Eviter l'uberisation en s'uberisant soi-même

Pour éviter l'ubérisation, le plus simple, c'est d'appliquer à soi-même les recettes des géants d'Internet. Les grilles proposées ci-dessous permettent de s'interroger sur chaque composante afin de préparer ou d'accélérer la mutation digitale.

Les nouveaux acteurs digitaux, dits pure players, ont en très peu de temps bousculé les positions acquises, les business models et obtenu des valorisations sans commune mesure avec leur ancienneté, valorisations qui peuvent dépasser celles des entreprises en place depuis des années. Toutes les entreprises, ou presque, peuvent potentiellement être confrontées en très peu de temps, à peine dix-huit mois, à des situations analogues et voir leurs marchés s’évaporer ou presque. La peur de «l’ubérisation » a donc saisi de nombreux dirigeants qui ne savent pas parfois vers qui ou vers quelle solution se tourner.

Si la technologie était la seule explication du succès fulgurant de ces nouveaux entrants, cela serait simple à comprendre et à imiter. Bien sûr, il n’en est rien ! En réalité, les réussites les plus spectaculaires répondent aux enjeux de leurs clients finaux tout en respectant des principes similaires. Pour plus de simplicité, nous avons modélisé les enjeux des consommateurs et les principes des digitals players dans des carrés qui ont à la fois une vocation descriptive et analytique.

Le carré des consommateurs

Pour réussir, un pure player doit répondre à quatre enjeux majeurs : le manque, le coût, le temps et la complexité. De quoi s’agit-il ?

Le manque[1], c’est le constat fait par les consommateurs de l’impossibilité d’obtenir un produit ou service quand on en a besoin aux conditions que l’on souhaite. Le récit des origines d’Uber, de Blablacar ou d’AirBnB parlent précisément de ce manque. Amazon en est un autre exemple, qui promet l’accès à un nombre de produits nettement supérieur à ce que l’on peut trouver dans un magasin, tout comme les autres magasins généralistes en ligne tels que Cdiscount, par exemple. Il en est de même de la réservation des chambres d‘hôtel ou des billets d’avion. Le fait de combler le manque aura encore plus de succès si celui-ci a pour origine des rigidités du marché dues aux positions acquises, des droits d’entrée qui limitent de facto la concurrence, des législations défavorables au consommateur mais favorables à des catégories de métiers / activités spécifiques, voire des monopoles ou quasi monopoles qui fixent eux-mêmes les règles du jeu en faisant croire aux consommateurs que c’est pour leur bien.

Accéder au produit / service à un coût moindre ou compétitif par rapport aux coûts existants est un facteur de réussite indéniable dans le monde d‘après crise de 2008, surtout chez les Européens, très durement touchés. Il ne s’agit pas forcément de gratuité (même si celle-ci peut être présente, grâce au financement publicitaire), mais d’un ajustement des prix au profit du consommateur et souvent au détriment de la logique des prix et des marges antérieure.

Le facteur temps, à savoir l’immédiateté, la possibilité de disposer du produit / service hic et nunc, la satisfaction la plus rapide du besoin font partie des exigences actuelles de tous les consommateurs. Cela vaut aussi bien pour les taxis que pour les banques, les assurances et tout autre service qui jusque-là était soumis davantage aux contraintes de ceux qui le délivrent qu’à celles de ceux qui le reçoivent.

Toute complexité d’accès au marché, au produit, au service est aujourd’hui inacceptable pour les consommateurs. Pourtant, ceux-ci continuent de subir les contraintes internes des entreprises ou celles de monopoles de droit ou de fait. Supprimer ces barrières, c’est toucher de plein fouet les positions acquises  tout en assurant le succès commercial.

Lorsqu’un pure player apporte une réponse satisfaisante à ces quatre enjeux, son succès est  fulgurant, comme en témoignent les entreprises citées plus haut.

Le carré des digital players

De la même manière que pour les consommateurs, il est possible de décrire le carré gagnant des pure players. Il est composé des dimensions suivantes : le marché, les coûts, la technologie et les recettes.

Le marché est d’emblée vu comme étant mondial, même dans le cas des marchés de niche. Un pure player raisonne grand, sans se poser (trop) des questions sur les barrières à l’entrée ou sur les capacités de son entreprise à adresser autant de marchés différents. Même si dans les faits, l’expansion est progressive, le fait de penser « monde » donne une nouvelle et rafraîchissante perspective pour construire l’offre.

La maîtrise des coûts est une dimension évidente mais riche en conséquences, notamment parce qu’elle touche de plein fouet les entreprises existantes depuis longtemps et qui ont des acquis et des contraintes. La maîtrise des coûts passe, tout d’abord, par l’absence d’immobilisations et une masse salariale réduite à la stricte nécessité. Tout le monde sait, en effet, que Booking n’a pas d’hôtels, qu’Uber ne salarie pas les chauffeurs et qu’AirBnB ne détient aucune maison louée en propre. Cette caractéristique offre à ces entreprises une grande agilité organisationnelle et leur permet de concentrer les investissements dans le marketing et l’évolution de leurs plateformes et services clients. Mais le « zéro immobilisation » n’est pas le seul élément de la maîtrise des coûts, car il faut y ajouter une structure managériale plate (loin de certaines armées mexicaines que l’on peut observer encore) et une collaboration étendue, non seulement en interne mais aussi avec les partenaires ou même les clients, ce qui démultiplie les capacités d’innovation et d’adaptation.

Sans la technologie, il n’y aurait pas de pure players. Ceux-ci savent en tirer parti et offrir au consommateur une expérience utilisateur au moins satisfaisante et surtout sans discontinuité ; le multicanal, souvent un vœu pieux chez les acteurs classiques, n’est pas un concept éthéré chez les pure players.  Même si ces derniers ne sont pas forcément très innovants du point de vue d’interfaces et parcours proposés, ils offrent la cohérence et la continuité de l’expérience qui sont au moins aussi importantes pour un utilisateur-client que l’innovation digitale en tant que telle.

Il est souvent question du business model des pure players et de leur mode de rémunération.  Il est intéressant d’observer que les derniers entrants ayant réussi, ne proposent pas la gratuité et le financement par la publicité comme un modèle universel. Celui-ci a fait la gloire des débuts d’Internet mais est actuellement complété par des systèmes de commissions, notamment sur les services, calculés de telle manière à être acceptables pour le consommateur et de plus « noyés » dans le prix global, ce qui les rend indolores et invisibles pour ces derniers. Il existe d’autres modèles de rémunération, notamment la vente des produits tout simplement, ce qui est le cas des e-commerçants. Dans tous les cas de figure, les différents modes de rémunération permettent de proposer des tarifs compétitifs associés à des services à valeur ajoutée.

Quelles leçons pour les entreprises classiques ?

Les carrés proposés plus haut, sont des outils d’aide à l’analyse et à la réflexion et non des « matrices de maturité ». Leur originalité vient de la mise en valeur du point de vue du consommateur / client et non du point de vue interne. Ils permettent de partir des manques / insatisfactions constatées ou pouvant être constatées à l’instant T afin d’identifier les propositions de valeur que l’on peut construire grâce au digital, avant d’analyser les conditions opérationnelles de sa mise sur marché.

Toutes les entreprises doivent s’interroger sur chaque de leurs composantes des carrés consommateur et pure player afin de déterminer leur fragilité ou leur dépendance potentielle face aux  nouveaux entrants existants ou à venir. C’est une autre façon de préparer ou d’accélérer  la transformation digitale.

  Exemples

Description

-        Manque : un touriste venant à Paris aimerait pouvoir disposer d’une carte (de préférence dématérialisée sur un téléphone) lui permettant d’acheter ou réserver à l’avance les transports en commun pour la durée du séjour et ce pour toute l’Ile-de-France ainsi que des entrées pour les musées, spectacles et restaurants. Aujourd’hui, cela n’existe pas et représente un parcours du combattant

-        Coût : aujourd’hui il faut additionner les coûts unitaires, il serait possible de les réduire en les groupant

-        Temps : beaucoup de temps passé sur Internet pour comprendre le fonctionnement de divers systèmes de réservations et du temps perdu à faire des queues dans les endroits les plus visités

-        Complexité : très élevée

Cette analyse rapide montre l’existence d’un besoin potentiel, non satisfait à ce jour et qui pourrait l’être avec une approche digitale.


[1] Le manque surgit lorsqu'une priorité ne reçoit pas la réponse attendue. Du manque naît l’insatisfaction. Le besoin vient ensuite rationaliser ce manque. Par conséquent, avant de parler des besoins, il convient de s’intéresser aux manques et aux insatisfactions des usagers.