Maëlle Gavet (Ozon) "Ozon est l'Amazon, l'Expedia et le GSI Commerce de Russie"

Adapter le modèle d'Amazon aux spécificités du marché russe n'est pas une mince affaire. Comme tout est à créer, Ozon multiplie les casquettes. Sa PDG française dévoile sa stratégie.

JDN. Quelle place Ozon tient-il dans le paysage de l'e-commerce russe ?

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Maëlle Gavet, PDG d'Ozon © S. de P. Ozon

Maëlle Gavet. Ozon a été lancé en 1998 sur la vente de livres avant de s'étendre, comme Amazon, à d'autres catégories de produits. L'activité a réellement commencé à décoller il y a environ 6 ans. Le gouvernement russe a en effet fait des efforts pour accroître la couverture Internet du pays, qui est devenu l'an dernier le premier marché Internet d'Europe en nombre d'internautes. L'Allemagne, le Royaume-Uni et la France nous devancent néanmoins toujours en nombre de cyberacheteurs.

La concurrence entre les sites marchands se renforce beaucoup depuis un an et demi. Il n'existe cependant pas de groupe e-commerce aussi gros qu'Ozon, qui est le 3ème groupe Internet de Russie derrière le moteur de recherche Yandex et le portail Mail.ru. Notre activité ne se limite d'ailleurs pas à l'e-commerce : nous nous sommes aussi diversifiés dans la logistique, le voyage ou encore les services aux marchands. Nous voyons émerger des concurrents sur certains segments, tels que les retailers sur l'électronique. Mais l'e-commerce russe demeure largement sous-financé. Or il faut un gros chèque pour pouvoir bâtir des entrepôts et développer sa logistique... Seuls le site de ventes événementielles KupiVIP et le site de mode Lamoda de Rocket Internet ont reçu plus de 50 millions de dollars. Nous restons donc très dominants, comme sur les livres où notre part de marché atteignait en 2012 64%.

Quelles sont les spécificités de l'achat en ligne en Russie ?

Logistique, paiement, confirmations par téléphone... elles sont multiples ! Voici par exemple le parcours classique d'une commande sur Ozon.ru. Lorsque l'acheteur passe commande, il nous fournit son email ainsi, depuis quelques mois, que son numéro de mobile. Cela nous permet d'avoir pour lui un identifiant qui ne change pas. Il sélectionne un point relais ou la livraison par livreur, choix qui varie beaucoup selon les régions. Dans 77% des cas il opte pour le paiement à la livraison. Sinon, il paie en ligne par carte bancaire ou via d'autres systèmes de paiement.

S'il a, comme c'est souvent le cas à Moscou et St Pétersbourg, choisi la livraison à domicile ou sur son lieu de travail, il choisit le jour et à l'heure de la livraison. Nous lui téléphonons pour confirmer sa commande, 10 à 15 minutes après qu'il l'a passée. Les Russes attendent ce service, cet appel est pour eux signe de bonne qualité du site marchand. Nous lui envoyons ensuite un SMS quand son colis est prêt à partir de notre entrepôt. S'il a choisi la livraison en point relais, nous lui envoyons un nouveau SMS quand la commande y parvient. S'il a choisi la livraison par livreur, nous lui téléphonons pour confirmer l'heure de livraison, puis passons un dernier appel en arrivant pour nous assurer qu'il est bien là. Tous ces appels nous coûtent en effet moins cher qu'un no-show. Le livreur attend que le client ouvre et vérifie sa commande, puis se fait régler. En point relais aussi, l'acheteur vérifie ses achats avant de payer. Et s'il n'accepte aucun article de la commande, il ne paie pas les frais de livraison.

L'acheteur a donc tout pouvoir ! Cela ne l'encourage-t-il pas à commander à tour de bras sans réelle volonté d'acheter ?

Notre taux de rebond, c'est-à-dire de commandes non reçues ou acceptées, ne dépasse pas 7% ou 8% des commandes enregistrées sur Ozon.ru. Ce n'est donc pas si énorme. D'autant que dans 90% des cas, l'acheteur ne s'est simplement pas présenté. Nous travaillons donc beaucoup sur la fidélisation de nos clients, en particulier via le téléphone, afin de faire baisser ce taux de no-show.

"Depuis le 15 août, les marchands tiers ont accès à la totalité de notre réseau de livraison"

Quant à notre e-boutique de chaussures Sapato.ru, elle enregistre un taux de rebond bien supérieur. Mais comme dans les autres pays, c'est assez propre à ce segment : les acheteurs n'hésitent pas à commander plusieurs pointures pour ne conserver que celle qui leur va. Sur Sapato, ils sont d'ailleurs 96% à opter pour le paiement à la livraison.

Les habitudes de paiement en ligne des Russes évoluent-elles ?

Peu. Sur Ozon.ru, la proportion des paiements par carte bancaire n'a progressé en trois ans que de 8% à 12%. De plus, les systèmes de sécurité mis en place par les banques obligent les gens à sortir de chez eux pour aller chercher un code à usage unique avec lequel ils valideront la transaction. Payer en ligne par carte bancaire est donc assez complexe et nous ne pouvons pas proposer le paiement one-click. De plus, les commissions sont importantes et le temps de traitement long.

Combien de livreurs et de points relais comptez-vous ?

Nous avons 640 "couriers" salariés d'Ozon, auxquels s'ajoutent des freelances pour certaines régions. Quant à nos 2100 points relais, soit ils sont à nous, soit ils sont opérés en franchise, soit ce sont des commerces indépendants d'Ozon qui y gagnent une source supplémentaire de revenus et de trafic. Nous en ouvrons tout le temps et visons les 4000 points relais d'ici 2 ou 3 ans.

Votre activité logistique, nommée O-Courier, livre également les commandes de marchands extérieurs au groupe Ozon...

Les e-commerçants ne peuvent pas vraiment compter sur la poste russe, raison pour laquelle nous avons développé notre propre service logistique et de transport, O-Courier. Nous avons ensuite décidé de l'ouvrir à d'autres marchands qu'Ozon et Sapato. Nous avons débuté sur les régions de Moscou et St Pétersbourg. Et depuis le 15 août, nos clients marchands ont accès à l'ensemble de notre réseau, qui couvre 70% de la population russe. KupiVIP et Lamoda essaient de construire leur propre système de livraison, mais cela nécessite des moyens considérables. Nous ne devrions donc pas avoir beaucoup de démarchage à faire pour trouver des clients à O-Courier...

"Le volume d'affaires d'Ozon s'élevait à 492 millions de dollars en 2012"

A combien s'élèvent votre chiffre d'affaires et vos effectifs ?

Les ventes nettes d'Ozon.ru ont atteint 250 millions de dollars en 2012, soit une croissance annuelle de 55% en dollars ou de 63% en roubles. En incluant aussi les ventes des marchands de notre marketplace ainsi que nos activités Ozon.travel, Sapato.ru, O-Courier et eSolutions, le volume d'affaires du groupe Ozon s'élevait l'an dernier à 492 millions de dollars, en croissance de 67% en dollars ou de 73% en roubles. Nous employons environ 2000 salariés.

Comment se développe votre activité Ozon.travel ?

Elle est souvent présentée comme l'Expédia de la Russie. Ozon.travel apporte moins de la moitié du volume d'affaires du groupe, mais il est en passe de devenir le plus gros voyagiste en ligne du pays. Nous avons démarré en 2009 sur la vente de vols puis avons étendu notre périmètre il y a un an à la réservation de chambres d'hôtel et aux services annexes : assurances, transfert d'aéroport... Nous allons maintenant mettre en place des packages. Ils sont très développés offline mais quasiment inexistants sur Internet. Ils constituent donc un important potentiel de croissance.

Ozon.travel se distingue par ailleurs d'Ozon.ru par les habitudes de paiement des acheteurs, qui utilisent la carte bancaire pour 77% des réservations. Ils ont également recours aux bornes Qiwi, omniprésentes dans les lieux de passage, initialement conçues pour permettre aux consommateurs de régler leurs factures de téléphone, de gaz, d'Internet, ou encore d'effectuer des virements.

Ajoutez-vous encore des catégories de produits sur Ozon.ru ?

Non, nous avons déjà 13 catégories et 3 millions de références qui couvrent les principaux segments. Nous ne souhaitons pas nous lancer sur l'alimentaire, dont la logistique serait trop complexe à gérer, ni sur les bijoux ou les médicaments, pour des raisons de législation.

Envisagez-vous une expansion internationale ?

Ozon est présent au Kazakhstan et nous regardons la Lituanie et la Biélorussie. Mais ce sont des marchés pas évidents. Ils seront faciles à "plugguer" sur notre activité existante, mais beaucoup moins à développer.

"Notre activité eSolutions s'inspire de GSI Commerce"

Nous sommes bien conscients qu'être numéro 1 de l'e-commerce russe avec moins de 500 millions de dollars de volume d'affaires annuel est un peu ridicule. Mais même à moyen terme, ce n'est pas à l'étranger que nous trouverons nos relais de croissance.

Vous dites vous-mêmes marcher dans les pas d'Amazon, en vous adaptant aux particularités du marché russe. Etes-vous présent aussi sur la vente de contenus digitaux ?

Il y a trois ans nous avons testé un équivalent du Kindle, puis avons conclu qu'il n'était en réalité pas nécessaire d'avoir notre propre device. D'abord, il faut des poches très profondes pour produire de gros volumes et avoir les bons prix. Ensuite, cette activité est très éloignée de notre cœur de métier. Enfin, le marché déjà bien occupé par les smartphones n'appelle pas un device de plus. Nous nous sommes donc recentrés sur les contenus.

Nous avons lancé il y a quelques mois une application e-reader pour iOS et Android. Nous vendons des livres électroniques et des jeux mais n'avons pas encore ouvert de boutique spécifique telle que l'ancien Kindle Store. Il faut d'ailleurs avoir à l'esprit que le piratage est en Russie monnaie courante. Une loi est passée il y a quelques mois pour combattre le piratage des films. Reste à l'appliquer et à couvrir les autres contenus numériques !

Comment progresse la marketplace d'Ozon.ru ?

Elle a ouvert il y a deux ans mais nous avons eu quelques ratés. Le taux de succès des commandes, c'est-à-dire la proportion des commandes effectivement livrées et payées, était inférieur à 50%. En France, des marchands aussi mauvais seraient immédiatement radiés ! En Russie, non seulement beaucoup ont une gestion des stocks assez approximative, mais ils dépendent aussi de la poste russe. Certains annulent purement et simplement les commandes passées depuis une autre ville que la leur... Nous avons donc fait machine arrière.

Cette dernière année, nous avons upgradé notre système logistique pour pouvoir prendre en charge le stockage et l'expédition des produits de nos marchands. Ce service à la "Fulfilment by Amazon" a ouvert le 15 août, en même temps que l'extension d'O-Courier pour des tiers à tout le territoire. Au total, nous visons quelques milliers de marchands clients du service. Ils peuvent nous confier uniquement l'étape de livraison à partir de nos hubs, ou bien nous déléguer aussi le stockage, le picking et la préparation des colis, en plus de l'expédition. Nous poussons davantage la première option. Car le système de leasing d'entrepôts étant peu répandu en Russie, nous devons les construire, ce qui nous coûte cher.

"Nous ne savons pas jusqu'à quel point nous pourrons trouver des marchands pour notre marketplace"

En quoi consiste votre activité eSolutions ?

Elle s'inspire de l'Américain GSI Commerce et regroupe toute une gamme de produits accompagnant les marchands qui désirent vendre en ligne : création du site, livraison, service client, gestion des retours... Nous laissons à notre client ce qui relève du marketing, de l'assortiment, du pricing, de la marque et de son image. Nous sommes en test jusqu'à la fin de l'année avec deux clients possédant des volumes nationaux, puis nous déploierons eSolutions auprès des grandes marques.

Vous donnez l'impression de devoir bâtir vous-mêmes l'écosystème qui vous permettra de croître au-delà des frontières que vous avez déjà atteintes...

C'est assez vrai. Par exemple, pour que notre marketplace fonctionne bien, il faut tout un écosystème qui fonctionne. La logistique bien sûr, mais aussi un réseau de marchands qui veulent vendre sur Internet. C'est un grand défi, en Russie. Prenez le Japon : 40 000 marchands vendent sur Rakuten. Même si cela se développe très vite ici, nous ne savons pas jusqu'à quel point nous pourrons trouver des marchands pour notre place de marché. En tous cas, nous multiplions les services pour les accompagner.

Allez-vous lancer une activité similaire à Amazon Web Services, avec stockage, bases de données et serveurs dans le cloud ?

Nous y réfléchissons. Toutefois, nous opérons déjà beaucoup d'activités. Tenons-nous vraiment à en rajouter une ? Nous structurer de façon à ce que chacune suive sa stratégie tout en maintenant les synergies entre elles nous demande déjà beaucoup de travail. Vous ne verrez donc pas de services cloud arriver chez Ozon dans les 6 mois. Mais un jour, nous le ferons.

De la même façon, il est très possible qu'un jour nous ouvrions une banque, comme l'a fait notre actionnaire Rakuten. Nous commencerons probablement par un système de paiement, poursuivrons avec une carte de crédit, puis encouragerons les consommateurs à laisser leur argent chez nous. A mon sens, cela deviendra une évidence lorsque nous voudrons intégrer tous nos verticaux. Cela apparaît même beaucoup plus logique que de développer un système de livraison, finalement !

Vous avez levé 100 millions de dollars il y a deux ans, notamment auprès de Rakuten. Préparez-vous un nouveau tour de financement ou une introduction en bourse ?

Cela dépendra des acquisitions que nous pourrions vouloir réaliser, mais notre croissance actuelle nous permet de nous développer sans avoir besoin de lever davantage de fonds. Cette décision pourrait davantage venir de nos actionnaires, s'ils souhaitent qu'Ozon atteigne un niveau de croissance plus élevé. Se poserait alors la question de devoir sacrifier notre profitabilité. En attendant, ne pas être coté aide.

Nous réfléchissons à une introduction en bourse mais sans avoir de date en tête. Etre coté peut par exemple être pratique pour disposer d'une valorisation claire, ce qui facilite les acquisitions. Mais ce n'est vraiment pas un objectif en soi. Notre focus majeur, c'est notre cœur d'activité.

Maelle Gavet est PDG d'Ozon Holdings, qui englobe Ozon.ru, Ozon.travel, Sapato.ru, O'Courier et eSolutions. Diplômée de la Sorbonne et de l'IEP de Paris, elle n'attend pas d'avoir fini son cursus à l'Ecole Normale Supérieure de Fontenay-St Cloud pour fonder, en Russie, Predstavitelskij Dom, société de location de salles de conférences pour entreprises. Une fois son diplôme en poche deux ans plus tard, en 2003, elle rejoint le bureau parisien du Boston Consulting Group en tant qu'associée. Elle y reste pendant 6 ans et suite à une mission d'un mois à Moscou auprès d'Ozon, se fait débaucher en janvier 2010. Elle devient directrice marketing d'Ozon.ru, puis general manager à partir d'avril 2011. En février 2012, elle conclut l'acquisition de Sapato.ru, leader russe de l'e-commerce de chaussures et d'accessoires. Elle est nommée PDG d'Ozon Holdings en juillet 2011. En septembre 2011, elle boucle le plus gros tour de table de l'histoire de l'Internet russe : 100 millions de dollars apportés par Ru-Net, Rakuten, Alpha Associations, Index Ventures et Baring Vostock Private Equity Fund.