Jacques Séguéla (Havas) "Big Data = Big voyeurs et Big profiteurs !"

Le fils de pub le plus connu des Français n'a rien perdu de son mordant et livre un diagnostic sans concession du marché de la publicité et de ses nouvelles pratiques.

JDN. Vous avez expliqué lors du Cristal Festival qu'Internet avait révolutionné la relation qui lie une marque à ses consommateurs. On passe de l'ère du matraquage publicitaire à celle des réseaux sociaux grâce auxquels les consommateurs s'approprient le message. Y voyez-vous plutôt un défi ou une opportunité pour les marques ?

Jacques Séguéla (Havas). Vous savez, en Chine, les concepts de défi et opportunité sont définis par un même mot. La frontière entre les deux est plutôt ténue. Une chose est sûre, la révolution digitale a mis fin à la dictature des marques qui matraquaient leur message à un consommateur, lequel n'avait alors aucun droit de réponse. Ce n'est aujourd'hui plus le cas, avec notamment l'essor des réseaux sociaux. L'internaute influence de plus en plus la création du message publicitaire, en témoigne les "bad buzz" qui peuvent affecter certaines campagnes. Celui que l'on tend à appeller "consomm'acteur" a de plus en plus de prise sur le message, qu'il contribue à faire circuler et rayonner sur la Toile. Aux marques de construire leur discours en conséquence... Car aujourd'hui, l'investissement média ne suffit plus pour faire rayonner un message. 

Internet ne serait donc plus "la plus grande saloperie qu'aient jamais inventé les hommes" ?

C'est amusant parce que cette petite phrase qui me colle aux basques est une déformation de mes propos. Ils étaient en substance : "Internet est la plus belle idée depuis l'invention de la communication, mais attention, ça peut aussi être la plus belle des saloperies". Loin de moi l'idée de stigmatiser à tout crin un outil dont la puissance n'est plus à démontrer, qui permet de relier des gens aux quatre coins du monde et qui met tout le monde sur le même pied d'égalité en termes d'accès au savoir. Mais attention ! Toute avancée majeure s'accompagne d'excès et de dangers. Citons, par exemple, l'atome qui a donné naissance à l'énergie atomique mais qui a également fait des millions de morts par le biais des bombes nucléaires. 

Où se situent donc les menaces ?

Je pense qu'il est crucial de protéger la vie privée de chacun, avec en ligne de mire l'utilisation des données personnelles et le droit à l'oubli, deux concepts qui peuvent être mis à mal sur Internet. L'utilisation mondiale des données est un risque fou pour le Net. Car  Big data, la grande invention du moment, rime plus que jamais avec Big voyeurs et Big profiteurs. Le risque est de susciter un sentiment de révulsion de la part du grand public. Un sentiment qui ne va faire que s'amplifier dans l'esprit des internautes à mesure que les Google et consorts violeront l'intimité des gens pour leur vendre un paquet de lessive. Car la monstruosité de tels acteurs, monstruosité préméditée, impériale, pour ne pas dire dictatoriale, réside dans ce qu'ils s'adonnent à ces pratiques sans avertir, à aucun moment, l'utilisateur de l'usage qui est fait de ses données. 

J'ai été parmi les premiers à dénoncer cela il y a quelques années. Aujourd'hui, ils ont fini de mettre le monde entier en datas et se consacrent maintenant à la revente de ses informations.

Ce discours de la part du vice-président d'Havas, un groupe qui construit en grande partie sa croissance sur la data, peut étonner...

Il faut moraliser le business de la data si l'on veut qu'il dure

Bien sûr, nous sommes parmi les premiers à utiliser cet or noir. Reste que je suis convaincu que l'on si veut que le business dure, il faut dès à présent lui imposer certaines limites. A savoir ne rien faire sans avoir obtenu l'accord préalable de l'internaute quant à l'exploitation de ses données de navigation. Dans le cas contraire, tout va s'effondrer... Il y a malheureusement encore des exploiteurs mais nous avons, chez Havas, pour politique de moraliser l'emploi des données. A titre personnel, bien sûr que cela peut m'intéresser de recevoir des informations personnalisées... Tout comme à d'autres moments, je n'aurai pas envie de me sentir "manipulé", je préfèrerai qu'on me laisse "tranquille".

Qui peut imposer ces limites ? Les gouvernements, les organismes publics ou le marché qui s'auto-régule ?

Les Etats ? L'Europe devait statuer là-dessus il y a trois mois et a préféré repousser l'échéance de deux ans... Vous voyez bien qu'une fois de plus les lobbies ont été plus forts que la morale et que la politique avec un grand P. 

C'est pourtant fondamental pour la survie de cette économie, à un moment où nous passons d'une société de communication à une société de relation. Mais c'est loin d'être une mince affaire car Internet est le comble de l'immatériel. Il n'y a pas plus de PDG qu'il n'y a de collaborateurs, de siège ou d'actionnaires. On parle quand même d'une nébuleuse qui n'est pas loin d'être le maître du monde...

On adresse souvent ce reproche à Google et Facebook. Maurice Lévy a d'ailleurs justifié la fusion Publicis – Omnicom au regard de cette nouvelle concurrence des géants du Web. Vous partagez son sentiment ? 

Avec la Publicis - Omnicom, Maurice Lévy nous fait le plus beau des cadeaux !

Non. Et d'ailleurs je dois dire que je ne considère pas plus Publicis comme un rival. Publicis nous fait un cadeau magnifique et j'embrasse, à ce titre, Maurice Levy à pleine bouche ! Rendez-vous compte, il fait de nous le seul et l'unique groupe mondial de publicité 100% français. Publicis s'est développé à l'aune de son identité française, l'incarnation parfaite de cet ADN étant son fondateur Marcel Bleustein-Blanchet qui en jouait à merveille. Maurice Levy avait parfaitement réussi à préserver cet héritage, tout en conquérant le monde... Jusqu'à il y a peu, en devenant un Franco-américain qui, très vite, risque de devenir Américano-français et à terme, Américain.  

Au-delà de cette perte d'identité, quels sont les risques auxquels s'expose Publicis – Omnicom ?

Je pense qu'il va très vite y avoir de la casse. Vous savez, c'est très difficile de quitter une agence avec qui on travaille depuis longtemps, avec laquelle on a des bons rapports, amicaux, affectifs. Je ne doute pas que certains clients se serviront de l'excuse du doublon pour partir. Et puis il peut y avoir des dérapages. Imaginons que deux marques clientes de Publicis – Omnicom sortent des campagnes aux ressemblances étonnantes. Même s'il s'agit d'une simple coïncidence, il pourrait y avoir des suspicions de fuite...

Et Havas dans tout ça ? Comment se situe aujourd'hui votre groupe sur l'échiquier mondial ?

Notre combat n'est pas là. Notre combat c'est d'être national et multinational, être français et citoyen du monde, d'insister pour que nos marques soient globales dans leur caractère et locales dans leur traduction au sein de chaque pays. Le désormais célèbre "Think global, act local". L'autre enjeu c'est de maîtriser toujours mieux le digital, qui pèse désormais près de 30% de notre chiffre d'affaires. Ce qui signifie travailler avec Google, Twitter et tous ces outils modernes de communication qu'il ne s'agit pas de combattre mais de s'approprier pour les intégrer dans nos campagnes.

Vous êtes pourtant plus discret qu'un Publicis qui a multiplié ces dernières années les acquisitions pour développer son expertise digitale...

Nous investissons dans la limite de nos moyens. Vous semblez oublier qu'au moment de l'arrivée de Vincent Bolloré, nous étions au bord de la faillite, avec pas moins de 750 millions d'euros de pertes. Il a effectué un travail de titan pour assainir les finances. Aujourd'hui, non seulement cette dette a disparu, mais en plus nous disposons de près de 750 millions d'euros que nous pouvons, potentiellement, allouer à des investissements. Les priorités étant l'Asie, où nous sommes en retrait, et le digital, nouveau levier de croissance.

Mais attention nous ne cèderons pas à la tentation comme Publicis d'asseoir notre expertise en rachetant des entreprises de taille trop conséquente. Maurice Lévy est un génie, mais il a commis deux erreurs. Fusionner et construire son avenir sur le digital en silo, en multipliant les acquisitions de sociétés qui travaillent de leur côté, sans véritables synergies. Nous ferons tout le contraire, nous voulons tout fusionner et être transversal, pour que le digital se diffuse à tous les niveaux.

C'est la raison même de la naissance d'Havas Worldwide... qui a contribué à enterrer définitivement votre bébé, Euro RSCG. Avec un pincement au cœur ? 

Mais pas du tout, je me battais même depuis un moment pour que l'on s'appelle Havas. Pour l'anecdote, lorsque les rumeurs d'une vente du groupe à WPP ont jailli, j'ai été voir Vincent Bolloré, pour lui remettre ma démission. Il a calmé mes inquiétudes et m'a demandé quelles étaient mes priorités pour EuroRSCG. Je lui ai répondu qu'il fallait abandonner ce titre qui a une certaine résonance en France mais qui est inconnu dans le reste du monde, pour embrasser celui d'Havas, du nom de Charles Havas, l'homme qui a presque tout inventé de ce métier il y a un peu plus de 100 ans. C'est le B.A.BA du storytelling.

D'autres chantiers ?

Réunir enfin la création et le média. Chose qui s'est concrétisée avec la naissance d'Havas Village. Séparer ces deux métiers n'a plus aucun sens et j'irai même plus loin, peut s'avérer dangereux. Car en les compartimentant, voire en les mettant en concurrence, on prend le risque de multiplier les messages de marque et perdre en cohérence.

A presque 80 ans, vous semblez ne rien avoir perdu de la verve de vos débuts. A croire que vous ne prendrez jamais votre retraite !

Et pourtant... Je suis allé voir Vincent Bolloré à la fin de mon contrat, il y a un an, pour lui expliquer gentiment qu'à mon âge il me devenait de plus en plus compliqué de porter l'image de la publicité moderne, d'autant que j'ai également envie de prendre le temps de m'occuper de moi. Il m'a répondu qu'il n'en était pas question, que j'étais "une légende", ce sont ces mots et qu'il aurait besoin de moi jusqu'à sa retraite... en 2022 ! Bon, j'ai juste resigné pour 3 ans mais j'ai pris soin de changer la clause de mon contrat qui stipule que j'ai droit à une voiture avec chauffeur pour y inclure la présence d'un infirmier ! 

A bientôt 80 ans, Jacques Séguéla est sans doute le publicitaire le plus connu de l'Hexagone. Doctorant en pharmacie, il a pourtant d'abord officié en tant que reporter pour des titres tels que Paris Match et France Soir. C'est en 1970 qu'il fonde l'agence de communication RSCG avec Bernard Roux, Alain Cayzac et Jean-Michel Goudard. Après une fusion en 1996, Jacques Séguéla est nommé Vice-Président d'Havas. Principal conseiller en communication de François Miterrand lors des campagnes de 1981 et 1988, inventeur supposé du slogan "la force tranquille", il est également des campagnes de Lionel Jospin en 2002 et Ségolène Royal en 2007... Jusqu'au 2nd tour du moins, alors qu'il annonce publiquement qu'il soutient finalement Nicolas Sarkozy.