Engagement politique et prise de parole sur Internet : la prime aux extrémistes ?

Sur Internet, les partis honnis par la majorité silencieuse sont pourtant très bruyants, profitant du Web comme seule tribune accessible, et l'engagement communautaire autour des publications de leurs leaders sur les réseaux sociaux est très important, voire exceptionnellement fort.

Il y a quelques semaines, The Economist révélait une statistique éclairante : un tweet émis par un député européen du groupe « Europe des Nations et des Libertés » (dont le Front National est le principal membre) est en moyenne partagé 28 fois, soit quatre fois plus qu’un gazouillis émanant des groupes politiques de centre-gauche et de centre-droit. L’hebdomadaire s’interrogeait alors dans un article sur la présence massive des parlementaires européens d’extrême-gauche ou d’extrême-droite sur les réseaux sociaux, par rapport à leurs homologues plus modérés.

Ce constat ne se limite pas à l’enceinte du Parlement européen. Si l’on observe les pages Facebook des différents mouvements politiques de jeunesse en France, on découvre, non sans surprise, que la plus populaire est celle de Génération Identitaire, avec près de 88.000 likes, alors même que ce mouvement est électoralement inexistant ! Elle est suivie de très près par celle du Front National de la Jeunesse avec 74.000 likes, alors que les Jeunes Républicains, troisièmes, atteignent péniblement les 32.000 likes… Comment expliquer la prééminence des formations radicales sur les réseaux sociaux ?

Pour The Economist, notamment par l’avantage que donnent les médias sociaux à la prise de parole spontanée, souvent simpliste et parfois outrancière, qui est plutôt l’apanage des formations radicales que celui des partis de gouvernement. Il est évident que Twitter et Facebook ne sont pas les lieux les plus propices à l’exposition d’une pensée complexe et nuancée, comme le montrait Marine Le Pen en septembre dernier en tweetant « Bye Bye Schengen », message partagé plus de 600 fois.

Mais une raison plus profonde est à rechercher dans l’usage soutenu que les formations radicales, à droite comme à gauche, font de l’outil numérique. Les politiques situés aux franges de l’échiquier ont une tendance à surinvestir ce champ, comme pour pallier leur éloignement des centres de décisions et leur moindre visibilité dans les médias dominants, qui leur sont généralement défavorables. De leur côté, les formations traditionnelles ont pris du retard, souvent prisonnières d’une vision passéiste de la politique et de pratiques désuètes.

Plus largement, ce constat amène aussi à interroger la dimension politique d’Internet, qui par son caractère foncièrement démocratique permet l’expression des positions les plus classiques et modérées, comme des plus iconoclastes et radicales. Internet a libéré la parole et permis l’irruption dans l’espace public d’opinions qui n’avaient pas droit de cité dans la sphère médiatique traditionnelle, à tort ou à raison. Et la dématérialisation du débat qu’il engendre ne fait que renforcer cette radicalité. Quiconque a déjà regardé les commentaires postés sur les articles de presse en ligne sait qu’on y trouve des propos difficiles à imaginer prononcés en public.

Pour certains, Internet a également tendance à favoriser un certain « entre soi » politique, en remplaçant les médias de masse par des médias très orientés, ce qui peut conduire au repli sur sa propre vision du monde et donc à la radicalisation. Dans son livre Odysée 2.0, Guillaume Cazeaux, ancien rédacteur du média participatif en ligne AgoraVox, souligne le risque que cette fragmentation de l’opinion peut faire courir à la démocratie elle-même, qui reste un mécanisme d’agrégation des volontés individuelles et suppose un minimum de valeurs partagées. 

Toutes ces problématiques illustrent bien le caractère éminemment pluriel et complexe d’Internet, dont il ne faut avoir une vision ni idéalisée ni diabolisée. Il reste fondamentalement un outil qui favorise ceux qui s’en servent le mieux et les partis français feraient bien de le méditer, tant leur retard en la matière est grand. Notamment auprès des jeunes, dont les habitudes politiques sont radicalement différentes de celles de leurs aînés. Pendant ce temps là, le Front National caracole lui en tête chez les moins de 35 ans : 35 % d’entre eux ont voté pour le parti d’extrême-droite aux dernières élections européennes, tandis que 34 % des 18-30 ans ayant voté se sont tournés vers le parti de Marine le Pen au premier tour des régionales. Sans doute pas un hasard.