Gauthier Picquart (Rue du Commerce) "La distribution physique va décider de l'avenir de l'e-commerce"

Les retailers vont prendre possession de l'e-commerce. Ils imposeront leurs réponses aux grands enjeux du secteur et lui apporteront une nouvelle phase d'innovation au travers du mobile. Le fondateur de Rueducommerce détaille sa vision.

JDN. Quel est selon vous le changement majeur auquel nous allons prochainement assister dans l'e-commerce ?

Gauthier Picquart. La grande tendance des six prochains mois est la montée en puissance de la distribution physique sur Internet. D'un côté, les pure players s'adossent aux retailers. Les plus gros l'ont déjà fait, c'est maintenant au tour de ceux de taille moyenne, comme Delamaison et Le Jardin de Catherine cet été. Les acteurs de cette taille ont du mal à trouver de l'argent pour se développer. En outre, la forte hausse des coûts d'acquisition sur le Web les conduit également à chercher d'autres moyens pour vivre. L'une des possibilités consiste à s'appuyer sur une grande structure qui leur permette d'élargir leur base de clientèle. Et de leur côté, les retailers peuvent encore les racheter pour un montant raisonnable.

Car en parallèle, les distributeurs physiques vont progressivement s'approprier le secteur. A mon sens, ceci se produira en particulier au travers du canal mobile, qui va accélérer leur expansion sur le Web marchand. Ils savent bien qu'ils vont devoir établir des connexions avec Internet. Or le mobile est aujourd'hui plus proche de ce qu'ils font, s'inscrit mieux dans leur activité que l'e-commerce. Et via le mobile, Internet descend dans la rue... sur leur terrain. Ces deux évolutions, l'affaiblissement des pure players et l'essor du mobile, vont conduire au même résultat : la prise en main des grands enjeux de l'e-commerce par la distribution traditionnelle.

Comment doivent réagir les e-commerçants ? Sur le canal mobile également ?

Il n'y a plus d'innovation dans la vente en ligne depuis un bon moment. Tous les sites marchands utilisent les mêmes méthodes et cela fait bien 5 à 7 ans que c'est ainsi. La révolution de l'e-commerce, c'était avant. Or comme le modèle actuel de la vente en ligne ne peut pas être rentable, les choses doivent changer. Demain, les internautes seront sur le mobile bien plus que sur le Web fixe. Mais tout reste à créer : si l'univers du jeu utilise très bien le mobile, les autres univers n'en sont qu'aux balbutiements. Chez Rueducommerce, le mobile fait donc partie de nos axes stratégiques et ceci est d'autant plus vrai que notre maison-mère, Altarea Cogedim, exploite des centres commerciaux. Plus largement, je pense que les sites marchands qui le peuvent ont intérêt à adopter des approches innovantes sur le mobile.

Pourquoi la montée en puissance de la distribution physique est-elle inexorable ?

De façon similaire, aux débuts de l'e-commerce, on pouvait s'attendre à ce que les vépécistes prennent la main. Cela ne s'est finalement pas produit. Mais dans la situation actuelle, la distribution est beaucoup plus puissante. Internet ne l'a pas encore mise en danger et elle dispose de plus de temps pour s'imposer. Elle n'est donc pas en danger comme l'étaient les vépécistes.

Ceci n'empêche pas qu'à terme, il restera toujours des dizaines de milliers de pure players, des sites de niche qui continueront à avoir leur place. Uniquement sur certains produits, cependant. A l'heure actuelle, il est possible d'acheter un canapé ou un appareil photo dans beaucoup d'endroits. Ce n'est pas vrai pour des articles plus spécifiques, qu'il s'agisse d'une boîte à cigare ou d'un accessoire automobile. Pour être pertinents, les sites de niche devront proposer une solution à cette problématique de localisation.

Comment s'explique le cas du pure player Amazon, exception dans ce tableau d'un marché e-commerce dominé par les retailers ?

Mais Amazon est-il un vrai e-commerçant ? N'est-il pas plutôt un éditeur de contenu et un moteur de recherche marchand, un prestataire de services pour le commerce et l'e-commerce ? Qui plus est, sa marketplace a pris le dessus sur ses ventes en propre.

L'exception Amazon perdure car cet acteur est le seul à disposer de moyens suffisants pour réagir face aux retailers. Toutefois, il va de moins en moins se confronter à Wal-Mart et aux autres distributeurs, pour se concentrer sur son rôle de vitrine et de logisticien pour e-marchands tiers. Et demain, qu'est-ce qui différenciera Amazon de Google ou d'Apple, lorsque chacun des trois aura investi dans les domaines des deux autres ?

In fine, on ne peut pas analyser les tendances du marché français en considérant Amazon, car dans tous les pays où il est présent, il fait figure d'exception, du fait de son âge et de son modèle très particulier.

Comment la prise en main de l'e-commerce par les distributeurs physiques va-t-elle transformer le marché ?

Aujourd'hui, il existe une dichotomie entre la distribution classique, où tous les niveaux de prix sont pratiqués, et le Web, qui s'est construit et vit toujours sur une promesse low-cost, mis à part quelques sites qui ont bâti une politique de marque exceptionnelle. D'où la grande question qui va bientôt se poser : le low-cost va-t-il continuer à dominer sur Internet ? Ce sont les retailers qui imposeront leur réponse. Ce sont eux qui vont décider si les grands sites doivent poursuivre leur course au chiffre d'affaires, ou au contraire travailler davantage leur rentabilité.

De plus, ce qui intéresse les distributeurs physiques, ce n'est pas le chiffre d'affaires qu'ils peuvent réaliser en ligne : avec ses coûts d'acquisition forts et sa rentabilité faible, un gros pure player ne rapporte pas plus d'argent que des magasins physiques. La création de valeur dans l'e-commerce est réservée aux très gros leaders continentaux tels qu'Amazon et Rakuten. Ce qui intéresse les retailers, c'est ce que peuvent apporter les outils du numérique, Web fixe et mobile, à leur canal de distribution physique. Cette vision, bien différente par exemple de celle qu'avait Casino en investissant dans Cdiscount il y a quelques années, va entièrement changer la donne.


Gauthier Picquart, 45 ans, est cofondateur et PDG de Rue du Commerce. Diplômé du Celsa, il débute sa carrière en 1990 dans la vente d'espaces publicitaires au Figaro. En 1993 il fonde la société de couponing Syracuse qu'il vend à High Co en 1998. Il passe ensuite une année à voyager puis cofonde Rueducommerce en 1999 avec Patrick Jacquemin, alors PDG du groupe de presse Ziff Davis France. Il donne régulièrement des cours à Sciences Po Paris et au Celsa.