ePub et médias : nos 5 propositions pour passer au monde d'après
Les médias français doivent profiter de la crise du coronavirus pour faire table rase du passé. Notre mode d'emploi pour leur permettre d'enfin jouer des coudes avec Facebook et Google.
Année 2020, année zéro ? Après des années à pester contre la domination de Facebook et Google, les médias français ont, avec la crise du coronavirus, enfin l'occasion de se reprendre en main. Avec des résultats annuels de toute façon fortement compromis (les grands groupes médias tablent sur des pertes de plusieurs millions d'euros), c'est sans doute le meilleur moment de prendre des décisions radicales. Objectif : investir sur l'avenir, en abandonnant les mauvaises habitudes rémunératrices à court-terme mais loin d'être pérennes… Tour d'horizon.
Proposition n°1 : Nommer un chief revenue officer
Le premier jalon de notre plan de relance des médias n'est pas technologique mais organisationnel. Il s'agit ici de mettre un terme aux éternelles bisbilles entre les deux "jambes" de la majorité des groupes médias : l'éditeur et sa régie. Deux entités et autant de visions de la monétisation (le payant versus la publicité) dont les intérêts convergeront enfin grâce à l'arrivée d'un chief revenue officer. Ce dernier, dont la nomination est de plus en plus fréquente outre-Atlantique, sera capable d'arbitrer entre les différentes sources de revenus de son groupe. "Il fera le liant entre le patron de la rédaction et celui de la régie, chapeautant une équipe de product managers qui pensent le site en fonction d'une métrique reconnue de tous : le revenu par utilisateur (ARPU)", suggère le fondateur de Pubstack, Loïc Sfiligoi. De quoi mettre un terme à tous ces dysfonctionnements qui sclérosent bien des groupes médias.
"Il fera le liant entre le patron de la rédaction et celui de la régie, chapeautant une équipe de product managers qui pensent le site en fonction d'une métrique reconnue de tous : le revenu par utilisateur (ARPU)"
Besoin d'exemples ? La plupart des ressources techniques (développement, intégration, produit) sont aujourd'hui côté éditeur, ce qui contraint la régie à mendier un peu du temps de développeur (pas toujours avec succès d'ailleurs) pour avancer sur des sujets de monétisation pourtant stratégiques. Oubliées ces tractations intra-groupe si l'on alloue au chief revenue officer les ressources nécessaires. Le nouveau venu pourra également en finir avec cette habitude "des régies de sacrifier une part importante de leur inventaire pour de l'autopromo", anticipe le directeur général adjoint de l'alliance Gravity, Edouard Letort. L'éditeur a beau se réjouir de ne pas débourser un centime, cette pratique peut en réalité détruire plus de valeur qu'elle n'en crée. "Diffuser de l'auto-promo sur son inventaire avait du sens quand celui-ci était sujet aux invendus mais ce n'est plus le cas depuis l'arrivée du header bidding", enfonce le directeur des activités digitales de Reworld Media, Jérémy Parola. Plutôt que d'immobiliser un inventaire qui se vend à des CPM confortables, le groupe média aura parfois intérêt à passer par de l'affichage sur un autre site, sur Facebook ou Google pour mettre en avant un service maison (une offre d'abonnement, un nouveau service payant…).
Proposition n°2 : Segmenter son offre édito et repenser la gestion du consentement
Quel restaurant permet à ses clients d'accéder à ses meilleurs plats, quel que soit le prix qu'ils déboursent ? Dans les médias, c'est trop souvent le cas. Un utilisateur qui accepte la dépose de cookies accède à la même qualité de service qu'un autre qui la refuse… alors même que le premier rapporte deux fois plus d'argent grâce à la publicité ciblée. Le conseil d'Etat ayant acté le principe du cookie wall, il va falloir que cela change. Aux médias de proposer plusieurs niveaux d'accès à leur site (premium, medium, basique) et de classifier leurs articles en conséquence. "Les éditeurs doivent segmenter leur produit éditorial, comme le fait au fond n'importe quel marketeur, et encourager les internautes à donner plus - s'abonner, se connecter ou donner son consentement - pour recevoir plus", estime le fondateur d'ID5, Mathieu Roche. Libre à eux de peaufiner cette segmentation auprès d'un échantillon de 5 à 20% de leur audience, dans une logique d'AB testing. "Connectez votre CMP à une solution de wall dynamique et identifiez les moments charnières où il sera pertinent de proposer à chaque utilisateur une alternative à l'accès restreint auquel il est cantonné", suggère le fondateur de la plateforme de consentement Didomi, Romain Gauthier. Et repensez la carotte : la proposition de valeur de la plupart des médias gratuits qui proposent à leur audience de se connecter est, à date, clairement insuffisante.
"Les éditeurs doivent segmenter leur produit éditorial, comme le fait au fond n'importe quel marketeur, et encourager les internautes à donner plus - s'abonner, se connecter ou donner son consentement - pour recevoir plus"
Plutôt que de se battre sur la forme, en ferraillant avec la Cnil parce que celle-ci veut mettre le "je refuse" au même niveau que le "j'accepte" dans les interfaces de récolte du consentement, les éditeurs doivent donc désormais s'attaquer au fond. Ils peuvent, par exemple, s'inspirer des pratiques du gaming, un secteur qui a érigé le freemium en modèle économique, comprenant qu'il fallait en montrer un peu à l'utilisateur avant de lui faire sortir le portefeuille. Prenons le sujet de la récolte du consentement à la dépose de cookies. Une opportunité qui se présente rarement plus d'une fois et que la plupart des éditeurs bâclent pourtant. "Je ne suis pas sûr que questionner le visiteur à ce sujet, lors de sa première visite soit vraiment opportun", interroge le fondateur de Didomi, Romain Gauthier. C'est pourtant ce que font tous les médias français. Pourquoi ne pas prendre le parti d'attendre qu'il ait pris la mesure de ce que vous aviez à lui offrir, quitte à ne lui diffuser que des publicités non ciblées pendant ce temps, avant de lui soumettre un choix ?
Proposition n°3 : Abandonner le Facebook Connect et muscler l'initiative PassMedia
Evoquer l'avenir des médias, c'est aussi évoquer leur relation à Facebook et Google, une relation qui confine souvent à la schizophrénie, avec des médias qui ne cessent de dénoncer les dérives (fiscales, sociétales…) de deux plateformes dont elles restent dépendantes (apport d'audience et de financements). Prenons le cas du social login. Plus de la moitié des 20 sites d'infos qui faisaient le plus d'audience en juin 2020 selon l'ACPM ont recours au Facebook Connect et au Log with Google pour permettre à leurs visiteurs de d'identifier. Alors oui, ces derniers facilitent grandement l'obtention du log de l'utilisateur, la fonctionnalité d'auto-complétion de l'email et du mot de passe associé éliminant une forte friction. Mais ils nourrissent en même temps les algorithmes du duopole et renforcent donc un peu plus son étreinte sur le marché (Google et Facebook captent déjà plus de 80% des investissements pubs…). "Le Facebook Connect est un cheval de Troie formidable pour permettre à la plateforme de collecter encore plus de données sur les internautes", constate Mathieu Roche. Problématique quand on sait que ce social login représente jusqu'à 50% de l'audience loguée de certains poids lourds comme L'Equipe, TF1 ou 6Play. "Les médias français n'ont de cesse de pester contre Google et Facebook mais continuent à leur laisser les clés du camion", résume un vétéran du marché.
"Le Facebook Connect est un cheval de Troie formidable pour permettre à la plateforme de collecter encore plus de données sur les internautes"
On ne plante pas sa tente chez le voisin… et encore moins s'il est aussi un concurrent. "Si Facebook et Google changent les règles du bouton connect, en ne partageant plus l'email source par exemple, les éditeurs seront bien embêtés", prévient Edouard Letort. Ce que permet d'ailleurs déjà l'Apple ID. Un vrai problème pour ceux qui veulent exploiter ces informations hors du site comme le font les régies qui veulent mutualiser leurs données loguées. Des alternatives existent pourtant, en solo ou à plusieurs. Mathieu Roche est un fervent partisan des solutions de login mutualisé portées par les éditeurs, comme Pass Media en France. "En uniformisant les approches, elles en facilitent l'adoption par les internautes, qui prendront l'habitude de se connecter via une interface standard et homogène." L'initiative française est loin d'être parfaite. Elle est pour l'instant très peu mise en avant par les (rares) médias (20 Minutes, Le JDD, L'Equipe, Paris-Match, Europe 1 et RTL) qui l'utilisent et ne permet pas une reconnaissance de l'utilisateur entre plusieurs applications mobiles. Mais elle doit être creusée. Surtout, les régies des médias doivent y être associées. Ce n'est pour l'instant pas le cas et c'est le seul moyen d'en faire, comme avec les projets Verimi en Allemagne et Nonio au Portugal, une alliance comportant un volet publicitaire.
Proposition n°4 : Prendre de la distance vis-à-vis de Google Ad Manager
Exception faites des groupes Figaro – CCM Benchmark (chez Xandr) et Planet Media (chez Smart), tous les grands groupes médias ont en commun d'utiliser une même technologie pour monétiser leur inventaire : Google Ad Manager. Deux explications à cela. La technologie de Google est excellente, sans doute la meilleure du marché. Surtout, Ad Manager permet aux éditeurs de doper les revenus qu'ils reçoivent de la part de deux technos "made in Google" : le DSP DV360 (par lequel transite la majorité des investissements programmatiques) et Google Adexchange. Ce dernier peut représenter jusqu'à 75% des revenus de certains médias. "C'est une drogue dure en libre-service dont beaucoup d'éditeurs sont dépendants", constate Mathieu Roche. C'est pourtant une drogue dont les éditeurs doivent apprendre à se passer. Déjà parce que, quelle que soit votre industrie, "c'est toujours très dangereux de reposer sur un seul fournisseur", rappelle Loïc Sfiligoi. Surtout lorsque ce fournisseur, qui est également votre concurrent, prend une décision qui risque de vous amputer d'une bonne partie de vos revenus. Google a en effet annoncé qu'il ne monétiserait plus le trafic pour lequel les éditeurs n'ont pas obtenu de consentement au traitement des données personnelles lorsque la v2 du TCF entrera en vigueur. Son ad-server bloquera l'affichage des impressions vendues par la régie ou en header bidding, qu'elles soient ciblées ou non, si l'internaute a refusé la dépose de cookies. Début septembre, cela représentera de 5 à 10% de l'inventaire des médias concernés. Début 2021, une fois le durcissement des règles de la Cnil en matière de récolte du consentement acté, ce ratio grimpera plutôt à 50% selon les spécialistes !
"Google Adexchange est une drogue dure en libre-service dont beaucoup d'éditeurs sont dépendants"
Les médias français doivent donc prendre, aussi vite que possible, leurs distances avec Ad Manager. Deux choix s'offrent à eux. Première solution : trancher dans le vif et changer d'adserver. "Une migration d'ad server est évidemment compliquée, puisque ça revient à changer le moteur de l'avion en plein vol, mais c'est faisable en acceptant de sacrifier une part de ses revenus les trois premiers mois", commente Mathieu Roche. Autre option, moins radicale : réduire le rôle de Google Ad Manager. Continuer à profiter de son intégration privilégiée à la demande de Google mais ne plus en faire la gare de triage où se décide l'affichage des publicités. Cela implique de repenser la place de l'adserver dans la chaîne de valeur, en lui enlevant la charge d'organiser la compétition entre toutes les sources de demande et en déportant cette dernière, client-side, via le wrapper header bidding. Cela permettrait aux médias de se tourner vers un autre partenaire pour monétiser le trafic sans consentement lorsqu'Ad Manager passe son tour.
Proposition n°5 : créer son propre Facebook Ad Manager
Le succès de Facebook et Google s'est construit sur leur capacité à offrir de la simplicité et du reach aux acheteurs. Aux médias d'en faire de même, en créant leur équivalent du Facebook Ad Manager, de façon à automatiser la vente de leur inventaire sur le digital, voire même le papier (pour la TV, ce sera plus compliqué, le mode d'achat différant beaucoup). Une interface au sein de laquelle l'annonceur, quel qu'il soit, quel que soit son budget, pourrait acheter en quelques clics des emplacements publicitaires. "Les éditeurs devront réunir tous leurs actifs pour construire cette alternative ambitieuse", estime Edouard Letort. Ça tombe bien, ils sont nombreux : Mediasquare côté vente, Gravity côté achat, le login Pass Media pour faire le liant et Mediasbook comme ad-exchange, qui fonctionne aussi bien pour l'inventaire digital que print.
"Pour que cette plateforme attire, il faut qu'elle offre du scale, sans doute au niveau européen, et des actifs en exclusivité, qu'il s'agisse de segments data ou de formats medias innovants"
Cette interface d'achat aura plusieurs vertus. Elle apportera davantage de transparence et de lisibilité concernant l'offre de chaque éditeur. "Terminées les négociations en one to one, où chaque annonceur renégocie ses tarifs à la baisse parce qu'il a peur de payer plus cher que son concurrent. Dans ce système, le jeu de l'offre et de la demande permet aux médias de récupérer de la valeur", estime le patron du média de Dentsu – Aegis France, Pierre Calmard. Cette interface permettra aussi aux médias d'adresser le marché des petits et moyens annonceurs, en rendant leur inventaire facilement accessible. C'est, après tout, ce qui a fait le succès de Facebook, immunisé contre le boycott de centaines de gros annonceurs parce qu'aujourd'hui plus de 80% de son chiffre d'affaires provient de cette longue traîne. "Mais pour que cette plateforme attire, il faut qu'elle offre du scale, sans doute au niveau européen, et des actifs en exclusivité, qu'il s'agisse de segments data ou de formats medias innovants", prévient Edouard Letort. Ce sera, par exemple, l'occasion de repenser certains emplacements comme le bas de page, aujourd'hui dévolu au duo Outbrain – Taboola.
Cette plateforme devra coexister, dans un premier temps, avec d'autres moyen d'accès à l'inventaire des médias concernés. "Ce serait dangereux de se couper abruptement d'un outil d'achat comme DV360, le DSP de Google étant utilisé par la grande majorité des annonceurs", prévient Edouard Letort. Les médias doivent prendre le temps de rendre leur plateforme incontournable. Ce n'est qu'une fois que la majorité des acheteurs auront ouvert un siège en son sein qu'il sera question de couper les accès à tous les outils externes, SSP comme DSP. Les médias s'inspireraient en cela de la stratégie mise en place par Google avec DV360 et Youtube. Ce n'est que depuis quelques années que l'accès à ce dernier se fait exclusivement par DV360…
Cet article a également été publié dans Adtech News, supplément papier du magazine CB News, dédié à l'adtech et au martech. Dans l'édition de septembre un dossier sur le plan de relance des médias français, une interview de Microsoft France, le baromètre du programmatique, un tuto sur le SEA chez Apple et un sujet sur Poool, le spécialiste du wall dynamique.