En rachetant Rueducommerce, Carrefour est loin d'être tiré d'affaire

L'acquisition de Rueducommerce par Carrefour fait plus de sens que la reprise par Altarea en 2011, mais ce n'est qu'un tout petit pas dans la difficile problématique du distributeur pour s'adapter au monde digital d'aujourd'hui et à la forte concurrence d'Amazon.

Bien, Carrefour est sur le point de racheter Rueducommerce à Altarea. Ils sont rentrés officiellement en négociations exclusives, donc il y a de fortes chances que cela se fasse dans les mois à venir.

A vrai dire, dans ma chronique de fin 2011 ici dans le JDN, j’exprimais mon scepticisme sur la création de valeur de l’acquisition pour Altarea, donc je ne suis pas du tout étonné qu’ils revendent aujourd’hui. Et, de fait, s’ils revendent 20 à 30M€ (information JDN) alors qu’ils l’ont acheté 100M€ il y a 4 ans et ont dû remettre quelques dizaines de millions d’euros pour renflouer depuis, cela leur aura coûté autour de 100M€.

Je veux bien croire que cette acquisition a eu plusieurs effets induits positifs pour la foncière, l'a aidée et a accéléré sa digitalisation, mais de là à justifier un investissement de 100M€, on en est assez loin je pense. Une mauvaise affaire au global, mais ce n’est pas la fin du monde pour Altarea qui a tenté et pouvait se payer cette erreur, une grosse goutte à son niveau.

Ceci étant, le point est maintenant l’intérêt de l’acquisition pour Carrefour. Elle est évidemment bien plus logique, ce grand retailer, 2ième groupe de distribution au monde après Walmart, va d’une part d’abord pouvoir faire bénéficier la cible de sa puissance d’achat, et ensuite bénéficier lui-même d’une place de marché opérationnelle avec un trafic substantiel.

Car la place de marché est devenu strictement vitale dans le modèle économique des e-commerçants, à commencer par Amazon lui-même évidemment, dont les revenus de la place de marché (représentant aujourd’hui plus de 40% des volumes) font plus que compenser les très importantes pertes sur l’e-commerce (le shipping offert lui coûte déjà 6-7Mds$ par an).

Qui n’a pas d’ailleurs aujourd’hui sa place de marché ? Cdiscount, Galeries Lafayette ou Auchan par exemple s’y sont tous mis, comprenant bien l’intérêt de "leverager" leur trafic et leurs comptes clients, au-delà d'offrir plus de choix à leurs consommateurs.

Si le rachat de Rueducommerce par Carrefour fait bel et bien du sens, que le distributeur ne la paie a priori pas trop cher facialement (mais va certainement devoir remettre de l’argent pour renflouer après, ce qui rehaussera le vrai coût d’acquisition), la partie est cependant très loin d’être gagnée pour lui.

Depuis 2011 et l’acquisition de RueduCommerce par Altarea, les choses ont en effet bien changé, à commencer par un renforcement considérable d’Amazon, aka "la Pieuvre" : 

-    1) Son CA global est passé de 40Mds$ à 100Mds$ sur le plan mondial, avec un doublement des comptes clients (de 150 à 300M). Je suppose qu’en France il a également plus que doublé, passant de 1,5Mds€ à 3-4Mds€ de CA.

-    2) Il est devenu en France l’enseigne à la fois la plus appréciée et la plus respectée, loin devant les autres distributeurs. Rien d’étonnant, la qualité de service est assez sidérante, livraison ultra-rapide, idem pour les réponses du service client, politique de remboursement sans discussion, etc.

-    3) Au-delà de la taille et de leur superbe image, leur modèle économique est plus solide que jamais : il faut s’enlever de la tête l’idée qu’Amazon ne gagne pas d’argent, très loin de là, et voir par exemple qu’ils génèrent ainsi plus de 8Mds$ de cash flow opérationnel cette année. Que celui-ci soit presque totalement réinvesti en croissance ou en amélioration du service au client (ie livraison en 1h) est autre chose. Les revenus de la place de marché, dégageant une marge très confortable, sont en forte croissance, de même que les revenus issus des Web Services (et pour cette division, la marge nette est bien connue, autour de 20%). Et fin juillet dernier, annonçant des résultats bien meilleurs que prévus et rassurant donc les investisseurs quant à leurs marges, la capitalisation boursière s’est envolée pour dépasser celle de Walmart…

-    4) Et on s’aperçoit bien qu’Amazon en a encore énormément sous le pied en terme de "leverage" et de monétisation de son trafic, comme avec le lancement il y a quelques mois aux US de la place de marché des services à la personne.

L'acquisition de RueduCommerce, si elle va dans le bon sens pour Carrefour, n’est pourtant qu’un (tout) petit pas pour s’adapter à la nouvelle donne digitale et à la concurrence d'Amazon qui améliore toujours plus ses délais de livraison. Elle arrive même un peu tard.

Sur le fond cependant, pour un acteur comme Carrefour dont 98 ou 99% du CA provient encore "du carrelage" (pour reprendre un terme de retailer), le vrai challenge réside surtout dans le redéploiement des surfaces physiques et notamment l’évolution du concept d’hypermarché, ce à une époque où le consommateur avec son smartphone peut immédiatement comparer les prix et prendre des avis sur les produits.

Si le format hypermarché a eu son heure de gloire dans les années 90, le trafic est en baisse régulière aujourd’hui et sa clientèle vieillit globalement, les jeunes se portant plus sur l’e-commerce, le centre-ville ou d’autres formes de consommation.

Si Amazon est un formidable compétiteur, la lutte contre lui n’est ainsi qu’un volet et n’est certainement pas le coeur du sujet pour Carrefour. Il ne faut d’ailleurs pas chercher à les battre sur leur terrain, c’est bien trop tard, leur avance est trop forte. La vérité est que Carrefour doit complètement se réinventer en redessinant le concept hypermarché et ce que le consommateur y trouvera, en mettant sur pied un vrai omnicanal, sans oublier une stratégie mobile complète. Le tout étant de devenir absolument unique et non pas "meilleur que".

Enfin, dans la mesure où pas loin des 3/4 des bénéfices d’un hypermarché proviennent du rayon produits frais, bien plus lucratif que le reste, on imagine aussi la lourde menace que fait peser sur le modèle économique une violente attaque d’Amazon Fresh ou d’acteurs comparables… Certes, la logistique de produits frais est complexe et très coûteuse. Mais d’une part FreshDirect opère aujourd’hui de façon rentable à New York, et d'autre part Amazon a montré qu’il était prêt à perdre de l’argent pendant pas mal de temps sur une activité donnée. L'objectif pour lui étant de solidifier encore davantage la relation client dans une activité à forte récurrence.

Des grands distributeurs américains spécialistes comme Best Buy (qui a annoncé avant hier des résultats très encourageants), Home Depot ou PetSmart par exemple semblent avoir bien réussi leur transition dans ce monde numérique, notamment en renforçant considérablement le rôle de l’humain et du conseil en magasin, mettant en avant des nouveautés et des exclusivités, organisant des "ateliers". Mais le challenge digital est autrement plus corsé pour les grands généralistes qui vendent bien souvent des commodités.

Même Walmart, qui a pourtant investi plus de 10Mds$ dans son e-commerce et sa digitalisation depuis 4-5 ans, notamment en réalisant une douzaine d’acquisitions technologiques (en mobile, big data, social networks, etc) a du mal…