La face cachée de Facebook, l'univers où les gens mentent, volent et gagnent des millions Ce que font réellement les ados sur Facebook

Anthony et Austin sont adolescents (raison pour laquelle nous ne citons que leurs prénoms). Bien qu'ils ne se soient jamais réellement rencontrés, ils affirment être "comme des frères". Ils ont fait connaissance il y a quelques années, lorsque la page Facebook d'Anthony a été piratée et qu'Austin l'a aidé à la récupérer.

Tous les deux sont membres d'un groupe non officiel appelé la Communauté, qui prétend rassembler sur le Web plus de 50 000 ados experts en informatique. Beaucoup se sont connus via l'application de Facebook. Ils partagent le même intérêt pour les réseaux sociaux et les jeux, la culture en ligne et le piratage, même si la section "à propos" de leur page mentionne que le groupe se "consacre à la lutte contre l'atteinte à soi-même, le cyber-harcèlement et la nudité infantile. Anthony est souvent mentionné comme étant le meneur de la Communauté parce qu'il a créé la page.

"On n'était que des gamins, on ne savait pas ce qu'on faisait, on n'y connaissait rien en marketing"

"La Communauté rassemble de nombreux ados qui communiquent beaucoup sur Internet, que ce soit simplement via Skype ou pour créer, aimer et partager des pages Facebook, se suivre via Twitter et Instagram", à expliqué Anthony à Business Insider lors d'une interview par Skype. "La Communauté passe largement inaperçue chez les adultes et on n'en parle jamais dans les actualités. Personne ne sait ce qu'elle représente s'il n'en fait pas partie, ajoute-t-il. Elle existe pourtant bel et bien."

Le duo se souvient de ses premières expériences avec les pages Facebook en 2009. Tous les utilisateurs et leurs amis du collège créaient des pages dédiées à leurs dessins animés ou célébrités favoris.

"On n'était que des gamins, on ne savait pas ce qu'on faisait, on n'y connaissait rien en marketing, raconte Anthony, on a simplement plongé tête la première dans cet univers."

Mais le divertissement inoffensif autour de ce dernier est rapidement devenu un terrain sur lequel "les gens tentent de vous arnaquer", affirme Anthony.

"De nombreux enfants de 12-13 ans créent des pages Facebook pour que leurs amis les voient, déclare-t-il, mais on ne s'attendait pas à ce que le phénomène prenne autant d'ampleur et que des gens de communautés en ligne détourneraient des pages pour en prendre le contrôle."

Sur Facebook, détourner une page signifie prendre la place de son administrateur. Les pages ne sont pas du tout contrôlées par Facebook et il existe de nombreuses façons de les voler. L'une d'entre elle consiste à gagner la confiance de l'administrateur, de lui proposer son aide pour la gestion de la page puis de le supprimer de la liste des gérants officiels et de le bloquer. Depuis lors, Facebook a pris des mesures contre ces pratiques et a changé la configuration des comptes administrateurs.

En conséquence de quoi, le détournement est devenu plus complexe, indique Austin : "Cela demande beaucoup d'organisation." Des groupes comme la Church of Hijacking qui n'existe plus aujourd'hui, apprenait aux membres la méthode pour voler des pages. Selon Jason et Austin, lorsqu'une page rassemble environ 100 000 fans, elle devient une cible pour les pirates.

church of hijacking, un site qui n'existe plus aujourd'hui.
Church of Hijacking, un site qui n'existe plus aujourd'hui. © Business Insider

Austin se rappelle que la première page volée qu'il a vue était dédiée à Justin Bieber et était gérée par des groupies.

"Les gens ont volé cette page parce que les réactions de ces filles étaient drôles, déclare-t-il. Ils exprimaient leur aversion pour Justin Bieber et d'autres choses sans rapport et les filles étaient très en colère. Ceux qui avaient volé la page se moquaient de leurs réactions."

En 2012, lorsque la monétarisation de Facebook a débuté, le vol de pages, qui n'était qu'un jeu amusant, s'est transformé en cyber-conflit, doublé de coalitions au sein des administrateurs des pages majeures et d'attaques contre ceux qui leur avaient fait du tort.

"Il y a des guerres, de la diplomatie, des trahisons, des alliances, des arrangements secrets, des alliances et des embargos", révèle Austin au sujet de l'actuel conflit des pages Facebook.

L'un des premiers à avoir monétarisé Facebook fut Carl Sherburne et il travaille aujourd'hui pour Jason. Contrairement aux blogs qui permettent aux propriétaires d'intégrer des publicités sur leurs pages, Facebook n'autorise pas la pub, excepté la sienne. Au lieu de ça, Carl s'est mis à poster des liens similaires – pour des vendeurs en ligne qui payent un pourcentage à quiconque leur envoie des clients – et il a rapidement gagné des sommes considérables grâce à ses millions de fans. Mais le concept n'a pas fait l'unanimité. "Les gens détestaient ça", indique Austin.

Austin et Anthony ont eux-aussi accepté l'idée de gagner de l'argent grâce aux pages. Le site Mylikes.com fournissait des liens lucratifs aux administrateurs de pages. Dans le même temps, en plus de poster des liens affiliés, ils créaient une ligne de vêtements et vendaient des t-shirts aux fans.

"L'été 2012 a probablement été le plus rentable pour nous tous", déclare Austin qui a gagné environ 10 000 dollars uniquement en juillet. "Tout le monde gagnait beaucoup d'argent", affirme Anthony.

La création d'outils permettant aux administrateurs de gérer plus d'une page à la fois a également rendu cette activité possible. Hootsuite, par exemple, leur donne la possibilité de diffuser simultanément du contenu sur plusieurs pages; Facebook a aussi ajouté une fonctionnalité de programmation des diffusions.

Jason s'est constitué l'un des plus larges réseaux de pages de la plateforme, devant les éditeurs traditionnels comme BuzzFeed qui possède de nombreuses pages pour différents partenaires. Son équipe a bataillé pour obtenir la vérification de ses pages Facebook, ce qui en a fait la cible principale des pirates comme Anthony et Austin. Facebook ne se presse pas tellement pour aider les administrateurs de pages non vérifiées à récupérer leurs adhérents et les pages sont parfois perdues pour toujours.

Austin a également fait la douloureuse expérience de perdre une précieuse page Facebook. Il avait réussi à créer une fan page 4chan et à gagner de l'argent avec, rassemblant 500 000 adhérents. Lorsque 4chan s'en est plaint à Facebook, la page a disparu.

"Facebook ne m'a pas donné la possibilité d'en changer le nom, se souvient-il. Tout ce travail pour rien."

Tandis que certaines pages sont supprimées à cause de plaintes pour droits d'auteur, d'autres sont victimes d'une cyberguerre permanente.

En avril, l'une des pages de Jason sur MTV – qui comptabilisait plus d'un million de fans – a disparu. Au début, il pensait que Facebook l'avait supprimée suite à la demande de Viacom mais par la suite, il a reçu un message.

jason n'a pas cédé au chantage, mais il n'a pas récupéré sa page non plus.
Jason n'a pas cédé au chantage, mais il n'a pas récupéré sa page non plus. © Business Insider

"Eh mec, j'ai ta page à 1 million, déclarait le message. Je te la rends et tu me donnes cette somme en échange, entendu ?"

Jason n'a pas conclu le marché et il n'a toujours pas récupéré sa page MTV. Récemment, une autre de ses pages a été temporairement supprimée de Facebook parce qu'elle publiait des contenus pornographiques qu'il disait n'avoir jamais approuvés. Après quelques recherches, il a trouvé une mise à jour de statut suggérant qu'Austin se trouvait derrière tout ça.

"Qu'est-ce que c'est agréable de se réveiller par un matin d'été", répondait Austin dans une capture d'écran à un message Facebook qui stipulait : "Vous avez signalé un détournement de Cleveland Brown [une des pages de Jason]. Cette page a été supprimée."

Très vite, Jason a reçu un message d'un autre utilisateur de Facebook qui lui confirmait l'implication d'Austin. Cette personne lui demandait de lui verser une grosse somme d'argent pour qu'Austin et ses amis arrêtent de s'en prendre à ses pages. Bien que Jason veuille mettre fin à cette guerre, il n'a pas payé.

La raison pour laquelle la Communauté prend part à ces méfaits et détournements est simple : elle trouve ça marrant. Et l'argent – qui peut être récolté grâce aux appréciations des utilisateurs – n'est pas négligeable non plus.

"Ça provoque une réaction que certains trouvent absolument hilarante, explique Anthony. D'autres sont motivés par les bénéfices."

Les pirates comme Anthony et Austin ne craignent pas Jason ou la colère de Facebook. Ils ont tous les deux été bannis du réseau social de nombreuses fois. Soit ils créaient de nouveaux comptes, soit ils récupéraient ceux que leurs amis n'utilisaient plus.

"Ça arrive, raconte Anthony. Je récupère mon compte tous les jours."

Néanmoins, la suppression et le vol des pages Facebook n'est qu'un début. Causer des ennuis avec les forces de l'ordre à des utilisateurs innocents est une autre tactique banale.

Une fois, dans un conflit entre Jason et des pirates, ces derniers ont répandu la rumeur qu'il était pédophile.

"Il disait qu'il tuerait mon pote, alors on a raconté qu'il était pédophile, il s'est fait spammer et tous ceux qui aiment sa page pensent maintenant qu'il est pédophile, plaisante-t-il. Ce ne sont que des âneries qui l'ont rendu dingue, mais ce n'est pas illégal. J'ai droit à la liberté d'expression, même si on ne fera rien qui soit mal intentionné ou illégal."

Lorsque nous avons mentionné la loi sur la diffamation, Anthony est revenu sur ses propos. "Ça se situe certainement quelque part à ce niveau-là, mais je n'ai pas lancé la rumeur donc je ne m'inquiète pas vraiment, j'ai même oublié qui en est à l'origine", indique-t-il.

A la décharge d'Anthony, Jason a également sa part de responsabilités dans ses hostilités permanentes. Plusieurs fois, le millionnaire a perdu son sang-froid et a dit des choses qu'il regrette sans doute.

un e-mail envoyé par jason à austin, suite à un conflit.
Un e-mail envoyé par Jason à Austin, suite à un conflit. © Business Insider

"FYI bâtard, tu es un gamin risible qui ne sera jamais foutu de faire... a déclaré Jason à Austin après un gros conflit. Mais tu es venu me faire ch*** et je vais gaspiller mon fric pour ruiner ta vie et celle de ta mère. J'arrive."

Un autre ado s'est embrouillé avec Jason et a aussi été menacé.

Après que Ben [un pseudonyme] ait volé une de ses pages Facebook – un fait qu'il reconnaît volontiers – il a reçu un message de Jason : "Je connais des gens en-dehors de Facebook. Je vais détruire ta vie". Le message indiquait son adresse, numéro de téléphone et le nom de son père.

Tous les larcins perpétrés sur Facebook n'ont pas pour vocation de tourmenter Jason.

Par exemple, Anthony et l'un de ses amis ont pensé qu'il serait drôle de faire croire à leurs amis qu'ils étaient morts.

"J'ai publié une série d'articles sur des sites de nécrologie qui parlaient de mon ami et de moi, révèle Anthony. Ensuite nous avons posté un statut sur Facebook en disant que nous allions nous suicider. Neuf ou dix heures plus tard nous avons posté les articles via des comptes de substitutions, ce qui a donné lieu à d'importantes protestations dans le groupe."

Rapidement, une page à leur mémoire a été créée, rassemblant 20 000 adhérents.

Les conflits entre groupes Facebook causent aussi des dégâts dans le monde réel. Anthony en donne quelques détails, auxquels il n'a pas participé mais qu'il a constaté directement.

"Il est courant de lire des histoires de gamin dont le pc est infecté par des virus et 25 giga-octets de pornographie infantile, et d'apprendre qu'une équipe du SWAT est envoyée chez eux, raconte-t-il sur Skype. Il n'est pas rare qu'il y ait des fuites d'informations bancaires ou de numéro de sécurité sociale. C'est une guéguerre interminable", ajoute-t-il.

Les campagnes sur Facebook l'ont rendu paranoïaque. Avant d'accepter l'interview, il m'a traquée sur Internet, ainsi que mon mari et ma famille, pour s'assurer que ma demande était authentique, m'a-t-il dévoilé.

"On m'a jeté au bas de mon lit, on m'a menotté et posé des questions sur mes activités en ligne, témoigne Anthony. J'ai été harcelé et menacé. Je reçois des menaces de mort tous les jours."

Malgré ces affrontements terrifiants, Anthony se sent intouchable. Ce qui risque de changer à l'occasion de son prochain anniversaire. "Comme je n'ai pas 18 ans, mes informations personnelles ne sont pas encore disponibles sur les sites de recherches et je peux masquer mon adresse IP... Je suis inattaquable par 95% des pirates", lance-t-il.

Jason conserve lui aussi plusieurs identités sur Facebook.

Avant d'accepter l'interview, il m'a traquée sur Internet, pour s'assurer que ma demande était authentique

"Je n'utiliserai jamais mon vrai nom parce que j'ai vu les dommages que peut causer Internet, raconte Anthony. Internet te fait perdre ton innocence, tu tombes parfois entre de mauvaises mains et tu deviens insensible à ce que tu vois."

Pour Anthony, décrit par son profil comme spécialisé en "cyber intimidation", déterminer où se situe la limite de ces larcins en ligne nécessite une sérieuse remise en question : "La mienne réside dans deux choses : je ne cause jamais de dégâts irréparables et si jamais c'était le cas, j'arrêterais. Ou les filles. Je ne m'attaque pas aux filles."

Cela étant, les deux pirates ont des regrets.

"Je suis embarrassé quand je me replonge en arrière parfois, raconte Austin. Je repense à mes erreurs et je me dis 'Wow, j'étais stupide', mais c'est comme ça que j'ai perfectionné mes méthodes."

Anthony aussi semble avoir plein de regrets.

"Tu es un gamin normal, évoque-t-il. Tu ne te réveilles pas un matin en te disant que tu vas voler une page Facebook. Tout est parti de l'envie de plaisanter et de s'amuser."

Il va sans dire que Jason aimerait amorcer une trêve – ou au moins une interruption des hostilités – avec les Script Kiddies. Ils en ont parlé, même si rien n'a été résolu. Anthony a déclaré que le trio planchait actuellement sur une "négociation mutuelle".

Pourtant, Jason n'est pas certain que cela change quoi que soit.

"D'après mon expérience, ils ne s'arrêtent jamais, a-t-il écrit à Business Insider dans un mail. Si je veux la paix ? Oui, pour pouvoir me dire que ma famille, mes affaires, mes employés et moi-même sommes à l'abri du harcèlement et du cyber terrorisme."

L'équipe de sécurité de Facebook a conscience de ces problèmes de détournement et tente d'y remédier. "Nous recommandons aux administrateurs de renforcer la sécurité de leur compte en autorisant les Approbations de Connexion et en ajoutant une identification pour les comptes mails, déclare un représentant de la société. C'est aussi une bonne idée de limiter le nombre d'administrateurs pour une page et d'employer des modérateurs pour ceux qui n'ont pas besoin d'accéder à toutes les fonctions."

Même si un accord était conclu et que la sécurité de Facebook s'améliorait, cela ne sonnerait pas la fin des ennuis de Jason.

Pour cela, il faudrait que Facebook devienne un environnement légèrement plus propice aux affaires. "Facebook peut poser des problèmes, commente Jason. Mais sans Facebook [WTF] n'aurait jamais pu voir le jour. Je ne me plains pas; je les remercie pour ce réseau. Nous leur demandons simplement de ne pas supprimer les pages qui rapportent de l'argent."