S. Chignard, L.-D. Benyayer (Datanomics) "Travailler la donnée nécessite de casser les silos au sein de l'entreprise"

Big data, open data... Comment tirer parti de la montée en puissance des données ? Simon Chignard et Louis-David Benyayer, auteurs de "Datanomics" décryptent les enjeux autour de la valeur de la data.

Pourquoi avoir choisi d'écrire un livre sur la valeur des données ?

simon chignard
Simon Chignard © S. de P. FYP Editions

Simon Chignard : Nous sommes partis du constat commun que l'on parle de plus en plus d'open data, de big data, de données personnelles, etc. Or toutes ces questions pourtant très proches sont abordées de manière extrêmement fragmentées, sans lien entre elles. Nous pensions qu'il serait intéressant de trouver une clé de lecture commune pour relier toutes ces thématiques et les considérer de manière plus globale. La plus évidente et la plus centrale a été celle de la valeur des données. Qu'un acteur fasse du big data et/ou de l'open data, sa stratégie sera développée en fonction de la valeur qu'il attribue à ses données ou à celles qu'il utilise.

En quoi la notion de valeur est-elle aussi centrale lorsque l'on parle de données ?

SC : Attribuer une grande valeur à ses données n'incite pas à les partager avec tout le monde par exemple. Dans l'open data, choisir d'ouvrir une partie de ses données implique également de choisir lesquelles ne pas ouvrir. Cela montre bien qu'il existe déjà une réflexion sur la valeur que les décideurs - qu'ils soient politiques ou en entreprise - attribuent aux données. Nous voulons leur faire comprendre les enjeux qui se jouent autour de la data.

Les décideurs n'ont pas encore pris conscience de la valeur de leurs données ?

Louis-David Benyayer : il existe une prise de conscience qui se joue à différents niveaux. Certains acteurs sont nés autour de la donnée et en font assez naturellement un actif stratégique. C'est notamment le cas des grandes plates-formes du Web comme Google ou Facebook. D'autres ne sont pas nés dans un écosystème "data-driven" mais ont tout de même une bonne réflexion sur la valeur de leurs données.

SC : cette prise de conscience a déjà commencé. Mais elle reste très imprégnée d'un discours ambiant fait de fantasmes sur le big data. La donnée y est évoquée sous la forme d'une matière première magnifique, un "or noir", une "mine d'or", etc. Or la réalité est que la valorisation des données est bien plus complexe à établir que celle d'une matière première.

louis david benyayer
Louis-David Benyayer © S. de P. FYP Editions

Pourquoi est-il si compliqué de déterminer la valeur d'une donnée ?

SC : En travaillant sur ce livre, nous avons réunis une trentaine d'experts de l'économie numérique et leur avons posé la question suivante : "que vaut une donnée ?" Nous n'avons pas eu deux fois la même réponse. Une donnée vaut à la fois tout, rien, ce que l'on en fait, elle constitue un gain de temps, etc. Il est flagrant qu'il règne un grand flou sur la valeur de la donnée. Globalement, elle pèse différemment en fonction de la personne, de la situation, du moment.

L-DB : En économie, on sait bien mesurer la valeur d'un produit et celle d'un service. Or la donnée est à la fois un service, intangible, immatériel mais aussi un produit qui peut se stocker contrairement aux services. Il s'agit donc d'un objet hybride, difficile à aborder. La donnée peut être vue comme une matière première. Mais là encore elle échappe à certaines comparaisons.

"La valeur de la donnée est co-construite et future"

Lesquelles ?

SC : L'or par exemple qui est une matière première thésaurisable. La donnée est tout le contraire : elle n'a de valeur que parce qu'elle circule et est utilisée. La donnée a par ailleurs à la fois une valeur brute et une valeur d'option, c'est-à-dire la valeur qu'elle prendra dans le futur. Cette notion est importante car c'est avant tout ce que l'on imagine pouvoir faire ou non avec des données qui en détermine le prix. Or très souvent, la valeur d'une donnée n'est pas définie par celui qui la produit mais par celui qui l'utilise et il ne s'agit pas forcément de la même personne ! Le secteur public a en partie répondu à ce problème avec l'open data. Mais dans les entreprises, c'est encore une autre situation.

Ce qui est rare est cher, or nous n'avons jamais produit autant de données et la valeur qu'on leur prête n'a jamais été aussi élevée ?

SC : Le concept de rareté s'est en quelque sorte déplacé. Nous sommes passés d'un modèle où la donnée était rare parce que compliquée et coûteuse à produire à un autre où ce qui compte vraiment n'est plus d'avoir la main sur la donnée elle-même mais sur le robinet qui y donne accès. L'exemple du GPS illustre bien cela : ce qui compte n'est pas le fait que la donnée soit diffusée librement mais le fait de pouvoir en restreindre l'accès, voire couper le tuyau à tout moment. Les plates-formes qui développent des API pour permettre à des tiers d'accéder à leurs données ne font pas autre chose : le simple fait, en modifiant leurs API de pouvoir mettre à genoux tout une filière située en aval démontre leur puissance.

Vous évoquez un fantasme autour de la data. En quoi est-il dangereux ?

SC : Surévaluer la valeur future d'une donnée peut conduire à des mouvements dignes de celui des affameurs du Moyen-Age, ces nobles et commerçants qui stockaient les denrées alimentaires pour en accroître la valeur. En faisant cela ils contribuaient à leur raréfaction et engendraient ainsi des famines. Le fantasme de la donnée matière première thésaurisable provoque un peu ce comportement. Les entreprises se disent que leurs données ont tellement de valeur qu'elles s'empressent de ne rien en faire et donc de n'en tirer aucune valeur. Se contenter d'être assis sur un gisement de données n'a pas beaucoup de sens. L'anticipation d'une rente énorme mais que personne n'aurait encore démontrée est l'une des pires situations possibles.

"Développer les pratiques d'exploration de la valeur des données"

Le développement l'open data, l'accès libre aux données publiques, n'est-il pas paradoxal dans cette prise de conscience de la valeur des données ?

SC : La contradiction n'est qu'apparente. Ce que nous essayons de dire, c'est que la valeur de la donnée est co-construite et qu'elle est future. Qui que vous soyez, vous n'êtes pas le mieux placé pour imaginer toute les valeurs d'usage possibles de vos données. Le meilleur moyen de les imaginer est de mettre vos données à disposition pour que des tiers les explorent. Le concept d'open data ne vise pas à vider une donnée de sa valeur, mais plutôt à dire qu'elle n'a pas de valeur d'échange purement monétaire. Cela ne veut pas dire qu'elle n'a aucune valeur de levier. 

Ce constat vaut-il également pour les entreprises ? 

L-DB : Oui. La valeur des données se construit au fil de leur réutilisation. Certaines entreprises développent ces pratiques d'exploration de la valeur des données. En 2012, Orange par exemple initié une expérimentation baptisée "Data for Developpment" : l'opérateur a mis à disposition d'équipes de chercheurs un historique de 5 mois d'appels téléphoniques en Côte d'Ivoire en leur proposant d'identifier des pistes d'actions pour le développement local à partir de ces données. Plusieurs dizaines de papiers de recherche ont été produits à partir de ces données, mais cela a surtout permis à Orange de tester des réutilisations possibles de leurs propres données de géolocalisation. 

Quels acteurs tirent leur épingle du jeu ?

L-DB : Des secteurs entiers comme ceux de la distribution ont déjà mené de nombreuses actions, notamment via des puces RFID. Dans l'industrie automobile ou aéronautique par exemple, les acteurs ont également lancé des initiatives importantes dans la data. Il reste certes beaucoup d'entreprises à convertir mais il existe déjà une zone grise ou intermédiaire d'acteurs qui ont bien perçu l'enjeu et ne restent pas inactifs.

"Nous plaidons davantage pour un datascientism que pour des datascientists"

Reste-t-il des "monsieur Jourdain" de la data, des acteurs assis sur une mine de données sans le savoir ?

L-DB : Il existe surtout des acteurs qui ont compris qu'ils collectaient des données et pouvaient en faire quelque chose mais qui constatent dans le même temps que d'autres acteurs nés dans un écosystème de données commencent les menacer sur leur terrain. Ces monsieur Jourdain de la data sont davantage des acteurs qui sont d'une manière générale remis en cause ou bousculés par la numérisation de leurs supports. Dans les services financiers, les acteurs opérant dans les services de cartes prépayées ou dans les titres restaurants ne sont pas ceux qui ont été les plus rapides à se mobiliser. Ils cherchent aujourd'hui à se frayer un chemin.

Comment développer une stratégie data en entreprise ?

L-DB : C'est une question qui revient fréquemment. On retrouve un peu les questions qu'on se posait il y a 15 ans dans l'e-commerce : faut-il y aller ou pas ? Et si oui, comment ? Le principal problème à résoudre est celui de l'organisation. Travailler la donnée nécessite une certaine transversalité qui n'est pas forcément évidente. Il faut synchroniser des compétences très différentes et très diffuses au sein d'une organisation, qu'elles soient liées à l'IT, à la statistique, au marketing? Les entreprises n'ont déjà pas toutes le même niveau de disponibilité de ces compétences. Et même lorsqu'elles l'ont, elles n'ont jamais ou rarement été amenées à les faire travailler ensemble. Lancer un projet sur des données ne se fait pas en claquant des doigts. 

Parler de la donnée, c'est aussi évoquer le datascientist, ce mouton à 5 pattes de la data disposant de compétences statistiques, informatiques, comprenant parfaitement les enjeux métier de l'entreprise... Est-il aussi un fantasme du discours ambiant sur le big data ?

L-DB : S'il peut exister des profils qui s'approchent de cette description, la réalité démontre le plus souvent que la datascience, comme la science en générale, ne se produit pas seule mais en groupe. La bonne question à se poser est donc plutôt celle de la synchronisation des différentes compétences au sein de l'organisation. Nous plaidons davantage pour un datascientism que pour des datascientists.

SC : Une autre réalité méconnue sur le datascientist est qu'il s'agit avant tout d'un métier d'artisan. Chaque problème et chaque jeu de données demande toujours une démarche spécifique qui n'est pas industrialisable, ce que beaucoup de gens ne comprennent pas encore. 

Par où commencer ?

L-DB : Il faut développer ce que nous appelons un "data minset" qui consiste à faire en sorte que la question des données infuse au travers des business units. Travailler la donnée nécessite de casser les silos au sein de l'entreprise. Cette posture, qui consiste également à admettre que l'on ne sait pas forcément ce que l'on va faire de nos données n'est pas native dans les organisations. Une entreprise veut démontrer le ROI d'une activité avant de s'y lancer alors que le principe même de la donnée est que l'on ne sait pas forcément à l'avance ce que l'on va en tirer.

SC : La meilleure approche est d'adopter une posture d'expérimentation permanente autour de la donnée. Travailler la donnée c'est un peu comme apprendre à faire du vélo : quitte à tomber, il faut expérimenter !

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Datanomics © S. de P. FYP Editions

 Simon Chignard, Louis-David Benyayer, "Datanomics, les nouveaux business models des données", Fyp Editions

www.datanomics.fr

Diplômé de Telecom Ecole de manangement, Simon Chignard a accompagné des acteurs publics et privés dans la définition de leur stratégie d?ouverture et de valorisation des données, en France et en Europe.

Diplômé de l'ESCP Europe et titulaire d'un doctorat en sciences de gestion de l'Université Paris-Dauphine, Louis-David Benyayer est membre du réseau d'expert de la mission Etalab et chercheur en stratégie (ICD Business School).