Mesure de la visibilité pub… Pourquoi c'est encore le grand flou ?
Parce qu'ils ont dû mal à s'accorder dans leurs résultats et qu'ils peinent à appréhender certains formats, les mesureurs de publicité sont plus que jamais critiqués. Mais les torts sont partagés.
"C'est à s'en arracher les cheveux !" Ce patron de trading desk n'en décolère pas : la collaboration avec les mesureurs de visibilité est devenue aussi compliquée que leurs interfaces de reporting. "On perd un temps fou à essayer de réconcilier les résultats remontés par les outils qu'utilisent nos partenaires, chacun utilisant une terminologie qui lui est propre. Et la plupart du temps, on n'y arrive même pas", fulmine notre contestataire. Difficile de lui donner tort. Adtech News a ainsi missionné un trading desk pour comparer les résultats remontés par deux des plus gros acteurs du marché français sur une même campagne display. Et un simple coût d'œil aux interfaces des deux outils permet de prendre la mesure du casse-tête. Pas une des colonnes affichées n'utilise le même terme… Le mesureur A parle de "Tracked Ads" là où le mesureur B parle de "Total Ads". Et les "Impressions" du premier deviennent des "Measured Ads" chez le second.
Ces divergences sémantiques seraient faciles à éluder si elles ne s'accompagnaient pas, en prime, d'écarts significatifs dans les résultats communiqués. Première surprise, le nombre d'impressions analysées par chacun des outils n'est pas le même. Le premier en a scanné 6,1 millions contre 5,6 millions pour le second. Entre les deux, un écart de 500 000 impressions dont on se demande bien où elles ont pu passer. Mais c'est surtout les taux de visibilité moyen remontés qui interpellent. Il est de 78,5% chez le mesureur A contre 66,4% chez le mesureur B ! Un différentiel de 12 points qui pose forcément problème alors que le marché a érigé la visibilité en une devise qui se monnaie très cher. "On ne parle plus de simples outils de mesure mais d'outils qui alimentent une négociation entre acheteurs et vendeurs", rappelle le patron des activités numériques de Reworld Media, Jérémy Parola.
"On ne parle plus de simples outils de mesure mais d'outils qui alimentent une négociation entre acheteurs et vendeurs"
Nombreux sont aujourd'hui les annonceurs qui ne veulent payer que pour les impressions vues. Certains mettent en place des filtres dans leurs outils d'achat. D'autres peuvent exiger que la valeur de l'inventaire qu'ils ont acheté soit revue à la baisse si elle ne correspond pas à leurs standards de visibilités. Dans tous les cas, c'est le mesureur auquel ils font appel qui fait office de juge de paix… et tant pis pour les régies dont les chiffres remontés en interne divergeraient. "C'est difficile de se faire entendre lorsque qu'un mesureur attribue 20% de visibilité à l'un de vos emplacements alors qu'il se situe autour des 70% de moyenne chez vous", illustre Jérémy Parola. Si les relations avec l'acheteur sont plutôt bonnes, il est toujours possible de creuser pour identifier le problème, voire trouver un terrain d'entente. Dans le cas contraire, les discussions prennent vite une tournure houleuse, chacun se renvoyant la faute.
"On opère beaucoup de campagnes avec une double mesure, la nôtre et celle de l'agence, et on observe des écarts qui peuvent monter jusqu'à 20 points"
Qu'ils soient acheteurs (agences, trading desks…) ou vendeurs (régies externes ou médias), tous les acteurs du marché ont un jour vécu un épisode de ce genre, comme Adtech News a pu s'en rendre compte. "On opère beaucoup de campagnes avec une double mesure, la nôtre et celle de l'agence, et on observe des écarts qui peuvent monter jusqu'à 20 points", témoigne ainsi Barbara Stenzel, directrice du pôle trading chez ZBO Media. Même son de cloche du côté du chief programmatic officer de Publicis Media, Jean-Baptiste Rouet, et du responsable du programmatique chez Tradelab, Benoit Coucke. Ce dernier avoue observer des "écarts de quelques points sur le Web desktop et mobile pour les formats standards". Les mesureurs sont tellement constants dans leurs divergences qu'un autre nous explique avoir mis en place une règle interne pour éviter tout débat stérile avec ses clients. "Je sais que si on me demande 70% de visibilité via l'outil X, il faut que je sois à 80% dans l'outil Y", nous explique-t-il. Encore plus surprenant, les éditeurs et agences qui utilisent une même solution n'arrivent pas toujours à s'y retrouver. Tout simplement parce que le premier dépose son tag mesureur bien plus en amont de la chaîne de livraison pub. L'acheteur, qui intervient lui en bout de course, est souvent moins exhaustif. Le comble ? Ce double appel d'un même mesureur peut parfois créer une latence qui plante le chargement de la création pub….
"Je sais que si on me demande 70% de visibilité via l'outil X, il faut que je sois à 80% dans l'outil Y"
Alors que la plupart des outils utilisés par le marché sont accrédités par un institut de référence, le MRC, suite à un audit approfondi, et qu'ils appliquent les mêmes critères de visibilité (50% de la création plus d'une seconde pour le display, 50% plus de deux secondes pour la vidéo), de telles critiques interpellent. Elles ne datent pourtant pas d'hier. Le Centre d'Etude des supports de publicités (CESP) avait même été missionné fin 2015 par le SRI pour en comprendre l'origine. Quatre ans plus tard, les choses n'ont pas vraiment bougé. Les deux principaux griefs formulés à l'époque par le marché, le manque de langage commun autour des résultats et la difficulté à mesurer l'ensemble des formats, sont plus que jamais d'actualité.
En ce qui concerne le premier point, comme l'a démontré la petite expérimentation menée par Adtech News, beaucoup reste à faire. Sur la sémantique utilisée et la présentation des résultats, d'abord. "Le MRC n'est pas contraignant sur ce sujet, peut-être que nous devrions accorder nos violons", reconnait un mesureur. Une nouvelle instance a d'ailleurs été créée au sein du CESP en ce sens. "Le Comité technique des mesureurs devrait favoriser l'adoption de définitions communes par toutes les parties", promet Dany Peria, en charge des sujets ad verification au sein du CESP. Sur la restitution des résultats, ensuite. Un échange avec l'un de mesureurs testés a ainsi permis d'identifier l'origine des écarts entre A et B. Le nombre d'impressions visibles déterminées par chacun est en fait sensiblement identique. C'est la base qui sert à calculer le ratio de visibilité qui diffère. Le mesureur A, très à cheval sur la fraude, écarte toutes les impressions frauduleuses de sa base quand le mesureur B est un peu plus laxiste sur le sujet. Le dénominateur est donc plus large chez ce dernier, d'où un taux de visibilité un peu plus bas. "C'est rassurant de réussir à s'y retrouver, commente le patron du trading desk à l'origine du test. Mais ça ne change rien au fond du problème. Tant que le marché raisonnera en pourcentage de visibilité, ces différences de calcul nous empoisonneront l'existence." "Il y a aujourd'hui trop d'opacité dans le fonctionnement des mesureurs. Chacun propose des clés de lecture différentes, regrette aussi Benoit Coucke. Je comprends que certaines choses relèvent du secret mais nous avons besoin de plus de transparence." Les acheteurs déplorent ainsi la complexité des dashboards qui leur sont proposés, où le trafic frauduleux, dit invalide (les fameux GIVT et SIVT), n'est pas toujours bien expliqué.
"Il y a aujourd'hui trop d'opacité dans le fonctionnement des mesureurs. Chacun propose des clés de lecture différentes"
Mohamed Laaouissi, patron France de la solution Meetrics, n'élude pas les reproches. "En matière de visibilité pure, tous les mesureurs sont raccords. Mais dès que l'on intègre les notions de fraude ou de brand safety, les définitions diffèrent", confirme-t-il. Exemple avec l'auto-refresh. La pratique qui considère à rafraîchir automatiquement une page Web (souvent pour permettre à l'éditeur de booster son nombre de pages vues) est assimilée à de la fraude par les outils d'ad verification américains alors que l'allemand Meetrics range lui l'inventaire concerné dans la catégorie "non visible". Cette différence de traitement est en partie responsable des écarts de visibilité et de fraude remontés par les outils. Pas acceptable selon Jean-Baptiste Rouet. "Dès lors que la visibilité devient une norme marché, ce serait bien que les mesureurs homogénéisent leurs méthodes", estime-t-il.
Le natif, la vidéo et l'in-app rarement accessibles
Pas vraiment raccords sur les résultats qu'ils communiquent, les mesureurs ont en plus le tort de ne pas être exhaustifs. Et leurs difficultés à mesurer l'ensemble des formats pubs sont aussi réelles qu'elles ne l'étaient fin 2015. Trois des principaux leviers de croissance du marché publicitaire – le natif, la vidéo et l'in-app – ressemblent à des "no man's land" où les IAS, Adloox et autres Meetrics ont rarement droit de citer. En cause, les soucis qu'ils rencontrent au moment d'intégrer le code javascript au sein de ces formats et environnements. Bien des SSP natifs ne sont toujours pas compatibles. "C'est vraiment problématique pour un environnement plus exposé à la fraude et aux problèmes de brand safety que les autres car les ad-networks et revendeurs y sont nombreux", déplore Benoit Coucke.
Mêmes écueils côté vidéo où seuls les inventaires des éditeurs qui utilisent la version 4.1 du standard Vast sont accessibles aux mesureurs. Ils sont peu nombreux dans ce cas. Prenons ensuite les habillages publicitaires en programmatique : une spécificité française. Eux aussi sont difficilement accessibles aux mesureurs. Les acheteurs sont donc contraints de ruser. Un des plus gros trading desks français nous confie appliquer une moyenne marché, un taux fixe par défaut, pour les formats habillages. Un concurrent a, lui, recours à une autre astuce. "Lorsque la régie propose un couplage habillage + bannière 300*600, on mesure la performance de cette dernière et on l'applique à l'habillage", explique-t-il. Sublime, le SSP spécialisé dans l'habillage pub, a lui dû dealer une intégration "custom made" (et payante) avec IAS. Mais ce n'est pas sans provoquer quelques jalousies. "Cela lui permet de remonter facilement dans les outils d'achat qui mettent en place des filtres de visibilité là où les éditeurs qui vendent le même inventaire n'apparaissent pas", regrette un patron de régie.
"La mesure de la qualité est une technologie bien plus compliquée à déployer que celle de l'attribution ou de l'audience"
Interrogé sur ces trous dans la raquette, le directeur général Europe du Sud d'IAS, Yann Le Roux, en appelle à la patience. "Le marché publicitaire français est très créatif et friand de formats qui n'entrent pas dans les standards de l'IAB. Mais la mesure de la qualité est une technologie bien plus compliquée à déployer que celle de l'attribution ou de l'audience", justifie-t-il. Entre la démocratisation d'un nouvel environnement pub et sa "mesurabilité", il s'écoule toujours un certain laps de temps. Un délai qui est d'ailleurs autant le fait des mesureurs que des partenaires de l'écosystème. "Il suffirait que tout le monde passe au Vast 4 pour que la vidéo soit bien mesurée", remarque ainsi Yann Le Roux. Problème, nombre de régies ne sont pas au courant de cette contrainte technique. Quant à leurs partenaires SSP, qui ont déjà d'autres développements à assurer, ils n'en font pas toujours une priorité. Ces derniers sont d'ailleurs parfois critiqués, en off, par les mesureurs. "Beaucoup font preuve de mauvaise volonté", assure l'un d'entre eux. "On sous-estime le travail de maintenance que doit effectuer un SSP pour s'assurer qu'un code javascript est délivré correctement", plaide de son côté le COO de Smart, Romain Job.
Mohamed Laaouissi trouve, lui, que les critiques formulées à l'encontre des mesureurs sont exagérées. "Le seul environnement où l'on a été vraiment aveugles, c'est l'in-app. Mais les choses ont changé avec le projet Open SDK." Avant le lancement de ce SDK de mesure mutualisé, un éditeur devait intégrer le SDK de chacun des mesureurs avec lesquels il voulait travailler. Plus ils étaient nombreux, plus l'intégration était fastidieuse et risquée techniquement. Aujourd'hui, il lui suffit d'intégrer ce SDK piloté par l'IAB Tech Lab pour travailler avec les mesureurs certifiés par le MRC. Des géants du marché comme Google, Mopub, InMobi, Smart ou Teads s'y sont conformés. Mais beaucoup ne sont pas encore intégrés à ce SDK open source officiellement déployé fin… 2016. Preuve de l'inertie du marché.
C'est sans doute parce qu'ils ont un discours très alarmiste sur la fraude et qu'ils ont réussi l'exploit de se faire payer par tous les acteurs de la chaîne (acheteurs, agences et éditeurs) que les mesureurs cristallisent aujourd'hui autant les critiques. Pour Romain Job, ils ont le tort de se concentrer "sur les symptômes – la brand safety et la visibilité – plutôt que sur l'origine de la maladie, à savoir le manque de transparence dans la chaîne de valeur programmatique." Un patron de régie parle lui de "mal nécessaire de notre époque". Un autre confesse avoir l'impression de s'acquitter d'une "taxe mesureur" pour pouvoir travailler avec certains agences, sans vraiment y trouver son compte. "Les mesureurs priorisent les acheteurs car ceux-ci pèsent l'essentiel de leurs revenus ", assure-t-il. Yann Le Roux, qui ne veut pas révéler la répartition exacte de son activité, plaide le malentendu. "Les éditeurs attendent parfois trop de nous. On nous demande parfois même de les aider à mieux commercialiser leur inventaire. Ce n'est pas notre rôle !"
"C'est illusoire de croire que les mesureurs vivent sur le dos de la bête. Ils se contentent de CPM très faibles, quelques centimes d'euros"
Du côté des mesureurs, on a plutôt l'impression d'être les boucs-émissaires d'un marché en crise. Et on assure que la situation est loin d'être rose. "C'est illusoire de croire que les mesureurs vivent sur le dos de la bête. Ils se contentent de CPM très faibles, quelques centimes d'euros, et doivent composer avec un IAS ultra dominant en France", assure l'un d'entre eux. Tout ce petit monde s'accorde toutefois à dire que les choses doivent évoluer. "On ne s'en sortira que s'il y a une meilleure interconnexion entre les acteurs de la chaîne", estime Jérémy Parola. C'est particulièrement vrai pour les SSP et les mesureurs dont les relations ne sont pas toujours idéales. Le patron du numérique chez Reworld Media estime qu'il est temps que "les mesureurs opèrent un vrai travail de pédagogie auprès des éditeurs pour que ceux-ci arrêtent de les voir comme un outil qui ne sert qu'à les taxer et dans lequel ils n'ont pas confiance." Bonne nouvelle, le CESP a prévu de communiquer sur le sujet auprès du marché français fin septembre. "Nous allons notamment clarifier les sujets de la mesure de la vidéo et de l'in-app", promet Dany Peria.
Cet article est extrait du dernier numéro d'Adtech News, le supplément mensuel du JDN et de CB News consacré à l'adtech et au martech. Au programme : une interview de la patronne du média de Disneyland Paris, un cahier spécial Dmexco, un focus sur Pubstack, le baromètre du programmatique en mai - juin...