La lettre électronique avec accusé de réception est-elle possible ?

L’article 1369-8 du Code civil pose le principe de la possibilité de substituer un recommandé électronique au recommandé papier. Cependant, l’absence de décrets d’application laisse planer un doute sur la portée actuelle de la disposition.

L'ordonnance du 16 juin 2005, introduisant un nouvel article 1369-8 dans le Code civil, avait posé le principe de la licéité du recours au recommandé électronique. L'alinéa 5 de cet article prévoit que ses modalités d'application devront être fixées par un décret en Conseil d'Etat. Or, près de quatre ans après l'édiction du texte, le gouvernement n'a toujours pas édicté les mesures d'exécution de la loi.   Cette carence gouvernementale brouille de façon regrettable la portée effective de l'article 1369-8 du Code civil. Le recours à la lettre recommandée électronique suppose, en effet, que son expéditeur puisse démontrer la fiabilité de celle-ci. Or cette démonstration est rendue très difficile tant que les conditions d'horodatage de la lettre recommandée électronique n'ont pas été précisées par décret.   Dès lors que l'article 1369-8 du Code civil est bien entré en vigueur, cette preuve devrait cependant être possible lorsque l'envoi d'une lettre recommandée était simplement prévu par contrat, ou qu'elle résulte d'une simple convenance. Elle n'est pas envisageable, en revanche, lorsqu'elle est imposée par la loi. L'absence de décret d'application cause donc un préjudice aux entreprises qui souhaiteraient lancer une offre de lettre recommandée électronique, en les privant de nombreuses applications pour ce nouveau service.

1. ENTREE EN VIGUEUR DE L'ARTICLE 1369-8 DU CODE CIVIL   L'article 1, alinéa 1er du Code civil prévoit que l'entrée en vigueur des lois "dont l'exécution nécessite des mesures d'application est reportée à la date d'entrée en vigueur de ces mesures". Selon la jurisprudence administrative et judiciaire, une loi subordonnée à l'intervention de mesures d'exécution est immédiatement applicable, sauf en ses dispositions pour lesquelles le complément d'un acte administratif est expressément prévu, ou indispensable en fait (CE, 7 janvier 1987, Dr. Adm. 1987, comm. 105 ; Cass., com., 7 janvier 1955, Bull. civ. III, n° 6).   L'édiction de mesures d'exécution des lois est une obligation pour le gouvernement. Les juges refusent par conséquent de permettre à la carence fautive du pouvoir réglementaire de retarder trop longuement l'entrée en vigueur de la loi. Ainsi, le Conseil d'Etat et la Cour de cassation décident que l'absence de décret ne retarde pas nécessairement l'application de la loi. L'entrée en vigueur de la loi peut se réaliser si les décrets ne sont pas indispensables (CE, 16 juin 1967, Rec. CE 1967, p. 256 ; civ. 3ème, 1er avril 1987, n° 86-10.114, Bull. civ. III, n° 167 : "une loi nouvelle est immédiatement applicable sauf en ses dispositions pour lesquelles le complément des décrets d'application est indispensable". En l'espèce, la loi est jugée applicable alors qu'elle n'avait précisé que le principe de la réglementation, renvoyant sa mise en oeuvre concrète à des dispositions réglementaires).
S'agissant de la lettre recommandée électronique, il faut en conclure que l'article 1369-8 du Code civil doit trouver application si ses dispositions sont suffisamment claires et précises pour ne pas nécessiter de mesures d'exécution réglementaires pour leur mise en oeuvre concrète. C'est seulement au cas où l'absence de décrets rendrait absolument impossible l'application du texte que son application devrait être écartée.
Or, une disposition peut être considérée comme claire et précise à deux conditions. Il est nécessaire, d'une part, qu'elle prévoit elle-même ses conditions d'application. Il faut, d'autre part, que la règle qu'elle pose puisse être suivie indépendamment de l'édiction de sa mesure d'exécution.   Ainsi compris, il n'est pas douteux que l'article 1369-8 du Code civil est suffisamment clair et précis.
En premier lieu, l'article précise ses conditions d'application : la matière concernée - les lettres relatives "à la conclusion ou à l'exécution d'un contrat" - et les personnes assujetties - professionnels et consommateurs - sont clairement désignées. L'édiction du décret d'application n'est donc pas nécessaire pour déterminer le champ d'application du texte.   En second lieu, la prescription posée par la règle est suffisamment précise. Le principe posé par l'article 1369-8 du Code civil ne fait aucun doute : la disposition affirme la licéité du recours aux lettres recommandées électroniques. Elle précise les modalités de reconnaissance de la licéité de cet écrit électronique, distinguant sur ce point les professionnels des consommateurs. Ces diverses prescriptions devront être précisées dans l'avenir par décret. Il n'empêche qu'elles peuvent recevoir application en elle-même, avant l'édiction de toute mesure réglementaire.   En conclusion, l'article 1369-8, clair et précis, doit recevoir application alors même qu'aucun décret pris en Conseil d'Etat n'en a fixé les conditions d'applications. Cette affirmation soulève, cependant, une difficulté plus spécifique, celle de l'interprétation  de l'article 1369-8, alinéa 3.
2. SENS DE L'ARTICLE 1369-8, ALINEA 3 DU CODE CIVIL   L'article 1369-8, alinéa 3 du Code civil dispose : "lorsque l'apposition de la date d'expédition ou de réception résulte d'un procédé électronique, la fiabilité de celui-ci est présumée, jusqu'à preuve contraire, s'il satisfait à des exigences fixées en Conseil d'Etat". L'absence de décret d'application ouvre la voie à deux interprétations opposées de ce texte.   En premier lieu, on pourrait considérer que la conformité du processus d'horodatage aux prescriptions du décret d'application est nécessaire pour rapporter la preuve de la fiabilité de la lettre recommandée. Dans l'attente du décret, tout expéditeur ayant recouru à la lettre recommandée électronique serait dans l'impossibilité de démontrer les dates d'expédition et de réception de la lettre, si le destinataire les conteste.   En second lieu, on pourrait également considérer que l'absence de décret d'application modifie uniquement la charge de la preuve : celle-ci reposant sur l'expéditeur, alors qu'en présence du décret la fiabilité du processus électronique est présumée.   Cette difficulté d'interprétation appelle en réalité une réponse nuancée. En effet, si l'envoi de lettre recommandée électronique n'apparaît pas sérieusement envisageable lorsque cette formalité est imposée par la loi (A), rien ne s'oppose, en revanche, à ce qu'elle soit dores et déjà utilisée dans les cas où le recours au recommandée est simplement prévu par contrat (B).
A) Lettre recommandée imposée par la loi   Très fréquemment, le recours à la lettre recommandée ou la lettre recommandée avec avis de réception résulte d'une obligation légale ou réglementaire. La possibilité de recourir à la lettre recommandée électronique dans de telles hypothèses est donc d'une importance pratique considérable. C'est tout l'enjeu de savoir s'il est dores et déjà possible de passer par la voie numérique où si cette faculté est fermée tant que les décrets d'application de l'article 1369-8 du Code civil ne seront pas édictés.   En toute logique, l'usage de la lettre recommandée électronique devrait être licite dans de telles hypothèses si elle répondait aux objectifs de crédibilité attendue par le législateur de la formalité du recommandé. Une telle condition serait donc remplie si la loi ne liait la fiabilité de la lettre recommandée ni au support papier, ni à l'obligation de la Poste d'assurer l'envoi de courrier recommandé.   L'analyse des dispositions imposant le recours à la lettre recommandée démontre, hélas, que cette condition n'est pas remplie.   En premier lieu, l'exigence légale d'une lettre recommandée est très souvent liée à la computation des délais. Souvent, c'est parce que la date du courrier recommandé est réputée certaine, que le législateur vise la lettre recommandée afin de marquer le point de départ d'un délai. Or, en l'absence de décret d'application, la présomption de fiabilité du système d'horodatage posée par l'article 1369-8, alinéa 3 du Code civil ne peut bénéficier à la lettre recommandée électronique. Autrement dit, tant que le décret d'application n'aura pas été édicté, la lettre recommandée électronique ne pourra faire preuve par elle-même de sa date. Ainsi, la lettre recommandée électronique ne peut remplir l'objectif des dispositions légales qui rendent le courrier recommandé obligatoire : elle ne peut, par conséquent, se substituer en ces matières à l'envoi postal.   En second lieu, d'assez nombreux textes font implicitement référence à l'envoi postal lorsqu'ils prévoient le recours à la lettre recommandée soit directement en visant le "cachet de la poste" (article L. 113-15-1 du Code des assurances, par exemple), soit indirectement, en prévoyant, de manière exceptionnelle, qu'il est possible de déroger au principe de l'envoi postal (article L. 121-64 du Code de la consommation, par exemple). On constate, là encore, que la lettre recommandée exigée par la loi reste la chasse gardée de l'envoi postal, près de quatre après l'édiction de l'article 1369-8 du Code civil.
B) Lettre recommandée prévue par contrat, ou toutes autre application non "légale"     Il est très fréquent que les parties fassent usage du recommandé dans des domaines où cette formalité n'est pas imposée par la loi. Trois exemples permettront de mesurer tout l'enjeu de la licéité du recours au recommandé électronique dans de telles hypothèses.   Songeons ainsi à l'envoi de mise en demeure. Il arrive que sa forme soit prévue par le législateur (c'est le cas, par exemple, selon l'article L. 145-10 du Code de commerce s'agissant du renouvellement d'un bail commercial). Le principe cependant est que toutes sortes de signification peuvent constituer une mise en demeure. L'article 1139 du Code civil prévoit en effet qu'elle résulte d'une sommation ou "d'un autre acte équivalent telle une lettre missive".   Ce sont ensuite les très nombreuses notifications prévues par le contrat qui retiennent l'attention. Le plus souvent, en effet, les termes de la convention sont génériques : les parties sont ainsi libres de choisir le transporteur de leur choix.     Analysons enfin la cession de créances professionnelles régies par la loi n° 81-1 du 2 janvier 1981, codifiée aux articles L. 313-23 du Code monétaire et financier, et par le décret n° 81-862 du 9 août 1981. La cession peut être notifiée au débiteur cédé qui ne pourra plus, dès lors, payer son créancier initial mais devra s'acquitter de son dû dans les mains de la banque cessionnaire. Très utile, cette notification est donc très fréquente. Or, l'article 2 prévoit que cette notification peut être faite par tous moyens : la lettre recommandée électronique pourrait donc s'avérer particulièrement appropriée en la matière.   Ces multiples usages conventionnels de la lettre recommandée électronique sont d'ores et déjà possibles. En effet, deux arguments permettent d'affirmer que l'absence de décret d'application de l'article 1369-8, alinéa 3 du Code civil ne fait pas obstacle au recours à la lettre recommandée électronique dans les relations contractuelles, ou dans toute autre situation où l'usage de la lettre recommandée n'est pas issu d'une obligation légale.   En premier lieu, il résulte de la jurisprudence de la Cour de cassation qu'une loi entrée en vigueur, alors que son décret d'application n'a pas encore été édicté, doit recevoir application dans toute la mesure de sa raison d'être (civ. 3ème, 1er avril 1987, n° 86-10.114, Bull. civ. III, n° 167). Autrement dit, la carence fautive du gouvernement, qui ne peut - ou ne veut - prendre des décrets d'application ne doit pas avoir pour effet de priver la loi de son effet utile.   Or, la raison d'être de l'article 1369-8 du Code civil ne fait aucun doute : il s'agit d'autoriser le recours à la lettre recommandée électronique dans les relations contractuelles. Et, s'il fallait considérer qu'en l'absence de décret d'application l'expéditeur ne peut jamais démontrer la fiabilité de son écrit, la lettre recommandée électronique serait complètement délaissée. Cette interprétation aurait par conséquent pour effet de permettre à la carence fautive du gouvernement de faire obstacle à la volonté du législateur. De toute évidence, elle doit donc être rejetée.   Ce raisonnement est, en second lieu, confirmé par l'analyse littérale de l'article 1369-8, alinéa 3 du Code civil. Le texte vise à renforcer l'efficacité de la lettre recommandée électronique. A le suivre, l'expéditeur qui se conforme aux décrets d'application n'a pas à démontrer la fiabilité du procédé électronique d'apposition de la date d'expédition ou de réception. Il faut en déduire que l'expéditeur qui ne peut se conformer aux dispositions réglementaires - celles-ci n'étant pas encore établies - perd uniquement le bénéfice de la présomption. Si le destinataire conteste la fiabilité de la lettre recommandée électronique, il appartiendra à l'expéditeur de démontrer celle-ci.   Cette interprétation a d'ailleurs déjà été soutenue. Selon Madame CLUZEL-METAYER (v° "Procédures administratives électroniques", Rep. Adm. Dalloz, fasc. 109-24, n° 65), "aucun décret n'est venu préciser les modalités d'application de l'article 1369-8 ; en cas de contestation, l'auteur du recommandé électronique devra donc apporter la preuve de la fiabilité du processus".     En conclusion, l'absence de décret d'application ne fait pas obstacle au recours à la lettre recommandée électronique dans les relations contractuelles, ou dans les applications "non légales". Elle a pour unique effet de priver l'expéditeur de la présomption de fiabilité de l'horodatage édictée par l'article 1369-8, alinéa 3 du Code civil.
  Article rédigé par Isabelle Renard et Sophie Pellet, docteur en droit, chargée d'enseignements à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne.