Le monde de la pub Web peut-il entrer dans l'ère du tout mesurable ?
Unilever veut instaurer une mesure cross-media qui permettra à tous les annonceurs d'arbitrer au mieux leurs investissements. Les deux géants de la publicité, Google et Facebook, ont accepté de collaborer.
Le défi est à la mesure de la puissance de feu du deuxième plus gros annonceur au monde. Unilever a récemment annoncé vouloir mettre au point un dispositif lui permettant de mesurer l'efficacité des campagnes qu'il diffuse sur l'ensemble des canaux médias (TV, radio, presse, digital). Le groupe de grande conso, qui s'est associé à la World Federation of Advertisers (WFA), ambitionne même d'en faire un standard qui profitera à l'ensemble du marché. Preuve de la capacité de celui qui chapeaute plus de 400 marques de grande conso dans le monde à fédérer : Facebook, Google, Twitter et deux spécialistes de la mesure, Kantar et Nielsen, ont déjà officialisé leur soutien. L'annonce d'Unilever s'inscrit dans la lignée des précédentes prises de positions d'un autre géant de la publicité, P&G. "Elle témoigne de la volonté des plus gros annonceurs de peser dans le développement de nouvelles normes en matière de mesure, analyse Stéphane Gendrel, PDG du spécialiste de l'optimisation média Adloop. Des annonceurs qui ne veulent plus dépendre de leurs agences et des grandes plateformes alors que le Web capte de plus en plus d'investissements."
Les nombreux scandales de brand safety et les problèmes de mesure qui ont affecté Facebook et Youtube ont sérieusement écorné la réputation du duo… mais pas vraiment changé leur part de marché. De même, le marché programmatique peine à se défaire des scandales de fraude qui le touchent depuis des années. Forcément problématique pour des annonceurs aussi exigeants qu'Unilever ou P&G. "L'ensemble des acteurs de la chaîne de valeur sont rémunérés selon un pourcentage du CPM versé par l'annonceur. Aucun n'a vraiment intérêt à ce que ce dernier optimise ses budgets médias", décrypte Emmanuel Brunet, patron d'Eulerian et spécialiste de l'attribution marketing. Unilever espère donc y arriver en prenant les choses à main.
"Pour un annonceur comme Unilever, diffuser des campagnes pubs sur le Web revient aujourd'hui à lancer une bouteille à la mer"
La tâche s'annonce d'autant plus ardue que le FMCG ne vend que très peu en ligne et n'a donc quasiment aucune donnée sur le Web. "Pour ce type d'annonceur, diffuser des campagnes pubs sur le Web revient aujourd'hui à lancer une bouteille à la mer", estime Pierre Harand, directeur associé chez fifty-five. Sans doute la raison pour laquelle Unilever a également annoncé le lancement d'une place de marché privée au sein de laquelle il ambitionne de réunir des partenaires sélectionnés avec soin. Un moyen pour l'annonceur de recouvrer la vue sur son audience Web en se rapprochant des éditeurs.
Le projet porté par Unilever n'en reste pas moins ambitieux, "tant il est difficile, et de plus en plus compliqué depuis l'arrivée du RGPD, de réussir à mesurer correctement le Web", constate Pierre Harand. La faute d'abord à un paysage publicitaire digital ultra-concentré. "Plus de 75% des investissements digitaux sont aujourd'hui captés par des jardins clos, les fameux walled gardens comme Google ou Facebook, où les mesureurs tiers n'ont pas droit de cité", pointe Romain Bellion, le patron d'Adloox. Ces deux plateformes n'autorisent en effet par les mesureurs accrédités par l'institut de référence, le Média Rate Council (MRC), à poser leur tag javascript autour des publicités. Officiellement, pour des raisons de data leakage. Ces derniers doivent donc se contenter de retraiter et analyser des données brutes qui leur sont remontées par ceux qu'ils sont censés juger. "Pour que le projet Unilever prenne tout son sens, il faudra donc accéder à la donnée brute de Facebook et Google", estime Stéphane Gendrel. C'est loin d'être gagné à en croire un patron d'agence média qui soupçonne le duo de vouloir participer au projet… pour mieux le contrôler. "Google est aujourd'hui évalué par ses propres solutions, il n'a aucun intérêt à ce que ça change", pointe-t-il.
"Pour que le projet Unilever prenne tout son sens, il faudra accéder à la donnée brute de Facebook et Google"
Unilever peut-il réussir à faire changer les choses ? C'est peu probable. "L'Union Européenne n'a toujours pas réussi à faire plier les Gafa, je doute qu'Unilever y arrive, seul dans son coin, en menaçant de retirer ses investissements", nous explique sous couvert d'anonymat un spécialiste de la mesure. Seule une alliance entre gros annonceurs pourrait, selon notre expert, inverser le rapport de force. "Il faudrait que P&G, Unilever et les plus gros acteurs de chaque secteur annoncent qu'ils n'investiront plus dans les plateformes qui n'acceptent pas d'être jugées comme les autres." Et d'imaginer la WFA, l'ANA et le MRC se mettre autour d'une même table pour investir 5 à 10 mesureurs tiers chargés de proposer des standards de mesure cross-device et cross-environnement.
Mais de la fiction à la réalité, il y a un gouffre que les annonceurs semblent aujourd'hui loin de pouvoir combler. La plupart ne sont tout simplement pas assez matures sur le sujet. "Je ne compte plus les pitchs où on nous demande de fournir le volet mesure gratuitement. Les annonceurs sont rarement prêts à payer pour ce genre d'informations", rappelle le directeur général du pôle média de Dentsu–Aegis, Pierre Calmard. La transparence a un coût que tous les annonceurs ne sont pas prêts à payer. Il va donc être compliqué pour Unilever d'instaurer un standard universel et agnostique dans un monde où les GAFA offrent leurs propres outils de mesure. "Les outils de Google sont pour la plupart gratuits. C'est compliqué pour un annonceur de devoir payer pour un produit relativement similaire en matière de performance", pointe Ollivier Monferran, consultant en data. Et tant pis si comme le rappelle notre mesureur anonyme : "Facebook n'est même pas accrédité par le MRC pour la mesure de la visibilité !"
"On a déjà toutes les peines du monde à mesurer correctement l'inventaire Web. Alors imaginer le réconcilier et comparer les performances des uns et des autres…"
A ces considérations politiques et financières s'ajoute un autre écueil de taille dans la quête du Graal de la mesure unique. Bien des formats pubs diffusés sur le Web sont aujourd'hui très difficiles à mesurer. "Sur la vidéo, le standard VAST, que beaucoup d'éditeurs utilisent pour diffuser des publicités n'est pas correctement trackable", pointe Romain Bellion. De même pour mesurer correctement les performances in-app, le mesureur doit réussir à convaincre les éditeurs d'installer son SDK. La tâche est titanesque, à en croire Romain Bellion. "On a déjà toutes les peines du monde à mesurer correctement l'inventaire Web. Alors imaginer le réconcilier et comparer les performances des uns et des autres…" C'est d'ailleurs impossible de le faire pour Facebook et Google, ces deux-là se gardant bien de pouvoir être mis en compétition. "On ne peut aujourd'hui pas recouper les données des campagnes diffusées sur Facebook et Google", rappelle Pierre Harand.
Display |
Pas de mesureurs tiers javascript sur l'inventaire de Facebook et Youtube. |
Vidéo |
Pas de mesureurs tiers javascript sur l'inventaire de Facebook et Youtube et sur celui des éditeurs qui utilisent une version Vast inférieure à la version 3.0. Possible pour le format Vpaid. |
In-app |
Pas de mesureurs tiers javascript sur l'inventaire de Facebook et Youtube. Possible via installation du SDK ou javascript (si Web View) pour les autres sites |
Unilever devra enfin réussir à relever un dernier challenge : celui de la réconciliation des données entre différents domaines Web. Mais il lui sera très difficile, en l'absence d'une ID unique, de dédupliquer les audiences touchées au sein de différents environnements Web. Les taux de matching cookies entre deux sites sont trop mauvais pour le permettre. "Etre capable de réconcilier des ID entre différentes plateformes Web est un véritable challenge technologique", rappelle Ollivier Monferran. L'Advertising ID Consortium, qui compte The Trade Desk, Mediamath ou Liveramp en son sein, en a fait son objectif. Le français ID5 aussi. Mais le chantier devrait durer plusieurs années. Surtout s'il s'agit de réunir la télévision, un média acheté avec des outils pas loin d'être désuets, avec le Web. "Et encore, je ne suis pas sûr que l'existence d'un ID commun à la télévision, au Web et aux autres médias serait vraiment compatible avec le RGPD", s'interroge Ollivier Monferran.
Cet article est extrait du dernier numéro d'Adtech News, le supplément mensuel du JDN et de CB News consacré à l'adtech et au martech. Au programme : une interview du responsable média d'Unilever, un tuto sur l'internalisation de l'achat média, un focus sur Adloox, une interview de la stratégie drive to store de Conforama...