Comment l'adtech peut-il survivre au monde post-cookie ?

Comment l'adtech peut-il survivre au monde post-cookie ? Face aux Gafa et leur donnée loguée, la route va être longue pour les agences, éditeurs et autres adtech qui dépendent aujourd'hui encore beaucoup du cookie. Au bout du chemin, un ID cross-domain, cross-device, on et offline qui remettrait tout le monde à égalité.

La date des obsèques n'a pas encore été arrêtée mais tout semble indiquer que le sort du cookie en tant qu'identifiant publicitaire est scellé. Il faut dire que les charges qui pèsent contre le condamné sont plutôt lourdes, entre une durée de vie limitée à trente jours qui oblige à repartir de zéro chaque mois, une efficacité circonscrite au navigateur qui l'embarque (et donc un ciblage tout sauf one to one s'il agit de l'ordinateur familial) et une déperdition importante, pouvant aller jusqu'à 50%, lorsque les plateformes qui utilisent chacune leur propre cookie ID essaient de les matcher entre elles. "On parle d'une invention des années 80 que le monde de la publicité s'est appropriée et dont il a détourné l'usage originel, rappelle le VP Emea du spécialiste de la data mobile Adsquare Vincent Tessier. Un monstre à la Frankenstein pas vraiment efficace mais sur lequel on a tellement construit de valeur qu'il a toujours été compliqué de le réformer."

"Près de 70 % du trafic Internet est mobile, un environnement tout sauf cookie friendly"

Plus pour longtemps manifestement. La faute d'abord à un contexte règlementaire qui change – le RGPD est entré en vigueur le 25 mai et le règlement e-privacy devrait pointer le bout de son nez en 2019. En durcissant les conditions de collecte de recueil du consentement, tous deux vont considérablement limiter la marge de manœuvre des spécialistes du ciblage d'audience cookie-based. La faute aussi au basculement des usages vers le mobile. "C'est aujourd'hui près de 70 % du trafic Internet qui est mobile, un environnement tout sauf cookie friendly, qu'il s'agisse de l'in-app qui fonctionne avec des identifiants fournis par l'OS ou du Web mobile où Safari, qui bloque les cookies tiers par défaut, s'arroge près de 50% de l'inventaire publicitaire", rappelle le chief strategy et marketing officer de la plateforme d'achat mobile S4M Nicolas Rieul.

En bref, le monde de l'adtech va bientôt devoir changer son fusil d'épaule. Pour Facebook, Google et Amazon, c'est tout sauf un problème. Le trio est déjà prêt, qui propose au marché des solutions publicitaires people-based qui s'appuient sur la donnée loguée qu'il collecte à travers ses différents assets digitaux (Facebook et Instagram pour le premier, Gmail, Chrome et Android pour le second, Amazon pour le troisième). "C'est tout le danger du monde post cookie… Il laisse présager un avantage concurrentiel indéniable pour ces acteurs qui ont foison de données loguées et l'identity graph qui va avec", résume le CTO de Tradelab, Vincent Mady. Et pour les autres ? La résistance s'organise.

"Tout le danger du monde post cookie c'est qu'il  laisse présager un avantage concurrentiel pour les Gafa"

En première ligne, les groupes médias qui phosphorent pour trouver une alternative aux cookies en utilisant les mêmes environnements logués que Facebook et Google. Les velléités ont d'abord été individuelles, avec la volonté affichée par certains des groupes médias les plus emblématiques, le New York Times, le Washington Post, Axel Springer ou, en France, Le Monde et Le Figaro, de muscler leur offre d'abonnement digital. L'objectif : s'affranchir d'un modèle publicitaire vacillant et " loguer " un maximum des visiteurs de leurs sites. Pari réussi pour le New York Times et ses près de 3 millions de visiteurs uniques. Les chiffres sont plus modestes mais la croissance toute aussi forte pour ses homologues français. Le Figaro a vu le nombre de ses abonnés numériques passer de 58 820 à 84 252 (une hausse de 30 %) entre janvier 2017 et janvier 2018 quand Le Monde a connu, lui, une hausse de 24 % dans le même laps de temps, portant son total à 124 000 abonnés, selon les chiffres publiés par l'Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM). Le reste de l'Hexagone a pris le pli, avec la mise en place par des médias comme Les Echos ou Libération de "soft paywall" où l'utilisateur doit se loguer pour ne pas être limité à un quota d'articles par mois. Un log précieux pour qualifier l'audience de ces médias.

Les alliances éditeurs

L'ambition a pris une dimension collective avec le lancement en Allemagne et au Portugal d'alliances cross-médias visant à la création d'un identifiant numérique commun (un SSO, single sign-on) qui permet à tout internaute d'accéder à l'ensemble des services des membres de l'alliance. Cette réponse au "Facebook Connect" a pris le nom de Verimi en Allemagne, alliance qui réunit Axel Springer mais aussi Deutsche Bank, Allianz, Deutsche Telecom et Lufthansa, et Nonio au Portugal, qui réunit les médias Impresa, Global Media, Cofina, Media Capital, Publico et Renascença, soit 85% des 6,5 millions de Portugais actifs sur Internet selon l'alliance.

En marge de son assemblée générale du 27 juin, le Geste, le groupement des éditeurs en ligne en France, a lui aussi présenté un projet d'identifiant collectif à plusieurs sites. Un projet purement technique (et pas une alliance publicitaire comme Verimi qui s'appuie sur une organisation de 30 personnes pour monétiser la data collectée) ouvert aux éditeurs de contenus comme aux services en ligne. Une alliance qui pourrait représenter jusqu'à 40 millions de visiteurs uniques mensuels tous devices confondus, pas très loin donc des 45 millions d'un Facebook. Une fois reconnu sur un site, l'utilisateur sera automatiquement connecté sur tous les terminaux numériques des autres sites membres du dispositif – du moins ceux visités ensuite. Précieux pour alimenter les DMP de chaque groupe média… voire à terme une initiative collégiale comme l'alliance Gravity (même si Le Monde et Le Figaro n'en font pas partie).

Place ensuite aux agences médias qui, faute de contact direct avec l'internaute doivent ruser. Le groupe WPP a lancé sa mPlatform l'année dernière avec l'ambition de créer une "mID" cross device identique à celle de Google ou Facebook. L'agence de performance du groupe Dentsu Aegis Network, Merkle, a elle aussi lancé sa plateforme M1 et revendique près de 280 millions d'ID consommateurs aux US. Omnicom leur a tout récemment emboîté le pas avec le lancement d'Omni, sa plateforme marketing people-based, développée par sa filiale Analec. La méthodologie est toujours la même : nouer des partenariats avec des sociétés spécialisées dans la data comme Liveramp, Experian ou d'autres.

Mais c'est sans doute du côté des adtech que l'on voit apparaître les initiatives les plus structurantes, à défaut d'être les plus abouties (pour l'instant ?). À commencer par l'Advertising ID Consortium initié en mai 2017 par Appnexus, LiveRamp et Mediamath pour réfléchir à un moyen de standardiser les cookies utilisés et, à plus long terme, rendre l'utilisation d'identifiants uniques plus accessibles. "C'est positif que le marché s'organise autour d'un identifiant 'open' et c'est indispensable pour ne pas que l'on ne travaille qu'avec les seuls GAFA demain", se félicite Vincent Mady.

Advertising ID Consortium et Digitrust ID

Reste que l'adtech est un univers très concurrentiel où les divisions ont tôt fait d'éclater. Et quelques mois à peine après ce lancement, Mediamath annonçait sa décision de quitter l'initiative, faisant état de divergences stratégiques, et se faisant remplacer par Index Exchange comme membre fondateur. "Le DSP n'était entre autres pas en phase avec l'obligation de passer par Liveramp, le fournisseur exclusif de réconciliation cross-device de l'alliance, commente Mathieu Roche, co-fondateur et PDG d'ID5, une initiative européenne visant à créer un identifiant partagé pour les adtech. Tout simplement parce que c'est impossible de confier une opération aussi importante que l'identification des internautes à un concurrent potentiel."

Autre point de friction : l'obligation d'utiliser le domaine Appnexus pour stocker le cookie ID. Encore la problématique ici de laisser une telle opération à un concurrent. Depuis l'Advertising ID Consortium a mis un peu d'eau dans son vin et l'organisation a bifurqué vers un nouveau modus operandi, reconnaissant qu'elle n'arriverait pas imposer son ID à l'ensemble du marché. "Les partenaires n'ont plus obligation d'utiliser cet Open Ad-ID hébergé sur un domaine Appnexus pour venir piocher dans la base de données. D'autres ID peuvent servir de portes d'entrée", explique Mathieu Roche. Les deux premiers lauréats sont The Trade Desk et Digitrust. Digitrust est une autre initiative visant à la création d'un identifiant unique, Digitrust ID, un token unique stocké dans un cookie et transmis aux membres du réseau. Ce projet, récemment racheté par l'IAB Tech Lab, compte parmi ses membres… Mediamath, qui l'avait rejoint après son départ de l'Advertising ID Consortium.

"L'Advertising ID Consortium et Digitrust ID veulent permettre à un maximum d'acteurs de l'industrie pub d'utiliser le même identifiant plutôt qu'un cookie ID qui leur est propre"

"Les approches diffèrent mais l'Advertising ID Consortium et Digitrust ID poursuivent le même but : permettre à un maximum d'acteurs de l'industrie publicitaire d'utiliser le même identifiant plutôt qu'un cookie ID qui leur est propre et qui occasionne des gros problèmes de synchronisation lorsqu'ils échangent entre eux", résume Mathieu Roche. Mais cette notion d'identifiant unique n'a de sens que si un maximum d'utilisateurs l'appliquent. Tout le problème de Digitrust ID et de son fondateur, Jordan Mitchell, qui a passé des années à essayer d'évangéliser le marché en vain. La faute à des temps d'intégration assez longs et un impact évident sur l'expérience utilisateur que les éditeurs n'étaient pas prêts à concéder pré-RGPD (l'utilisateur devait accepter la création d'une ID digitale). "Le rachat de Digitrust ID par l'IAB Tech Lab c'était un peu l'opération 'Sauvons le soldat Jordan Mitchell'. Sans cela l'avenir de la société était compromis", estime un proche du sujet. L'entrée en vigueur du RGPD lui donnera peut-être un nouveau souffle.

Du côté de l'Advertising ID Consortium, la situation a récemment été complexifiée par les derniers rapprochements capitalistiques qui ont touché les membres fondateurs. Appnexus a été racheté par AT&T et n'a pas communiqué sur le devenir de l'Advertising ID Consortium depuis le rachat. De quoi alimenter un peu plus les spéculations quant à son désintérêt pour le projet. "Le projet était hyper stratégique pour Appnexus, le géant de l'adtech indépendant. Pas sûr qu'il en soit de même pour Appnexus, la cash machine d'AT&T", analyse un expert du secteur. "Faux, rétorque un collaborateur de l'adtech. Dès le début de l'Advertising ID Consortium, il était prévu de faire venir des annonceurs au board. Le nom d'AT&T en faisait même partie." Et d'assurer qu'on devrait en savoir plus lors du prochain Dmexco.

L'autre cheville ouvrière du projet, Liveramp, a elle été dans le flou suite à la cession par sa maison-mère, Acxiom, de toute son activité de solutions marketing au groupe IPG, début juillet. On a appris courant août qu'Acxiom allait finalement se rebaptiser en Liveramp. Et le CFO de l'entité, Warren Jenson, d'expliquer que "Liveramp était enfin prêt pour son prime time". Avec l'Advertising ID Consortium ? Réponse dans les semaines qui viennent…

Entre les luttes d'égos et la difficulté technique de créer une architecture standard, la route vers un ID publicitaire cross-domain, cross-device, on et offline, sera longue pour les concurrents de Facebook, Google et Amazon. "C'est le graal ultime mais on en est encore très loin, estime Mathieu Roche. Le patron d'ID5 est le partisan d'une approche step by step et mise sur la création de valeur à court terme avec un ID cross-domain qui permet d'améliorer l'efficacité du programmatique dès à présent." Le succès de cette initiative passera par une adoption marché la plus forte possible. Vincent Mady plaide d'ailleurs pour que "les éditeurs qui réfléchissent à un projet de SSO unique viennent peupler les bases de données comme celles de l'Advertising ID Consortium." Reste à savoir si face à l'hégémonie des Gafa, les éditeurs et les prestataires adtech accepteront de faire leur l'adage "l'ennemi de mon ennemi est mon ami"…

Cet article est extrait du dernier numéro d'Adtech News, le supplément trimestriel du JDN et de CB News consacré à l'adtech et au martech. Au programme :  une interview du patron du Geste, Bertrand Gié, un comparatif des solutions de monétisation du podcast, un focus sur le SPO, un guide spécial Dmexco...