Abus de pouvoir sur le Net
Sous prétexte de défendre les ayant-droits et de lutter contre la cybercriminalité, les autorités américaines se laissent aller à des abus de pouvoir inquiétants. Analyse du cas, "Dajaz1", pour mieux comprendre les enjeux.
Fin novembre 2010.
Cinq noms de domaine suspectés de contrefaçon sont saisis aux États-Unis lors
du week-end de Thanksgiving, dans le cadre plus large de l'opération In Our Sites, lancée aux États-Unis en
juin 2010, pour combattre de la façon la plus efficace possible le piratage et
la contrefaçon en ligne. Sous la houlette de l'ICE (U.S. Immigration and Customs Enforcement, soit un service des
douanes américaines), cette opération est menée avec la collaboration de
plusieurs départements gouvernementaux, dont le HRI (Homeland Security Investigations, un émanation de l'équivalent du
ministère de l'intérieur), l'IPR (National Intellectual Property Rights Coordination
Center, qui surveille les abus liés à la propriété
intellectuelle, le Department of Justice
et le FBI.
La saisie en question est menée avec l’aide de la RIAA (Recording Industry Association of America,
l’équivalent de notre SACEM). Parmi les 5 noms incriminés, dajaz1.com, un blog très populaire dédié au hip-hop et accusé
d'avoir publié des liens permettant de télécharger quatre chansons inédites,
pas encore disponibles dans le commerce. Appuyé par le magazine Wired et l’Electronic Frontier Foundation (EFF),
une association de défense des droits des utilisateurs du Net, le responsable
de dajaz1.com a beau expliquer que
les maisons de disques elles-mêmes ont autorisé la diffusion de ces chansons à
des fins promotionnelles, rien n’y fait. Dajaz1.com
reste inaccessible.
Secret gouvernemental
Un an de silence plus tard, les douanes américaines
restituent le nom de domaine dajaz1.com
à ses administrateurs sans explication.
Mai 2012. Six
mois après cette restitution, les administrateurs du blog apprennent pourquoi dajaz1.com a été bloqué aussi longtemps.
Les minutes de l’instruction, enfin rendues publiques, révèlent que les autorités
américaines ont obtenu du tribunal trois reports successifs au prétexte qu’elles
attendaient de la part des titulaires de droits et de la RIAA les éléments
permettant d’évaluer les contenus supposés contrefaisants. Il semble aussi que
les membres de la RIAA aient refusé de donner suite aux interrogations du gouvernement.
Mieux encore, ce même gouvernement aurait secrètement demandé au tribunal de
prolonger le blocage du nom et refusé de répondre aux questions du Congrès sur
l’affaire.
Et la présomption
d'innocence ?
J'ai déjà eu l'occasion d'avancer ici-même la théorie que,
si la saisie de noms de domaine est certes légitime dans le cadre d’infraction
avérée au droit d’auteur, elle ne doit pas intervenir avant toute constitution
de dossier argumenté et la tenue d’un éventuel procès permettant au présumé
coupable de se défendre. La règle de la présomption d'innocence reste un
élément fondamental pour l'exercice d'un droit juste.
Sinon, comment éviter les faux procès ou les erreurs
abusives ? L'affaire dajaz1.com
montre à quel point la dérive est facile. À la lecture du dossier, on constate
que les membres de l’industrie musicale n’avaient pas l’intention d’aller
jusqu’au procès. Ils auraient peut-être pris le risque de le perdre. Leur but,
inavoué, était seulement de stopper l’activité d’un blog dont les propos et
critiques dérangeaient. Ils ont pour cela utilisé la complicité des douanes
Ainsi, pendant plus d’un an et sous un prétexte fallacieux,
le gouvernement a guillotiné ce blog très populaire, niant de la sorte la
liberté d’expression de ses auteurs et le droit légitime du public à le lire.
L’affaire semble d’autant plus alarmante que, malgré cette "erreur"
manifeste, les autorités ont aggravé la situation en utilisant le secret de
l’instruction pour prolonger le blocage du nom de domaine, et laisser le
présumé coupable dans l’ignorance la plus totale.
Inquiétudes sérieuses
La coupure de dajaz1.com
n’est pas la première du genre, elle fait partie des 758 saisies de noms de
domaine réalisées par les autorités américaines dans le cadre de l’opération In Our Sites.
Aux États-Unis, la systématisation de ces coups de filet dans
les cas d’infraction présumée au droit d’auteur, sur simple dénonciation et sans
vérification ni avertissement préalable, soulève de sérieuses inquiétudes. On
sait en effet que 138 millions de noms de domaine (.com, .net, .org, .info,
.biz…), soit environ 60 % des noms déposés sur la planète, sont gérés par des
sociétés de droit américain. Or, si de telles actions venaient à se
généraliser, de nombreuses sociétés commerciales étrangères, titulaires de ces
noms, pourraient se trouver commercialement et juridiquement impactées. Et
devoir se défendre alors même que, privées d'Internet, leur chiffre d’affaire
s’effondre et qu'il leur faut maîtriser les subtilités du droit américain…
Si un blog dajaz1.com
peut renaître de ses cendres, ce n’est pas forcément le cas d’une entreprise. La
RIAA n’a pas hésité à utiliser à mauvais escient le bras armé des douanes américaines
pour son propre compte. Il n’y a aucune raison pour que cela ne se reproduise
pas, dans d’autres circonstances, par exemple sous la pression de puissants
lobbys souhaitant mettre en difficulté une société concurrente étrangère ayant
pignon sur le Net.
De la légitime défense à l’abus de pouvoir, il n’y a qu’un
pas. Et, en l’absence de garde-fous, ces procédures américaines pourraient
devenir de véritables armes économiques.
La protection des ayant-droits est incontestablement une
nécessité sur la Toile mais elle doit être assortie de procédures
internationales tout aussi incontestables afin de préserver l’équilibre entre les
droits de propriété intellectuelle, les différents acteurs économiques et les
individus eux-mêmes.