Benoît Thieulin (CNNum) "La Commission européenne est sensible à notre projet d'agences de notation des plateformes numériques"

Le président du Conseil National du Numérique va remettre au 1er ministre la synthèse de la grande concertation sur le numérique le 18 juin prochain. Il nous en révèle les grands principes.

JDN. Le Conseil National du Numérique va remettre au premier ministre, Manuel Valls, le 18 juin prochain la synthèse de sa grande concertation sur le numérique. Pourquoi une telle concertation ? 

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Benoît Thieulin, président du CNNum. © CNNum

Benoît Thieulin. Cette initiative procède de plusieurs constats. En premier lieu, la multiplication de projets de lois qui, s'ils ne sont pas directement liés au numérique, n'en abordent pas moins de nombreux sujets connexes. D'où cette volonté, plutôt que de multiplier les saisines, de rédiger un rapport qui englobe une analyse des enjeux et des recommandations concrètes pour y faire face. C'est d'autant plus important qu'il ne faut pas oublier que la dernière loi sur le numérique date de 2004, époque où des sujets comme le big data ou le fonctionnement des algorithmes étaient encore embryonnaires.

Je pense que si l'on veut réformer ce pays il faut s'appuyer sur tout ce pan de la société qui est en train d'émerger. Et le Conseil National du Numérique doit permettre, dans son rôle de tête de pont, de donner les moyens au gouvernement de privilégier l'intérêt général... quitte à aller contre l'intérêt de certains gros acteurs.

Qui avez-vous sollicité dans le cadre de cette concertation ?

Beaucoup de monde ! Nous avons recueilli près de 17 000 contributions et sollicités environ 5 000 contributeurs, entre octobre et janvier date de fin de la concertation. Des interlocuteurs issus de tous horizons : syndicats professionnels, clusters d'innovations, fonds d'investissements... et même des chauffeurs de taxis. De quoi nous permettre d'avoir une vision concrète de la situation et formuler 70 recommandations qui englobent les principaux enjeux posés par le numérique aujourd'hui.

Pouvez-vous nous dire quels sont les grands principes que posera ce rapport ?

Il s'agira de graver dans le marbre ce fameux principe de la neutralité du net, seul moyen de garantir un environnement favorable à l'innovation et la liberté. Il s'agira également de jeter les bases d'un principe de loyauté des plateformes. Un moyen de répondre et combler le vide opérationnel du droit de la concurrence sur les plateformes numérique. De quoi permettre à la jurisprudence de traiter la problématique.

A quel niveau : hexagonal ou européen ?

Le gros problème de l'Europe aujourd'hui est sa lenteur. Les processus décisionnels sont loin d'être les plus rapides qui soient. D'autant qu'ils émergent le plus souvent de débats entre pouvoirs exécutifs. Et je pense qu'il incombe aux différents gouvernements de lancer le débat en instaurant des lois qui, quitte à provoquer, contraindront, ou du moins inciteront, le Conseil européen à discuter du sujet.

Revenons en au principe de loyauté des plateformes. De quoi parle-t-on concrètement ?

Ce principe de loyauté des plateformes ne doit pas reposer uniquement sur le droit positif et impose de réfléchir à des mécanismes en phase avec la société d'aujourd'hui. Une réflexion qui a abouti à la proposition de créer des agences de notation des plateformes numériques, un peu à l'image de ce que l'on voit dans le monde la finance.

Quel serait le rôle de telles agences ?

Tout simplement agir là où les juristes sont aujourd'hui incompétents. Comprendre : être capables de dire si tel moteur de recherche a glissé un placement de produit au milieu du référencement naturel ou de voir en quoi l'instabilité d'une API est problématique pour un écosystème. Autant de domaines qui relèvent de la compétence de l'ingénieur et de l'analyste plus que du juriste.

Nombreux sont les entrepreneurs qui viennent nous voir pour se plaindre de ce que telle ou telle société abuse de sa position dominante. Plus rares sont ceux qui sont réellement capables de quantifier le préjudice, faute de temps ou de moyens. Plutôt que de demander à Google de nous révéler les fondations de son algorithme, ce qui n'arrivera jamais tant on tombe dans le secret industriel, on pourrait s'appuyer sur des analystes qui, en s'appuyant sur le retro-engineering, seraient en mesure de constater d'éventuelles dérives du moteur de recherche. Même logique pour les problématiques de placement de produit qui incomberaient à une équipe d'ergonomes à même de voir les abus ou celles d'instabilité des API qui seraient le domaine d'ingénieurs.

De telles agences pourraient-elles avoir une influence quelconque sans réel pouvoir de sanction ?

Il ne faut vraiment pas minorer l'influence de la réputation et les conséquences que pourraient avoir la sortie d'une note d'agence déconseillant aux start-up d'appuyer leur business model sur l'API d'un Twitter, car celle-ci serait jugé trop instable, par exemple. Bien évidemment, il faudrait que l'initiative soit portée à l'échelle européenne, pour des questions évidentes de moyens et d'influence.

On stigmatise beaucoup les GAFA, terme qui par ailleurs ne me plaît pas, et on en oublie que ces plateformes, plutôt ouvertes en termes d'API, ont elles aussi intérêt à ce que l'on objective le débat.

Vous avez évoqué lors des universités du numérique du Medef, la nécessité de penser à une alternative à la Silicon Valley, à l'échelle européenne. Pourquoi cela ?

Permettez-moi un petit voyage dans le temps, revenons à l'époque des pères fondateurs de l'Internet, lorsque de nombreux étudiants américains ont remis en cause les pouvoirs traditionnels au détour des années 60. La révolution informatique a porté cette vision très politique qui ambitionnait de redonner le pouvoir aux gens en redistribuant le savoir via les réseaux. Et ne l'oublions pas, l'Europe a achevé d'ancrer cette vision en inventant le Web et en démocratisant un Internet jusque là circonscrit à la notion de réseau confidentiel. On l'oublie trop souvent, la révolution numérique est au moins autant américaine qu'elle est européenne.

Et je pense que l'Europe doit reprendre à son compte, aujourd'hui, cette promesse originelle de l'"empowerement" du consommateur alors même qu'une partie de la Silicon Valley est aujourd'hui enferrée dans une dérive liberto-libertaire, hyper capitaliste, affranchie de tout soucis de durabilité des modèles. Il est urgent que la politique publique européenne s'empare d'une vision alternative.

Diplômé de l'IEP de Paris, Benoît Thieulin débute sa carrière en tant qu'attaché TIC à l'ambassade de France de Jakarta en 1997 pour prendre en 2000 la tête du département multimédia su Service d'information du gouvernement.  Il fonde en 2004 un observatoire de veille sur les nouveaux médias puis le portail Touteleurope.eu en 2006. Il coordonne le portail Désirs d'avenir en 2007 pour le compte de la candidate PS aux présidentielles, Ségolène Royal. A la fin de la campagne, il fonde l'agence spécialisée en communication digitale La Netscouade avec quatre autres associés.