Joëlle Toledano et Nicolas Curien (Arcep) "Le triple play peut être 3 fois plus cher aux Etats-Unis qu'en France"

Spécificités du système de régulation, téléphonie et haut débit, relations entre opérateurs de réseaux et fournisseurs de contenus, Net neutralité... L'Arcep livre son compte rendu de son voyage d'étude aux Etats-Unis.

JDN. Pourquoi l'Arcep a-t-elle envoyé une mission d'étude aux Etats-Unis ? Quels étaient les objectifs de cette mission ?

 

Joëlle Toledano et Nicolas Curien. Nous vivons, en tant que régulateur des télécommunications en France, dans un monde européen. Il n'est pas mauvais d'aller voir de temps en temps ce qui se passe ailleurs, notamment en Asie et aux Etats-Unis, pays où l'organisation du marché et le cadre réglementaire sont totalement différents des nôtres. La mission s'était donnée pour but de mieux cerner les stratégies des opérateurs de télécommunications (telcos), des câblo-opérateurs (câblos), des acteurs de l'Internet et des fournisseurs de contenus audiovisuels, en matière de convergence fixe-mobile, de déploiement du haut et du très haut débit, et de distribution de contenus.

Quelles sont les spécificités du système de régulation américain ?

Aux Etats-Unis, le système institutionnel de régulation est complexe. Il est marqué par la coexistence de législations sectorielles différentes, respectivement applicables aux réseaux de télécommunications, au câble et au satellite.

Par ailleurs, si la Federal Communications Commission (FCC) est en charge de la régulation sectorielle ex ante au niveau fédéral, c'est-à-dire de l'établissement de règles concurrentielles et de dispositions d'intérêt général, à la fois pour les réseaux câblés et les réseaux de télécommunications, il y a un éclatement en matière des fonctions de surveillance concurrentielle, c'est-à-dire la régulation ex post et le contrôle des fusions et concentrations : elles sont assurées par la Federal Trade Commission (FTC) pour ce qui concerne les câblo-opérateurs, et conjointement par la FCC et le Department of Justice (DoJ) pour ce qui concerne les télécoms.

C'est donc finalement à travers le contrôle des fusions qui sont de son ressort et de celui du DoJ, beaucoup plus facilement qu'à travers la régulation proprement dite, que la FCC est en mesure de discipliner le comportement des opérateurs, en obtenant de leur part des engagements crédibles.

"Le marché américain de l'accès Internet haut débit fixe est peu concurrentiel et dominé par les câblo-opérateurs."

Aujourd'hui, diriez-vous que le marché des télécommunications en France est moins ou plus concurrentiel qu'aux Etats-Unis ?

Si l'on devait faire une analogie croisée, on pourrait dire que le marché de l'Internet haut débit français ressemble à celui du mobile aux Etats-Unis, à savoir un marché fortement concurrentiel avec des offres illimitées qui poussent à de grosses consommations. En revanche, le marché américain de l'accès Internet haut débit fixe est peu concurrentiel et est dominé par les câblo-opérateurs. En matière de communications fixes les factures mensuelles aux Etats-Unis (téléphone plus Internet plus télévision) peuvent être 3 fois plus élevés que le "triple play" à la française. Ces prix élevés sont notamment dus à la réglementation peu contraignante dont bénéficient les câblo-opérateurs.

Pourquoi le câble est-il si dominant aux Etats-Unis ?

Dès le début, la part de marché des câblos a devancé celle des telcos grâce notamment à une supériorité de l'offre. Supériorité en termes de contenus - les câblos jouissent le plus souvent d'un monopole sur le marché local de la diffusion de télévision payante, et en termes de qualité - le câble présente généralement des débits supérieurs, le réseau de télécommunications américain étant plus ancien que le réseau français, donc les offres ADSL de moins bonnes qualité. C'est pourquoi les opérateurs de téléphonie Verizon et AT&T ont investi sur la nouvelle génération de réseaux d'accès en fibre, pour rattraper leur retard et concurrencer les câblos, non seulement sur le marché de l'accès à Internet, mais aussi sur celui de la télévision et des nouveaux services audiovisuels.

Justement, alors que cette question est en débat en France et en Europe, les accès Internet en fibre optique sont-ils régulés aux Etats-Unis ? Les opérateurs ont-ils une obligation de partage et d'accès pour leurs concurrents ?

"Dans les groupes intégrés, l'exclusivité entre opérateurs de réseaux et fournisseurs de contenus est interdite aux Etats-Unis."

Non. En 2005, suite à des litiges répétés des opérateurs télécoms devant les cours d'appel - opérateurs qui avaient une obligation de donner l'accès à leurs réseaux et n'investissaient plus en attendant les décisions et avaient laissé le câble prendre le gros des parts de marché, la FCC a renoncé à réguler le dégroupage. Elle table désormais sur les investissements des opérateurs de télécommunications dans la fibre. L'objectif est qu'une concurrence par les infrastructures se développe entre les câblos et les opérateurs télécoms.

Vous avez accordé une grande attention dans votre rapport de mission aux modèles de distribution de contenus. Quelles sont les relations entre les opérateurs télécoms et les fournisseurs de contenus outre-Atlantique ?

Alors qu'en France nous avons un opérateur très dominant en amont sur les contenus - le groupe Vivendi, cinq grands groupes de médias, contrôlant quatre réseaux majeurs de télévision hertzienne, produisent l'essentiel des contenus : Walt Disney, News Corp, NBC Universal, CBS et Viacom. Le plus souvent, il n'y a pas d'intégration verticale entre les producteurs de contenus et les opérateurs de réseaux ; les éditeurs de contenus ont donc tout intérêt à être distribués sur le plus grand nombre de plates-formes. Si il y a intégration verticale, comme par exemple pour Time Warner - câblo-opérateur et éditeur de chaînes de télévision (CNN, HBO...), l'exclusivité leur est interdite au sein du groupe. Aux Etats-Unis, il est difficile d'imaginer que Verizon ou ATT propose des chaînes en exclusivité.

Où en est le débat sur le "Net neutrality" aux Etats-Unis aujourd'hui ? La condamnation cet été de Comcast, qui coupait les accès P2P de ses abonnés, par la FCC, a-t-elle fait avancer le débat ?

"Barack Obama est clairement dans le camp de la Net neutrality."

Les restrictions d'accès dans les échanges peer-to-peer opérés par le câblo-opérateur Comcast, sont une pratique condamnable et que la FCC a en effet condamné. Aujourd'hui, le débat sur la Net neutrality aux Etats-Unis ne porte pas sur le risque d'une discrimination manifeste par dégradation de la qualité de transmission offerte à un concurrent ou par le blocage de l'accès à un site, mais plutôt sur les protocoles d'administration du trafic IP et sur les modes de tarification. Plusieurs questions restent en suspens : dans quels cas un fournisseur d'accès peut-il ou non moduler le débit offert ainsi que le degré de priorité et dans quels cas peut-il fixer ses tarifs en fonction de ces paramètres ? Peut-il discriminer entre fournisseurs de contenus ? Peut-il exploiter le caractère biface du marché, en facturant à la fois les consommateurs et les fournisseurs de contenus ?

Notre sentiment est qu'avec l'élection de Barack Obama à la présidence, la question législative va rapidement revenir sur la table. Les opérateurs télécoms estiment que l'intensification rapide des échanges de contenus P2P menace de saturation les réseaux dans lesquels ils ont lourdement investi, d'où la nécessité pour eux de maîtriser la gestion du trafic et d'établir des ordres de priorité. Ils étaient favorables à une régulation légère à partir des principes généraux posés par la FCC. Or, le nouveau président américain est clairement dans le camp des défenseurs de la Net neutrality, soutenu en cela par Google notamment qui réclame des mesures législatives instituant la neutralité.