Le modèle d’affaires de Facebook et des réseaux sociaux sur Internet

Voici quelques réflexions basées sur une théorie récente en économie qui permettent de jeter un regard original sur Facebook. Au-delà de l'aspect ludique et social, il s'agit ici de décortiquer le "business model" du réseau social.

Les réseaux sociaux sont désormais à l'Internet ce que le texto ou le SMS sont au téléphone portable, un usage définitivement acquis et généralisé d'une technologie de communication. Force est de constater que les publications autour du phénomène Web 2.0 et plus particulièrement les articles traitant des réseaux sociaux, adoptent un point de vue tantôt sociologique, parfois technologique, voire même psychologique pour les plus légers. Plus rares sont les approches économiques et stratégiques. Rien d'étonnant toutefois, vu le flou artistique persistant qui entoure les modèles d'affaires appartenant au monde de l'Internet dit de seconde génération.

Economiquement parlant, Facebook est un bon exemple de marché à deux versants ("two-sided market" en anglais), c'est-à-dire qu'un opérateur de plateforme agissant comme intermédiaire (le gestionnaire de Facebook en l'occurrence) s'adresse à deux groupes d'acteurs impliqués dans un même réseau en profitant des intérêts mutuels qu'ils génèrent, appelés effets de réseau. Jean-Charles Rochet et Jean Tirole (2003) mais aussi David Evans (2003) ont été parmi les premiers à s'intéresser à ces effets et de façon plus générale, aux marchés à multiples versants. Bien entendu, ce type de marchés peut se rencontrer dans divers secteurs et aussi bien dans un environnement traditionnel que dans un contexte électronique. Par la suite, Bruno Jullien (2005) a explicitement fait le lien entre ces marchés et les intermédiaires électroniques.
 
Les utilisateurs de Facebook sont bien entendu présents en nombre du fait de la gratuité et de la facilité de rentrer sur la plateforme (plus de 100 millions de membres). Si le site était payant ou décidait de le devenir en imposant un droit d'entrée, on pourrait s'attendre à une chute libre du nombre d'utilisateurs. En effet, ceux-ci ne trouveraient pas naturel de payer pour un service dont ils ont si longtemps bénéficié gratuitement, ou tout simplement, ils ne valoriseraient pas l'utilisation du réseau à la hauteur de ce qui leur serait demandé[1].

Or, la gratuité et la facilité n'expliquent pas tout. Plus le nombre d'utilisateurs grandit, plus l'intérêt du réseau prend de l'importance. En d'autres mots, plus votre entourage se retrouve sur Facebook, plus votre envie de ne pas vous retrouver exclu ou isolé se fait ressentir. C'est ce qu'on appelle l'effet de réseau direct positif. L'adjectif 'direct' indiquant que l'effet en question se produit au sein même du groupe qui a été affecté par le changement de taille. Tandis que le qualificatif 'positif' note simplement que l'effet améliore la satisfaction au sein du groupe. Sur Facebook, au plus vous avez des contacts à ajouter à votre liste d'amis, au plus vous trouvez intéressant de faire partie du réseau.
 
D'autre part, Facebook s'adresse aux annonceurs intéressés par le potentiel publicitaire d'une audience large, différenciée et rassemblée en un même lieu. Cet intérêt en fait précisément le côté payant du marché, c'est-à-dire le côté qui valorise le plus sa participation à la plateforme. En effet, les annonceurs ont une propension à payer leur place sur la plateforme qui dépasse celle des utilisateurs. Par analogie, on peut mettre en balance ce que dépense le ménage moyen afin de capter ses chaînes de télévision favorites et les milliers d'euros que coûte une seule seconde de publicité sur ces mêmes chaînes. Il est par ailleurs intéressant de noter que cette propension augmente avec le nombre d'utilisateurs de la plateforme. Donc, plus Facebook rassemble des utilisateurs, plus cela rend les annonceurs intéressés de placer leurs publicités sur le site. Dans ce cas-ci, nous sommes en présence d'effets de réseau indirects positifs. Indirects, car l'utilité d'un groupe est influencée par la taille de l'autre groupe et non plus au sein du même groupe ; positifs, toujours parce que l'utilité est croissante.
 
Que dire alors des effets de réseau directs en ce qui concerne les annonceurs présents sur Facebook ? Tout porte à croire que c'est exactement le contraire de ce qui se passe du côté utilisateur. Le raisonnement est plutôt simple : un annonceur a pour objectif de capter un maximum d'audience possible. Or, plus cette audience est partagée entre divers annonceurs (que ces derniers soient des concurrents ou non importe peu ici), plus la valeur d'être présent sur la plateforme et donc la propension à payer cette présence vont diminuer. Quel intérêt un annonceur a-t-il à être sur Facebook, aussi large le réseau soit-il, si sa publicité se retrouve noyée parmi des milliers d'autres annonces ou si sa publicité n'a qu'une faible probabilité de s'afficher sur les profils pertinents ? Ceci nous amène à penser que, du côté des annonceurs, l'utilité de la plateforme décroit avec l'augmentation de leur nombre et que par conséquent, les effets de réseaux directs de ce côté-là du "marché"sont négatifs.
 
Ceci étant, du point de vue de l'intermédiaire, c'est problématique puisque ses rentrées financières proviennent exclusivement des annonceurs publicitaires. Comment alors pallier à cette situation ? Nous avons vu que l'option consistant à également faire payer les utilisateurs (même un montant dérisoire qui serait multiplié par les cent millions d'utilisateurs) comporte bien trop de risques vu que cela peut mener à une faillite rapide de la plateforme. N'oublions pas que d'autres réseaux sociaux gratuits du même type existent (MySpace et Bebo pour ne citer que les plus populaires) et qu'il n'est pas compliqué, techniquement parlant, pour un utilisateur de se retirer d'un réseau pour s'affilier à un autre. Si rien ne prouve qu'un membre de Facebook accepte de payer un montant pour conserver sa page personnelle, il est plus simple et moins risqué de « jouer » avec le côté payant du marché, soit les annonceurs. Ainsi, en garantissant une quasi-exclusivité aux annonceurs, Facebook évite les effets de réseaux directs négatifs évoqués plus haut. Les annonceurs auront même tendance à valoriser d'avantage leur présence sur la plateforme et celle-ci en retirera un plus grand bénéfice. La littérature existante a déjà prouvé qu'exclure certains membres du réseau pouvait se révéler être une stratégie plus bénéfique que de maximiser la participation de tous (Eisenmann et al., 2006). Une autre possibilité qui s'offre à Facebook est de profiter directement de la nature des renseignements en sa possession sur les utilisateurs. En effet, il est peu probable que toutes les entreprises souhaitent se faire connaître de l'ensemble des utilisateurs. Une société active dans la gestion de patrimoine privé n'aura ainsi pas d'incitant à figurer sur les pages des plus jeunes utilisateurs de la plateforme. Inversement, une entreprise active dans les jeux vidéo aura justement tendance à vouloir cibler ce public-là.
 
Ces réflexions sont en adéquation avec la réalité et les choix stratégiques opérés par Facebook récemment. Effectivement, afin de maximiser les revenus provenant des annonceurs, les gestionnaires de la plateforme ont diversifié au maximum les possibilités de générer de la valeur à partir des effets de réseau positifs ainsi créés. Premièrement, conscients de la faculté de micro-cibler les nombreux profils selon une multitude de critères[2], les responsables de Facebook ont lancé un service spécifique (Facebook Ads) permettant de répartir de façon minutieuse les publicités sur les pages des utilisateurs sans provoquer un phénomène de saturation ou de "cannibalisme" entre annonceurs. Deuxièmement, les sociétés ont la possibilité de sponsoriser des communautés d'utilisateurs dont l'objet du ralliement est proche de leurs services ou produits. Parfois, c'est le produit-même d'une entreprise qui est l'élément fédérateur. Il existe ainsi plusieurs centaines de groupes d'utilisateurs de Facebook à travers le monde qui affichent par exemple leur attachement au Nutella.
 
Si tout ceci semble convaincre le marché du potentiel commercial d'un réseau social sur Internet, il existe tout de même certains risques à ne pas négliger. A côté des défis juridiques qui ont déjà été débattus par ailleurs (respect de la vie privée, utilisation de données à caractère personnel, etc.), il demeure également une limite économique quant à l'exploitation d'un tel réseau social. Cela est directement lié à ce que nous venons d'exposer, à savoir les effets de réseau indirects du côté des utilisateurs. La question à laquelle il nous faut encore répondre est la suivante : quel est l'impact d'une augmentation du nombre des annonceurs auprès des utilisateurs de la plateforme ?

De façon intuitive mais résolument pertinente, nous sommes en mesure d'affirmer que ce n'est pas en vue de trouver des annonces publicitaires que les utilisateurs rejoignent Facebook. Si ceux-ci apprécient la plateforme pour sa flexibilité, en ce sens qu'un membre dispose de sa propre page personnalisée, construit lui-même son réseau de contacts, décide en toute liberté de quelles informations seront visibles ou non, etc., on pourrait même envisager que toute intrusion non désirée d'annonces publicitaires pourrait être ressentie comme gênante du point de vue de l'utilisateur.

La publicité représenterait alors un mal nécessaire comme c'est le cas pour les téléspectateurs interrompus dans leur film. Si cette dernière proposition se révélait être fondée et correcte, les effets de réseaux indirects du côté des utilisateurs seraient négatifs, en ce sens qu'une augmentation de la publicité engendrerait une diminution de l'utilité accordée au réseau par l'utilisateur. Facebook semble précisément avoir bien mesuré ce risque. De fait, les traditionnelles bannières publicitaires sont réduites à leur plus simple expression (une seule colonne discrète à droite de chaque page). La stratégie publicitaire est dans le cas présent plus habile et tient en deux volets. Premièrement, avec le système Facebook Ads, la plateforme n'impose pas la publicité mais la rend complémentaire du contenu de l'expérience de l'utilisateur.

Par exemple, si un utilisateur indique qu'il a l'intention d'assister au prochain concert de son groupe rock favori, l'organisateur de ce même concert peut sponsoriser cette annonce en faisant référence à son site Internet. Par un effet de contagion, tous les contacts de cet utilisateur voient l'annonce en question. C'est le principe du marketing viral dont l'efficacité sur Internet a déjà été prouvée et dépasse celle de l'annonce classique. Le second volet de l'offre publicitaire s'intitule Facebook Pages et permet aux annonceurs de créer leur propre page sur la plateforme. Pour les annonceurs, c'est le moyen d'intégrer le côté utilisateur en toute discrétion. La page de l'annonceur est en quelque sorte sa vitrine dont la visibilité est accrue via les annonces décrites dans le premier volet. Le système est donc particulièrement bien pensé puisque ce ne sont plus les annonces qui viennent à l'utilisateur, mais l'utilisateur qui vient délibérément vers l'annonce.
 
En conclusion, si l'exploitation commerciale d'un réseau social sur Internet, tel Facebook, repose bien sur le modèle publicitaire, des innovations à l'intérieur-même de ce modèle sont non seulement possibles mais nécessaires. En effet, nous avons illustré le fait que dans le cas présent les effets de réseau résultant du rapprochement de deux groupes d'acteurs sur une même plateforme pouvaient être négatifs. Malgré les efforts de Facebook pour adoucir ces effets indirects négatifs du côté des utilisateurs, ils demeurent présents. Tant que ces effets auront une importance moindre que les effets directs positifs, les utilisateurs continueront à être actifs, c'est-à-dire à nourrir régulièrement la plateforme de leurs expériences. Rappelons au passage que sur les 100 millions d'utilisateurs de Facebook, tous ne sont pas des membres actifs. Or, des utilisateurs qui ne sont plus actifs sur une plateforme ne génèrent plus de valeur pour le côté des annonceurs. L'essentiel du risque est là finalement, sans utilisateurs actifs, le modèle publicitaire s'écroule. 
    
 
Références :
 
EISENMANN Thomas, PARKER Geoffrey et VAN ALSTYNE Marshall W. « Strategies for Two-Sided Markets ». Harvard Business Review, n° 1463, octobre 2006, pp. 3-11.
EVANS David S. « Some Empirical Aspects of Multi-sided Platform Industries ». Review of Network Economics, vol. 2, n° 3, 2003, pp. 191-209.
JULLIEN Bruno. « Two-sided Markets and Electronic Intermediaries ». Economic Studies, n° 51, 2005, pp. 235-262.
ROCHET Jean-Charles et TIROLE Jean. « Platform Competition in Two-sided Markets ». Journal of the European Economic Association, n° 1, pp. 990-1029.

[1] En prenant l'exemple d'eBay, un réseau bien plus ancien que Facebook et rassemblant des acheteurs et des vendeurs, il apparaît que même dans les périodes de moindre croissance, il n'a jamais été envisagé de faire payer un droit d'entrée aux acheteurs car le management savait pertinemment bien que cela conduirait inexorablement à la chute du système tout entier.

[2] Plusieurs experts attentifs au développement de Facebook se sont dits dès le départ fortement interpellés par la facilité avec laquelle les utilisateurs livrent des informations sur eux-mêmes et leur vie privée, allant jusqu'à parler d'une confiance aveugle ou un comportement naïf envers la plateforme.