie participative, au
plan local notamment, et de la démocratie sociale. Internet
amplifie les capacités de mobilisation de la société
civile. Il facilite l'accès au débat citoyen et les
relations avec les administrations. Un grand chantier
doit également être ouvert entre partenaires sociaux
sur l'utilisation des nouvelles technologies dans l'entreprise,
pour permettre un approfondissement du dialogue social
et la maîtrise des nouvelles conditions de travail des
salariés.
Au-delà du commerce, seule
la confiance entre les divers acteurs de l'Internet
permettra à ces initiatives civiques de se développer.
Je pense en particulier à tous ceux qui, intermédiaires
du Web, font vivre le réseau au quotidien. Leur collaboration
ainsi qu'une bonne compréhension de la complexité de
leurs métiers sont nécessaires pour qu'on puisse bâtir
une régulation efficace d'Internet et développer les
services du Web citoyen.
A ce titre, je partage l'inquiétude
des acteurs de l'Internet sur l'article 2 de la LEN
voté en première lecture à l'Assemblée nationale. Cet
article prévoit que la responsabilité des hébergeurs
de sites Web pourra être engagée à partir du moment
où ils auront eu connaissance qu'ils hébergeaient un
contenu illicite, avant même toute intervention de l'autorité
judiciaire, notamment en cas de notification par un
internaute d'un contenu contestable. Cette disposition,
trop peu précise risque d'introduire de l'insécurité
juridique dans un domaine où les contentieux étaient
pourtant devenus rares. Les hébergeurs auront désormais
une obligation de surveillance a priori des contenus
qu'ils accueillent, sous peine d'engager leur responsabilité
civile et pénale. Certes il faut être vigilant mais
le risque est de voir se développer des comportements
d'extrême frilosité, réduisant les espaces de publication
mis a disposition des internautes et, donc, la diversité
des informations mises en ligne. Il serait utile que
les débats sur la LEN au Sénat permettent d'aboutir
à une disposition équilibrée.
Innovation, égalité, démocratie
: Internet a besoin d'un projet politique d'ensemble,
où le citoyen, le travailleur, l'entrepreneur, l'artiste,
le consommateur, l'enfant trouvent place, respect et
informations. Nous sommes à l'aube du développement
des nouvelles technologies pas à leur crépuscule.
[lfabius@assemblee-nationale.fr]
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