Comment asséner que Facebook est voué à l'échec ? Réponse à Vivek Wadwha

Vivek Wadwha, enseignant chercheur à Stanford, a publié dans le JDN une diatribe titrée “Facebook est vouée à l’échec”. Si nourrir le débat de la viabilité à moyen et long terme du plus grand des réseaux sociaux est une tâche éminemment saine, cette tribune excessive s’illustre surtout par la frivolité des arguments déployés.

Vivek Wadwha (VW), enseignant chercheur à Stanford et chroniqueur high tech entre autres pour Techcrunch et le programme influenceur de Linkedin, a récemment publié une diatribe dans le Journal du Net titrée “Facebook est vouée à l’échec”, conclue très doctement par “You can look to Facebook as a classic example of what not to do when you achieve success”.
Si nourrir le débat de la viabilité à moyen et long terme du plus grand des réseaux sociaux est une tâche éminemment saine, cette tribune excessive traduite en français à l’occasion des 10 ans de Facebook s’illustre surtout par la frivolité des arguments déployés par VW qui ne nous avait pas habitués à de telles charges aussi infondées. Il faut d’ores et déjà noter que son papier fut initialement écrit en septembre 2013 et que depuis Facebook a continué à étendre son emprise sur nos usages et sur les budgets pub.
Compte tenu cependant de la crédibilité de l’auteur, il est nécessaire sinon intéressant de se pencher sur son analyse et sa thèse d’un Facebook sans avenir, colosse aux pieds d’argile voué à s’effondrer.

Tâchons de reprendre chaque point de sa sortie impromptue

1. Facebook serait surévalué en bourse et pour continuer à croître, doit continuer à presser les annonceurs comme des citrons en apportant toujours moins de valeur (Facebook is squeezing every penny it can out of its customers to justify its inflated stock price.).
Facebook est valorisé ces jours-ci à 164 Mds $, soit plus de 20 fois son CA 2013 et près de 110 fois son résultat 2013. Par comparaison Google est valorisé à 394 Mds $, soit 6,5 fois son CA 2013 et 30 fois son résultat net 2013 ; Microsoft à 303Mds $, soit 3,6 fois son CA cumulé sur 2013 et 13,3 fois son résultat net;  et Apple à 464 Mds $, 2,7 fois son CA sur l’année fiscale 2013 et 12,5 fois son résultat sur la même période.
Est-ce que Facebook est surévalué ? Oui très certainement, une correction viendra sans doute, ou du moins le cours cessera-t-il de grimper là où revenus et profits continueront de croître. Mais qui peut en déduire que Facebook est condamné pour autant ? Facebook affiche une santé financière insolente, tous les voyants sont au vert. Le nombre d’utilisateurs actifs quotidiens continue à augmenter (757M au Q4 2013 contre 718M au Q4 2012). Les revenus sont passés de 5 à 7,9 Mds $ entre 2012 et 2013, les profits eux sont passés de 0,05 à 1,5 Mds $ dans le même intervalle, dont plus de 500M $ de profits juste sur les trois derniers mois de 2013 ! Le revenu par utilisateur, autre indicateur clef, augmente aussi, passant de 1,54 à 2,14 $ entre Q4 2012 et Q4 2013.
Si cela s’appelle gratter les fonds de tiroirs, beaucoup d’entreprises aimeraient faire de même et trouver autant de pièces !

2. Pour survivre et “éviter l’échec”,
Facebook devra ne pas se tromper sur ses prochaines acquisitions (Unless it happens to luck out by buying the right company, it seems to me, Facebook is doomed.)

Cette critique repose sur la conviction que Facebook n’aurait pas réussi à prendre le virage du mobile, serait en train de perdre son “cool factor” auprès des adolescents (aux US, il y aurait 3 millions de 13-17 ans de moins sur Facebook qu’il y a 3 ans selon iStrategyLabs) et que le salut ne pourrait venir que de l’acquisition des nouveaux acteurs “mobile first” voire “mobile only”, l’échec des discussions avec Snapchat apportant de l’eau à ce moulin.
Il faut déjà dire que Facebook a bel et bien pris et réussi le virage du mobile, le nombre d’utilisateurs actifs quotidiens sur mobile est passé de 374M à 556M de Q4 2012 à Q4 2013, 1 minute sur 5 passées sur le web mobile l’est sur Facebook en moyenne dans le monde, record absolu ! Sur Q4 2013, plus de la moitié des revenus venait du mobile alors qu’il ne représentait rien un an plus tôt !
Certes les ados se sont épris des nouvelles applications de “chat” du type Whatsapp, Line ou Snapchat, mais Facebok n’est pas en reste avec l’application mobile “standalone” Facebook Messenger dont le nombre d’utilisateurs a progressé de 70 % sur les 3 derniers mois aux US et compte parmi les applis les plus téléchargées sur l’Apple Store et Google Play. Et tous ces usages ne sont pas exclusifs, les mobinautes aiment jongler entre plusieurs apps.
Facebook est conscient de ne plus être cool, mais c’est aussi le signe que la plateforme s’est fondue dans le paysage, n’est plus qu’un sobre outil pour partager, comme l’e-mail. Facebook perd peut-être de son attrait chez les jeunes mais compte toujours plus de seniors (+12 millions de +55 ans depuis 3 ans aux US toujours selon iStrategyLabs). Rien ne dit d’ailleurs que passée l’adolescence, et en vertu du bon vieux effet de masse critique qui a fait son succès jusque là, ces jeunes ne reviendront pas sur Facebook où sont présents et toujours plus actifs tous leurs aînés. Difficile de deviner l’avenir, mais les nouvelles de la mort de Facebook sont très largement exagérées.
Ensuite, Facebook est opportuniste et veut toujours aller plus loin. Avec plus de 11 Mds $ en banque, il peut faire des expériences, des acquisitions et se permettre de se tromper. Mais pourquoi cette nouvelle stratégie devrait-elle remettre en cause la viabilité de son métier originel ? Pourquoi ne pas simplement y voir de la complémentarité ? Instagram, racheté par Facebook en avril 2012 mais toujours autonome, est ainsi le second réseau social le plus addictif d’après le Pew Research Center, avec 57% d’utilisateurs actifs mensuels revenant chaque jour, juste après...Facebook.

3. Facebook innove moins que Google, est à des années lumière de sa vision et de projets comme Google Glass, Google Car, Google Fiber, Google Loon ou encore Google Brain, car Facebook est trop immature, n’a pas l’ADN requis pour engendrer quoi que ce soit de réellement disruptif (But it won’t develop any earth-shattering technologies, because it doesn’t do Google-style “moonshots” — it just doesn’t have the culture and DNA. It is still the social network that the kid in the dormroom built.)
Certes, Facebook ne fait peut-être pas autant rêver que Google et tous ses projets avant-gardistes, mais en quoi cela voue-t-il Facebook à l’échec ? Pourquoi un titre aussi catastrophiste si ce n’est pour générer du clic ? On frise la malhonnêteté intellectuelle.
Le projet initial de Google, aider les internautes à trouver ce qu’ils cherchent, n’est pas fondamentalement plus folichon que la mission de Facebook “make the world more open and connected”. Google a 6 ans de plus que Facebook, est-ce bien sérieux de demander à Facebook d’avoir la même maturité que son aîné ? Facebook sait attirer les meilleurs talents, c’est bien présomptueux de jurer qu’il ne saura créer les conditions de la disruption.
Et malgré tous ses projets fous, il ne faut pas oublier que Google tire 95% de ses revenus de la publicité, le métier de Facebook. On peut se livrer rapidement ici à un petit exercice de viabilité comparée.
Google profite surtout des “ad dollars” centrés sur l’aval du tunnel marketing grâce à un outil dont finalement on peut changer sans friction à la faveur d’un qui serait notablement meilleur. On a vu ironiquement les parts de marché que Chrome a pu prendre à IE et Firefox grâce à une meilleure qualité malgré la friction du changement. Alors que les progrès en intelligence artificielle sont exponentiels, quand on voit que l’ordinateur Watson d’IBM a pu battre les champions du Question pour un champion américain en comprenant et répondant promptement à des questions orales chargées de sous-entendus, quand on sait qu’en 2025 1000 euros offriront la capacité de calcul massivement parallèle du cerveau humain, Google n’est pas à l’abri d’un nouvel outil concurrent de recherche, révolutionnaire, qui viendrait saper son principal business.
A l’inverse Facebook cible toutes les étapes du tunnel marketing, aussi bien les budgets de notoriété aujourd’hui dépensés à la TV que ceux des “Direct Response Advertisers” pour qui le pixel Facebook de reciblage, entre autres, est une révolution (il permet de retoucher par exemple sur mobile ceux qui ont visité telle fiche produit sur un site web, à la différence du retargeting classique qui peine sur mobile).

Les barrières à l’entrée sur ce marché pour les concurrents et à la sortie de Facebook pour les utilisateurs sont très hautes. On l’a vu avec Google + qui, malgré la puissance de feu de son géniteur, peine à exister (Google + en France, combien de divisions?). Et difficile pour les utilisateurs d’abandonner un site où tous leurs amis se trouvent ainsi que des années d’archives photos, l’émotion suscitée par la petite vidéo “look back” générée pour chaque utilisateur à l’occasion des 10 ans en témoigne à la perfection.
A l’heure des big data, Facebook est en fait en pole position pour innover. Facebook détient un historique de conversation inégalé, qui continue de grossir jour après jour. Malgré tout le buzz autour de Twitter, c’est sur Facebook que l’on commente le plus en direct ce qui se passe à la télévision par exemple. Toutes ces données, auxquelles viennent maintenant s’ajouter les données comportementales agrégées et anonymisées issues du tracking des pixels Facebook sur les sites web tiers et des partenariats avec les gérants de programmes de fidélité comme Datalogix aux USA, vont permettre à Facebook, avec les investissements nécessaires en intelligence artificielle, de comprendre comment les Humains fonctionnent, vivent, font leur choix, comment les modes naissent, comment les maladies se répandent, etc. Rien de moins. Facebook veut faire parler ces données, et non qu’à des fins mercantiles, scientifiques également.
Dans une interview passionnante donnée à BusinessWeek fin janvier 2014, M. Zuckerberg explique que 5 à 10 % des publications des utilisateurs sont en fait des questions posées aux amis comme par exemple le nom d’un bon dentiste, d’un bon restau, etc. Il entend bien trouver dans les 5 ans un moyen de comprendre ces interrogations et d’aider à y répondre avec le bon contenu à montrer aux bonnes personnes. La Graph Search est un pas dans cette direction, même si la technologie n’est pas encore au point, comme le reconnaît avec humour le principal intéressé (When it’s suggested that Graph Search works about half the time, Zuckerberg says that’s being generous). La tentative de rachat de Deepmind, spécialisée dans l’intelligence artificielle, en est un autre (l’entreprise a finalement été rachetée par Google!).
Cette tâche est titanesque et prendra plusieurs années, Facebook en est conscient. La plateforme est une maison aux fondations solides et se place sur le long terme.

4. Les utilisateurs vont fuir le réseau à cause des invasions sur la vie privée pour mieux se réfugier sur les réseaux sociaux privés. (customers, who, no doubt, will become more frustrated with the ads and privacy intrusions. They will eventually abandon it for private social networks or the next big thing. Facebook could go the way of AOL and Myspace.)

Facebook est un réseau privé, on y choisit ses amis et qui peut y voir quoi. C’est vrai que la page des paramètres de confidentialité peut avoir des airs de tableau bord de Boeing et beaucoup s’y sont brûlés les ailes sinon les doigts, Facebook pourrait sans doute mieux faire, mais Facebook n’est pas public comme Twitter.
Ensuite il est bien naïf de croire que les nouveaux réseaux perçus comme plus privatifs, les Whatsapp et consorts, ne chercheront pas à utiliser les données déclaratives et comportementales de leurs usagers pour bâtir leur business model. Et de toute manière, si ces données sont agrégées et anonymisées et permettent de présenter des messages de marques plus pertinents, est-ce un mal absolu ?
L’antienne de l’invasion de la vie prive est lassante, mais repose sur des craintes toutefois légitimes, et à ce jeu tous les grands d’internet sont concernés, non pas que Facebook. Ils ont beaucoup trop à perdre, notamment la confiance des utilisateurs, pour jouer aux apprentis sorciers avec la vie des gens. Y voir la mort de Facebook, c’est y voir la fin de tout un système.
Les banques et les opérateurs téléphoniques en savent beaucoup aussi sur leurs clients, peut-être plus que Facebook à certains égards. Est-ce qu’on peut se risquer à pronostiquer la mort des banques ou du téléphone pour autant ? Les gens commencent à intérioriser ce compromis Facebook entre perte de confidentialité au profit d’entreprises qui peuvent ensuite les cibler, et l’avantage de pouvoir continuer à s’abreuver des nouvelles de leurs amis. Tout est question de confiance. Les chiffres montrent qu’internautes et mobinautes font de plus en plus confiance à Facebook. Facebook leur en est reconnaissant, c’est son principal (seul) asset ! On peut raisonnablement gager qu’il en prendra soin !
La comparaison avec MySpace est fallacieuse. MySpace nous connectait à des pseudos et des inconnus, a souffert de l’effet sapin de Noël avec tous ses modules rutilants et n’avait pas pu récolter assez de photos personnelles pour édifier d’assez hautes barrières à la sortie. Le sobre Facebook repose sur l’identité réelle, me connecte à de vrais personnes. L’exemple MySpace n’est pas le meilleur pour étayer la thèse du déclin de Facebook.

5. Facebook n’est pas assez philanthrope
(As well, it has not done much philanthropy or community outreach — just a few initiatives that it has hyped to get positive press)

On voit mal le rapport avec la survie! C’est qui plus est un procès d’intention. Du reste c’est un peu dur. Encore une fois, Facebook a 6 ans de moins que Google, pourquoi en attendre autant ?
Facebook n’est même pas inactif, en témoignent Internet.org et Open Compute entre autres.
Avec Internet.org, le projet de connecter à internet le “bottom bilion”, Facebook ne peut pas être taxé de chercher le profit avant tout, il est peut-être même en train de faire le lit de concurrents, qui sait!
Sans compter les dons personnels de Mark Zuckerberg à la fondation Bill and Melinda Gates, ce qui fait de lui le plus jeunes des philanthrophes de la fondation et parmi les plus généreux. Zuckergberg n’a jamais fait Facebook pour l’argent, sinon sans doute aurait-il accepté l’offre de Yahoo d’un milliard de dollars en 2006 ! Pour Zuckerberg, l’entreprise est un moyen, non une fin, “just a good vehicle to get things done and attract talent”.
Enfin la philanthropie n’est pas une condition nécessaire au succès, Steve Jobs en est le contre-exemple.

6. Facebook suit le mauvais exemple de Microsoft (Microsoft was hated when it achieved big success, and its monopolistic, self-serving behavior and arrogance toward its own customers earned it the dubious nickname "the evil empire". Facebook users dislike Facebook for many of the same reasons)

Microsoft a 39 ans et fait 83 Mds $ de revenus, 22 Mds $ de profits, et est valorisé à 303 Mds $. Souhaitez à Facebook le même échec.
Pour conclure, on peut juste dire que notre ami VW s’est un peu ravisé depuis septembre 2013, dans sa dernière chronique cette fois-ci vraiment publiée aux US à l’occasion des 10 ans, il n’annonce plus la mort de Facebook comme Paco Rabanne annonçait la fin du monde, il se demande juste timidement si l’on fêtera les 20 ans de Facebook (Regardless of what social media people use and whether we celebrate Facebook’s next ten-year anniversary), et soutient seulement que peut-être que Facebook ne sera pas le grand gagnant (It is likely that the majority of the rising billion will use social media. But the winner won’t necessarily be Facebook). Voilà de belles portes ouvertes enfoncées, mais on apprécie le changement de ton, un peu moins le timing de la traduction.