Grand Emprunt et Fibre optique : le grand malentendu

Le numérique est un axe clé du Grand Emprunt, qui prévoit un investissement de 2 milliards d'euros pour l'équipement en très haut débit du territoire. Mais à qui profitera-t-il ?

Est-ce que cela signifie que tous, habitants des villes ou des zones rurales, allons être équipés en fibre optique dans les prochaines années ? Il y a une réelle attente des français, depuis les annonces de certains opérateurs il y a 2 ans ... mais aujourd'hui, on ne voit pas arriver la fibre. Les opérateurs jouent la "course à l'escargot". La réglementation n'est pas encore définie, mais n'est-ce pas un prétexte ? En tant que professionnels du secteur, nous pensons que la logique économique ne permet pas d'apporter la fibre optique à tous les français, ni par l'investissement privé, ni par l'argent public.

La fibre avant tout pour les entreprises
Il y a un premier malentendu : aujourd'hui, la fibre est déjà présente sur une grande partie du territoire national. Mais elle est "horizontale", c'est à dire qu'elle est présente dans la rue. Elle ne monte pas "verticalement" dans les immeubles.

La fibre optique reste une nécessité pour la France, afin que les entreprises puissent en bénéficier partout sur le territoire. La fibre sera indispensable aux entreprises d'ici quelques années ; c'est déjà un critère d'implantation primordial. Pour une collectivité, la présence d'entreprises sur son territoire n'est-elle pas plus important que de fournir la télévision HD à tous ?

C'est donc une très bonne nouvelle que l'état investisse pour le maillage en fibre du territoire national, aux côtés des collectivités et des opérateurs privés qui le font depuis plusieurs années.

La fibre "horizontale" raccorde les grandes entreprises, les centraux téléphoniques, et certaines PME. Depuis quelques mois, on assiste à une hausse très forte de la demande de toutes les entreprises pour s'équiper en fibre, car les besoins sont là : les entreprises sont interconnectées, elles dépendent des réseaux pour leurs relations avec leurs clients, fournisseurs, partenaires, agences, télétravailleurs, etc ... La téléphonie passe désormais sur la fibre, tout comme la visioconférence. La virtualisation permet de centraliser les données et les applications sur des sites sécurisés, grâce à la fibre. La révolution numérique des entreprises est en marche ! La fibre optique est devenue un critère d'implantation des entreprises. « Y a-t-il de la fibre sur telle zone d'activité ? Si non, je vais implanter mon entreprise ailleurs ! »

Les 3 modèles économiques de la fibre optique
3 types d'infrastructure sont disponibles pour raccorder les entreprises en fibre :

- Par le réseau des PTT

France Télécom a hérité en 2000 d'un capital très important : le réseau de téléphone (en cuivre), mais aussi les cavités, fourreaux, chambres de raccordement qui sont dans toutes les villes en France. Le résultat est que l'infrastructure de l'opérateur historique permet de fournir de la fibre optique à un grand nombre d'établissements en France, sans travaux de génie civil.

Les opérateurs alternatifs peuvent utiliser cette infrastructure pour équiper leurs clients, l'autorité de régulation de ce marché (ARCEP) ayant fixé une offre de revente de gros, appelée "collecte". C'était aussi le cas en 2001 pour l'ADSL, ce qui a permis à des opérateurs comme Free de se lancer sans équiper des millions de foyers en réseau téléphonique. Il est important de noter qu'aujourd'hui l'offre de revente pour la fibre existe pour les offres entreprises, et non pour les offres à destination des particuliers (FTTH).

L'offre fibre optique via France Télécom est disponible dans 7500 communes (sur environ 30 000), c'est donc une grande partie du territoire, plus dans les villes que dans les communes rurales.

- Par le réseau des opérateurs alternatifs
Des opérateurs privés ont investi sur les zones dites "rentables", c'est à dire les grandes villes. Ils peuvent fournir en direct de la fibre optique aux entreprises situées à proximité. Dans ce cas, le marché est assez captif car pour passer à la concurrence, le client doit généralement faire réaliser une seconde adduction. Les opérateurs peuvent ouvrir leur réseau à d'autres opérateurs concurrents, ou non, suivant leurs accords commerciaux. Ils n'y sont pas tenus par la réglementation. Certains opérateurs sont en difficulté financière, et ne sont pas en mesure d'investir dans une nouvelle infrastructure.

- Par les réseaux publics

On a vu apparaître une nouvelle forme d'acteurs depuis quelques années : les réseaux ouverts d'initiative publique. Il s'agit généralement de collectivités qui estimaient que l'offre en haut débit ou très haut débit sur leur territoire n'était pas suffisante, et qui ont investi dans la construction de leur infrastructure. Ces projets sont souvent construits en partenariat avec un acteur privé, dans le cadre notamment de délégation de service public, comme pour les réseaux d'eau par exemple. Ces acteurs privés sont généralement des entreprises de travaux publics, ou des opérateurs eux-mêmes.

Un principe fondateur de ces réseaux est la neutralité ; c'est à dire qu'ils sont ouverts à tous les opérateurs. Lorsqu'un client souscrit via un opérateur, celui-ci sous-traite le raccordement à la délégation de service public. Au terme du contrat, le client peut changer d'opérateur et conserver son raccordement.

Une quarantaine de départements sont équipés avec des infrastructures de fibre optique d'initiative publique. L'investissement a été de 3 milliards d'euros, dont 50% proviennent de subventions publiques. Les collectivités qui ont fait le pas sont souvent des départements ruraux, mais pas toujours.

L'offre des réseaux d'initiative publique permet souvent aux opérateurs d'équiper les entreprises avec des conditions favorables, même si les tarifs de raccordement pratiqués par les délégataires sont parfois opaques et mériteraient d'être mieux encadrés par les pouvoirs publics. En effet, les intérêts des actionnaires des délégataires, entreprises de travaux publics ou opérateurs privés, sont parfois en contradiction avec les missions de service public. C'est le rôle du délégant de faire respecter le contrat de concession.

Ceci dit, la présence des réseaux publics est un vrai succès dans de nombreux cas. Ces réseaux permettent à des territoires d'être plus attractifs pour les entreprises. Les zones d'activité en périphérie des villes sont souvent loin des centraux téléphoniques, et ont une mauvaise éligibilité en ADSL ou SDSL (le grand frère de l'ADSL, qui a l'avantage de proposer un débit garanti et d'être réalisable sur plusieurs paires de cuivre). La fibre résout donc la fracture numérique pour les entreprises, et remet dans la course des zones isolées.

La rentabilité de ces réseaux n'est pas immédiate, elle se fait sur le long terme, et elle se calcule plus en termes d'emplois qu'en termes de bénéfices sur l'activité de télécommunication.

Et la fibre pour les particuliers ?
Aujourd'hui, l'Internet pour les particuliers est dominé par l'ADSL. Nous allons atteindre les 20 millions d'abonnés ADSL en 2010, ce qui est un vrai succès en 10 ans. C'est l'offre de contenu qui a séduit les français : Internet + téléphone + télévision. Pourtant, celle-ci n'est pas encore accessible à tous ! 500 000 lignes téléphoniques ne sont toujours pas éligibles à l'ADSL ; ce sont les fameuses zones blanches. Par ailleurs, une grande partie des abonnés ADSL ne peuvent pas bénéficier du "triple play".

C'est ici que continue le malentendu : la fibre optique ne va pas être proposée aux habitants des "zones blanches". Les opérateurs privés ont annoncé le déploiement de quelques milliers de prises... dans les grandes villes. Dans le cadre des réseaux d'initiative publique, la fibre parcourt la campagne, mais raccorde les centraux téléphoniques afin d'inciter les opérateurs alternatifs à les dégrouper et à proposer une offre plus étendue aux habitants. Ces fibres peuvent être utilisées par des entreprises, qui vont payer le raccordement jusqu'au réseau : en moyenne 5000 €. Il n'est pas prévu de fibrer les particuliers, pour des raisons de coût !

Dans une zone dense, le raccordement d'un particulier peut coûter entre 200 et 500 € ; les opérateurs privés peuvent faire le pari industriel d'équiper des immeubles, et d'obtenir des clients qui vont rentabiliser cet investissement sur une durée acceptable.

Dans les zones non denses, les coûts sont bien plus élevés. On peut calculer que le raccordement de la France coûte 30 milliards d'euros, soit 1000 € par prise en moyenne. Cela signifie des coûts entre 1000 et 5000 € pour les zones rurales.

L'idée du gouvernement est de segmenter les zones "non denses" en deux : les zones intermédiaires et les zones rurales. Dans les zones rurales, la fibre ne sera pas installée chez les particuliers. Une offre de très haut débit par satellite touchera 750 000 foyers. Dans les zones intermédiaires, l'Etat souhaite aider les opérateurs privés à créer une infrastructure, soit par la création d'un opérateur public ; soit par des appels à projets qui constitueraient des monopoles locaux.

Comment la fracture numérique sera-t-elle comblée ? On peut voir que le Gouvernement insiste sur le fait qu'il n'y a pas que la fibre : il y a aussi le satellite, l'Internet mobile de nouvelle génération. Il y a aussi la "montée en débit", c'est à dire le fibrage des sous-répartiteurs téléphoniques, qui permet à plus de communes rurales d'avoir l'ADSL. Les collectivités peuvent avoir leur rôle à jouer dans ce type de projet.

Le FTTH aujourd'hui
La fibre pour les particuliers (FTTH) n'a pas encore démarré. En décembre 2009, 50 000 français sont clients FTTH (fibre à la maison), soit moins de 0,25% du marché ; et ils sont tous en ville. S'y ajoutent les offres de Numéricable qui sont mixtes fibre + câble, avec 180 000 abonnés. L'intérêt principal du FTTH est la télévision HD ; d'ailleurs les magasins d'électronique vendent les boxs fibre au rayon télé ...

Certes, les usages vont être inventés, et le parc va progresser, car les opérateurs investissent - et l'Etat aussi désormais. Par ailleurs, les réseaux publics en FTTH apparaissent. La ville de Pau est fibrée depuis 2005 ; le département des hauts de Seine avec 830 000 prises à terme est un projet emblématique d'une zone dense à fort potentiel.

La loi de modernisation de l'économie de 2008 prévoit un principe de mutualisation de la partie terminale des réseaux de FTTH. Les modalités de cette loi sont encore en discussion à l'ARCEP, mais une décision est en passe d'être prise : 4 fibres devraient être tirées ; utilisables par les 4 gros opérateurs du marché ... ce qui exclut les "petits" opérateurs de service. C'est la même idée que pour la téléphonie mobile : la concurrence, c'est un monopole de plusieurs opérateurs dominants. Ce n'est pas une réglementation de ce type qui a permis l'innovation dans le marché de l'ADSL et donc son explosion.

L'évolution du marché actuel, la réglementation, et les modalités à venir du Grand Emprunt nous incitent à penser que le marché FTTH sera partagé entre les gros opérateurs. Il se limitera essentiellement aux zones "rentables" ou aux zones "intermédiaires" subventionnées.

2 milliards pour quoi ?
2 milliards pour la fibre, c'est une opportunité pour la France. Pour nous, la priorité est de finaliser le maillage "horizontal" du territoire, notamment en soutenant les projets des collectivités. C'est une infrastructure qui servira de base à tout le reste : raccordement des entreprises, Internet mobile (car il faut fibrer les antennes relais ...), montée en débit de l'ADSL sur les sous-répartiteurs, et FTTH à terme.

C'est aussi une garantie de neutralité vis à vis des fournisseurs d'accès Internet, ce qui permettra à des acteurs innovants de percer, comme nous l'avons vu sur le marché de l'ADSL.