Adblocking & Internet : cartographie d’un espace de plus en plus privé

Un internaute sur dix en France, un sur cinq au Royaume-Uni, un sur quatre en Allemagne. Le développement des adblockers est loin d'être marginal. Qualifié de question critique dans le rapport 2016 des Luma Partners, le phénomène, inscrit dans la durée et en croissance, n'est circonscrit ni à une population ni à une région en particulier.

En Chine et aux Etats-Unis, marchés réputés plus ouverts à la publicité, le taux d'usage des adblockers est comparable, si ce n'est supérieur, à celui mesuré en France. Quarante et un milliards de dollars - telle est l’estimation des pertes engendrées pour le secteur publicitaire en 2016. Que faire face à la montée des adblockers lorsqu'on travaille dans le secteur ?

Premièrement, reconnaître qu'il y a aujourd'hui un malentendu historique dans ce que l'on pourrait appeler l'échange publicitaire implicite, c'est-à-dire la présence de publicité en échange de la gratuité des contenus. Si les individus s'équipent de bloqueurs de publicité, c'est qu'ils refusent d'être exposés à la publicité digitale telle qu'ils la perçoivent : intrusive, inadaptée, inutile. Les médias et autres éditeurs de contenus, dont le modèle d'affaires dépend principalement voire uniquement des revenus publicitaires, sont touchés de plein fouet.

Deuxièmement, chercher des solutions pour rétablir les termes d'un échange équitable aux yeux de chacun.

La résorption du malaise entre individus et publicitaires appelle plusieurs choses : l'auto-discipline du marché d’abord, avec l’invention et la promotion de formats et de pratiques publicitaires plus respectueux de l’expérience utilisateur, et d'autre part, un véritable dialogue avec les individus - une meilleure écoute et une communication plus transparente, à commencer sur le sujet de la fonction de la publicité dans l'industrie numérique aujourd’hui. Sur ces plans, des initiatives ont déjà vu le jour, souvent portées par les associations professionnelles. Citons par exemple l'initiative LEAN de l'IAB, ou la Semaine sans adblockers portée par le GESTE.

Pour que chaque partie ait le sentiment de bénéficier de l'échange, chacune doit être en mesure d'agir ou de se retirer si les termes du contrat ne lui semblent plus acceptables. Ainsi, le développement de solutions d'adblockers n'est pas une mauvaise chose, dans la mesure où il s'agit d'une reprise de contrôle par les individus, sur un espace numérique qui est devenu une extension de leur sphère privée.

La publicité digitale a ceci de particulier qu'elle a très tôt permis la personnalisation, par opposition à la publicité traditionnelle (télévision, presse papier, radio, affichage...). En permettant de diffuser des messages quasi-individualisés ajustés en temps réel en fonction du contexte et/ou du comportement, les récents développements technologiques ont fait entrer les marques dans l’ère de la personnalisation de l'expérience-client.

Or, si les marques et les plateformes peuvent agir sur notre expérience numérique pour la rendre unique, il est normal que l’on partage avec elles le contrôle de cet espace personnel. La personnalisation fait d’internet un espace de plus en plus privé, à l’opposé de l’espace public que constituaient les canaux publicitaires traditionnels diffusant un même contenu unique pour tous - jusqu’à leur récente digitalisation qui permet d’envisager la fin de ce modèle “one size fits all” sur ces canaux également.

Le recours aux adblockers peut paraître excessif, mais il est l'illustration que les autres moyens d'agir sur cet espace (paramétrage des cookies, formulaire d’autorisation d’utilisation des données, ou encore navigation privée) sont encore méconnus ou insatisfaisants. La définition de ce qu’est une publicité acceptable est certes une question épineuse, mais il paraît légitime que les individus aient voix au chapitre et en ce sens l’adblocking constitue un moyen d’expression.

Il faut interpréter l'adblocking comme une forme de contrôle exercé par les utilisateurs sur l'affichage de contenus, comme le sont le "content blocking", le contrôle parental, ou les fonctionnalités "lecture" ("reader mode") proposées par les navigateurs. Les ad blocks visent moins la publicité en soi, qu'une forme de publicité qu'il est souhaitable de voir disparaître. Les marques dédient déjà une partie de leur budget aux études pour connaître la perception de marque et évaluer le succès des campagnes publicitaires - pourquoi ne pas interpréter la montée des adblockers dans cet esprit ?

La difficulté à modifier les pratiques actuelles réside, comme dans tout système impliquant de multiples acteurs, dans l’inter-dépendance des parties prenantes, et la difficulté à contrôler le respect des règles par tous. En outre, la fragmentation de l'écosystème digital, question qualifiée cette fois-ci d'existentielle par les LUMA Partners, et le rôle prépondérant de la technologie, rendent le contrôle de l'exécution des campagnes publicitaires de bout en bout complexe pour les marques. Un rapport commandé par l'association nationale des annonceurs aux Etats-Unis (ANA) a d'ailleurs récemment mis en lumière le manque de transparence dans les pratiques de l'industrie publicitaire outre-atlantique, montrant que la question de la confiance, cruciale, n'est pas seulement d'actualité entre individus et publicitaires, mais également entre annonceurs et leurs agences.

Il est impératif pour les marques de mettre en place des pratiques en faveur de la transparence et du contrôle par l’utilisateur, afin d'obtenir leur adhésion sur le long terme et de participer à la construction d’un écosystème durable. La technologie, qui permet le pire et le meilleur en matière de publicité, doit être mise au service de cette vision de marque fondée sur une définition claire des objectifs et des responsabilités ("accountability"), base d’une relation de confiance et d’un processus de création de valeur durable. Et si cela commençait par écouter la voix portée par les adblockers en favorisant le développement de solutions permettant aux individus de retrouver la part de contrôle qui leur revient ?