Que retenir de la récente condamnation d’eBay ?

Aussi surprenant que cela puisse paraître, eBay n’a pas été condamné pour contrefaçon dans les affaires l'opposant à LVMH, mais sur le fondement de la responsabilité civile de droit commun

EBay vient de faire l'objet d'une lourde condamnation par le Tribunal de commerce de Paris, suite à des actions judiciaires engagées par la société Louis Vuitton Malletier et différentes sociétés de son groupe.

Par trois jugements du 30 juin 2008, eBay Inc. et eBay International AG (Suisse) ont été condamnées à verser près de 40 Millions d'euros à différentes marques du groupe de luxe  (Dior Couture, Dior parfums, Kenzo, Givenchy et Guerlain).

Aussi surprenant que cela puisse paraître de prime abord, eBay n'a pas été condamnée pour contrefaçon mais sur le fondement de la responsabilité civile de droit commun (articles 1382 et 1383 du Code civil).

Ces décisions sont riches d'enseignement à différents titres.


1. La compétence des juridictions françaises

Les tribunaux considèrent habituellement que les juridictions françaises sont compétentes dès lors qu'un site Internet est accessible en France, sous réserve qu'il existe un "lien suffisant, substantiel ou significatif" entre les faits reprochés et le dommage allégué sur le territoire français.

Les juges de la troisième chambre du Tribunal de grande instance de Paris ont récemment précisé que  les faits incriminés doivent être "susceptibles d'avoir un impact économique sur le public français et de causer à la société demanderesse un préjudice sur le territoire national " (3ème ch., 16 mai 2008, L'Oréal et autres c/ eBay France et autres, et RueDuCommerce c/ Carrefour Belgium).

Dans l'affaire opposant eBay aux sociétés du groupe LVMH, les juges ont rappelé, pour ce qui concerne eBay International AG, les règles applicables en vertu du Règlement 44/2001 du 22 décembre 2000 (anciennement Convention de Bruxelles) et de la jurisprudence communautaire et française. S'agissant de la société eBay Inc., le Tribunal fonde sa décision sur les dispositions de l'article 46 du Code de procédure civile, qui prévoit la faculté pour le demandeur de saisir à son choix la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort duquel le dommage a été subi.

Ceci rappelé, le Tribunal de commerce de Paris s'est déclaré compétent au motif que les sites d'eBay et en particulier les sites étrangers sont accessibles au public français. Les juges considèrent d'ailleurs que le libellé en anglais des annonces n'exclut pas nécessairement le public français de leur accès.

Dans une précédente affaire mettant en cause la société eBay Inc. suite à une action engagée par un artiste peintre, la Cour d'appel de Paris, statuant sur appel d'une ordonnance du juge de la mise en état, s'est déclarée incompétente pour juger de la présence sur le site 'ebay.ca' de tableaux prétendument contrefaisants. La Cour a considéré en l'espèce qu'il n'y avait pas de lien suffisant, substantiel ou significatif et que le site 'ebay.ca' n'était manifestement pas destiné au public français.
Sur ce point, les décisions rendues le 30 juin 2008 s'inscrivent dans le droit fil de la jurisprudence, même si le Tribunal n'a pas pris la peine de caractériser expressément la présence d'un lien suffisant, substantiel ou significatif.


2. Le statut d'eBay

L'apport majeur des jugements du Tribunal de commerce de Paris réside sans nul doute dans la qualification juridique d'eBay.

En effet, depuis plusieurs années, un débat s'est ouvert sur la notion d'hébergeur au sens de l'article 14 de la directive commerce électronique du 8 juin 2000 et de l'article 6.I.2. de la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) du 21 juin 2004.

La directive commerce électronique, destinée à fixer le cadre de la réglementation applicable à Internet, a introduit un régime de responsabilité limitée pour les acteurs de l'Internet fournissant une prestation ou des moyens techniques. Sont ainsi visés les fournisseurs d'accès à Internet et les hébergeurs.

S'agissant des hébergeurs, en application de l'article 6.I.2. de la LCEN, leur responsabilité civile ne peut être engagée que si, ayant connaissance du caractère illicite des activités ou informations stockées, ils n'ont pas agi promptement pour retirer les données en cause ou en rendre l'accès impossible. Par ailleurs, la connaissance des faits litigieux est présumée acquise si une notification conforme à la loi a été adressée.

Ainsi, la qualification d'hébergeur présente des avantages, en ce qu'elle instaure un régime dérogatoire de responsabilité permettant d'échapper à toute sanction sous réserve de rapporter la preuve d'une action exercée promptement.

La nature de l'activité d'eBay permet de s'interroger sur sa qualification juridique, que les juges consulaires ont examiné en détail dans les affaires LVMH.

Ils considèrent qu'eBay est un site de courtage fournissant une prestation rémunérée dont l'essence est l'intermédiation entre vendeurs et acheteurs. Après avoir souligné que son activité ne se limite pas à une prestation d'hébergement, que cette prestation et celle de courtage sont indivisibles et que le régime dérogatoire de responsabilité ne s'applique pas lorsque le destinataire du service agit sous le contrôle ou l'autorité de l'hébergeur, comme c'est le cas en l'espèce, le Tribunal en conclut qu'eBay est un courtier relevant du régime commun de la responsabilité civile.

Au plan juridique, le raisonnement suivi par les juges sur ce point ne peut être qu'approuvé.


3. La nature des fautes reprochées à eBay

Alors qu'on aurait pu s'attendre à une condamnation sur le fondement de la contrefaçon, l'argumentation développée en demande et suivie par le Tribunal s'articule autour des principes de base de la responsabilité civile.

Le Tribunal précise à titre liminaire que la mission du courtier viser à rapprocher deux parties et qu' "il ne peut pendre part, à un titre ou à un autre, à une opération illicite". Il s'agit donc de fautes distinctes de la vente de contrefaçons qui sont reprochées à eBay.

En substance, les fautes alléguées ont une origine commune et se divisent en deux catégories. L'origine commune, c'est le manquement à une obligation consistant à "s'assurer que son activité ne génère pas d'actes illicites".  Les deux catégories de fautes résident dans le fait de permettre d'une part la vente de contrefaçons, et d'autre par la vente de produits au mépris de réseaux de distribution sélective. Le premier cas vise donc les faux produits, alors que le second concerne les produits authentiques.

Pour fonder ses décisions, le Tribunal de commerce met à la charge d'eBay diverses obligations. Ainsi, il est reproché à eBay d'avoir "favorisé et amplifié la commercialisation à très grande échelle par le biais de la vente électronique de produits de contrefaçon" et  "de produits de beauté et de parfums dépendant de la distribution sélective".

Selon le Tribunal, eBay a manqué à son "obligation générale de surveillance" et doit "vérifier que les vendeurs qui réalisent à titre habituel de nombreuses transactions sont dûment immatriculés auprès des administrations compétentes et des organismes sociaux ou autres". Les juges relèvent en outre qu'eBay a refusé de mettre en place des mesures efficaces et appropriées pour lutter contre la contrefaçon et que si des mesures récentes ont été prises, cela témoigne de la négligence passée (en l'espèce au cours des années 2001-2006) et donc de la conscience de sa responsabilité pleine et entière. Le Tribunal conclut qu'eBay a commis de "graves fautes d'abstention et de négligence, dont elle doit réparation conformément aux articles 1382 et 1383 du Code civil".

Il est permis de s'interroger sur la nature des obligations mises à la charge d'eBay au regard de son statut de courtier. Si les fautes qui lui sont reprochées sont des fautes d'abstention et de négligence, elles ne sauraient avoir pour corollaire de réelles obligations de résultat.

Par ailleurs, la prise en considération des mesures récentes mises en place par eBay pour aggraver sa responsabilité au lieu de l'atténuer semble particulièrement sévère. S'il est justifié, au plan juridique, de ne juger les faits qu'au regard des circonstances passées, les juges sont également tenus de prendre en compte la situation présente, au jour où ils statuent. Ainsi, les moyens mis en oeuvre postérieurement auraient pu inciter les juges à faire preuve d'une certaine clémence, tout comme l'a fait le Tribunal de grande instance de Troyes, dans son jugement du 4 juin 2008 (Hermès international c/ eBay France, eBay International AG).

En effet, les juges de Troyes ont sanctionné eBay de façon modérée, retenant le grief de contrefaçon tout en l'invitant à renforcer son dispositif de lutte contre la contrefaçon, estimant d'ailleurs qu'il appartenait à eBay de veiller "dans la mesure de ses moyens" à l'absence d'utilisation illicite de son site. Il s'agirait donc bien pour eBay d'une obligation de moyens.

La motivation retenue par le Tribunal de commerce de Paris aurait pu aboutir au prononcé de mesures différentes, telles que des injonctions de faire, plutôt qu'à une seule condamnation assortie de mesures d'interdiction. Encore aurait-il fallu que les demandeurs décident d'aller dans cette voie, qui nécessite sans doute une certaine forme de coopération entre les parties, laquelle n'a vraisemblablement pas été possible dans le cadre de négociations amiables.

Enfin, le jugement rendu au titre du manquement à une obligation consistant pour eBay à s'assurer que son activité ne génère pas d'actes contournant les réseaux de distribution sélective, retient en plus des fautes d'abstention et de négligence le grief de parasitisme.

La Cour d'appel de Paris a récemment jugé, dans une affaire relative à la vente de parfums Lolita Lempicka sur un site de commerce électronique, que la revente, en connaissance de cause, de produits distribués dans un réseau de distribution sélective constitue une faute caractérisant des actes de concurrence déloyale (CA Paris, 18 avril 2008).

En effet, selon une jurisprudence constante, en l'absence de preuve d'approvisionnement licite, le revendeur de produits distribués en principe dans un réseau de distribution sélective est considéré comme fautif.

Toutefois, en sa qualité de courtier, eBay n'est pas partie à l'acte de vente et ne peut donc être tenu de veiller à ce que son site ne favorise pas la vente de produits hors réseau que sous réserve d'avoir été informé au préalable de la connaissance de tels réseaux, ce qui en l'espèce était visiblement le cas.


4. L'évaluation du préjudice

Le montant des dommages et intérêts alloués apparaît particulièrement élevé par comparaison avec ceux attribués par les juges de Troyes qui ont condamné eBay, in solidum avec le vendeur, à verser à Hermès International la somme de 20.000 € à titre de dommages et intérêts.

Dans les affaires LVMH, les juges ont suivi l'analyse effectuée par un expert désigné par les demandeurs, qui se fondait pour partie sur des données chiffrées provenant d'eBay. Ils ont donc rejeté la demande d'expertise contradictoire formulée par eBay.

Les chefs de préjudice retenus sont de diverses natures. Hormis la décision fondée sur la violation d'un réseau de distribution sélective, les jugements rendus déterminent le préjudice et donc les dommages et intérêts sur la base de trois éléments : l'exploitation fautive des droits donnant lieu au versement d'une "redevance indemnitaire", l'atteinte à l'image et le préjudice moral. La troisième décision distingue classiquement le préjudice matériel du préjudice moral.

Ces décisions sont surprenantes à cet égard puisqu'elles aboutissent à des condamnations qui  d'une part pourraient aller au-delà du seul préjudice effectivement démontré et d'autre part viennent, en définitive, emprunter au droit de la propriété intellectuelle une méthode d'évaluation du préjudice rarement appliquée en matière de marques et alors même qu'il ne s'agit pas d'actes de contrefaçon.

En l'espèce, le montant des dommages intérêts a été calculé sur la base des commissions perçues par eBay sur les ventes de faux produits estimées, en appliquant un "taux de licence majoré" à savoir un coefficient multiplicateur de deux points.

De la même manière, pour réparer le préjudice d'image, le Tribunal applique un coefficient multiplicateur de quatre points, au motif "qu'il est plus onéreux de neutraliser une atteinte à l'image que de dégrader cette image".

En droit commun de la responsabilité civile, le préjudice se décompose en deux éléments principaux : la perte subie et le manque à gagner. En matière de contrefaçon, la loi du 29 octobre 2007 de lutte contre la contrefaçon instaure deux méthodes d'évaluation du préjudice, dont l'une constitue une consécration du concept de "redevance indemnitaire", mais sans permettre expressément l'application de coefficients multiplicateurs. Encore convient-il de noter que cette loi n'est pas applicable au cas d'espèce non seulement car il ne s'agit pas de contrefaçon mais aussi parce qu'elle ne s'applique pas aux procédures en cours.

Les fautes reprochées à eBay, bien qu'en définitive très similaires à des actes de contrefaçon, sont qualifiées de fautes d'abstention et de négligence. Dès lors, on voit mal le lien qui s'effectue avec la redevance indemnitaire, concept emprunté au droit de la propriété intellectuelle.

De surcroît, l'application de coefficients multiplicateurs revient, en fait, à appliquer au-delà de ce qu'elle prévoit expressément et de manière prématurée la loi du 29 octobre 2007 pour des fautes non qualifiées d'actes de contrefaçon.

Il revient maintenant à la Cour d'appel de Paris de se prononcer, eBay ayant fait appel des jugements rendus.

Saisie d'une demande de suspension de l'exécution provisoire ordonnée dans le jugement rendu sur l'atteinte aux réseaux de distribution sélective, la Cour a d'ores et déjà rejeté la demande d'eBay , qui doit donc interdire la diffusion d'annonces portant sur les parfums des marques en cause ou "présentés comme tels" - visant ainsi les faux parfums - (CA Paris, 11 juil. 2008).