Guerre des prix dans la grande distribution : combien de morts ?

Guerre des prix dans la grande distribution : combien de morts ? Depuis plusieurs mois, les grandes surfaces se livrent une bataille commerciale sans merci, quitte à réduire leurs marges à néant et à pousser leurs fournisseurs à la faillite.

Afficher le prix le plus bas est devenu le Graal des grandes enseignes de distribution : les publicités comparatives fleurissent dans les magasins, le prix des produits de grande consommation a chuté de 1,9% (cumul annuel mobile sur un an en mai dernier selon Nielsen), la baisse atteint même 2,7% pour les produits de grandes marques et le poids des ventes sous promotion a dépassé la barre des 20%.

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La déflation commence à s'installer en France dans la grande distribution. © JDN / Thierry RYO - Fotolia.com

Des chiffres qui sont le fruit d'hostilités démarrées fin 2012, lorsque Casino s'est fixé pour objectif de devenir moins cher que Leclerc. Une gageure, tant ce dernier s'affiche année après année comme l'enseigne la moins onéreuse du marché. Reste que l'écart de prix entre les deux enseignes est bel et bien passé de 11,3 points à 1,7 point entre janvier 2013 et juin 2014, selon l'indice Distriprix, de A3 Distrib et des Editions Dauvers, qui s'appuie sur les prix pratiqués par les enseignes en drive.

Depuis, tout le monde a emboîté le pas. Auchan a lancé en mars 2014 une vaste campagne de baisse de prix, portant sur 8 000 produits selon le magazine Linéaires. Carrefour a mis en place une "garantie prix bas" sur 500 produits de grandes marques, sur lesquels il s'engage à être le moins cher du marché. Dernière initiative en date : Casino aurait enclenché une importante baisse de prix sur le linge de maison : "jusqu'à 40 %", affirme le spécialiste de la distribution Olivier Dauvers.

Une course à l'échalote qui commence à inquiéter certains. "C'est une guerre des prix en trompe-l'œil", s'énerve Serge Papin, PDG de Système U, "car elle porte uniquement sur les produits comparés par les consommateurs, c'est-à-dire ceux de grande marques". Le prix du paquet de M&M's a par exemple baissé de 17% en trois ans, avance-t-il. 

Or, la grande distribution ne réalise quasiment aucune marge sur ces 2 000 à 3 000 références objets de la bataille des tarifs. Du coup, les enseignes se "rattrapent" sur les PME pour reconstituer leurs marges. "Si on veut des prix bas à tout prix, on va le payer en termes de qualité et d'emploi", alerte Serge Papin. Le patron relaye ainsi les inquiétudes des fournisseurs.

"Les menaces de retirer certains produits de leurs rayons se multiplient"

Le 11 juin dernier, l'Association nationale des industries alimentaires, le syndicat agricole FNSEA et Coop de France (qui fédère les entreprises coopératives) ont publié une lettre commune adressée à Manuel Valls dénonçant les "ravages" de la guerre des prix. "En baissant les prix sans tenir compte des réalités économiques, les enseignes contribuent à détruire des emplois", avance les auteurs, qui parlent de 15 000 à 20 000 emplois menacés en France. 

"Moins de trois mois après la fin de négociations commerciales particulièrement âpres et tendues, les fournisseurs ont été reconvoqués par leurs clients [...] pour leur réclamer des compensations de marges supplémentaires injustifiées et hors contrat. Les menaces de retirer certains produits de leurs rayons se multiplient et les sommes demandées sont astronomiques, pouvant atteindre jusqu'à 10% du chiffre d'affaires annuel réalisé avec l'enseigne", expliquent les signataires, concluant que "les enseignes ne défendent pas le pouvoir d'achat [mais] le détruisent".

Des tensions que l'on peut constater en magasin. "Le nombre de déférencements n'a jamais été aussi élevé", juge Olivier Dauvers. En lieu et place de leurs yaourts Danone, les clients de certains magasins Carrefour ont ainsi eu la désagréable surprise en mars dernier de voir cette affichette signée de la direction : "La société Danone souhaite que nous acceptions des hausses tarifaires qui nous paraissent injustifiées. Certains produits de la gamme Danone ne sont donc plus proposés actuellement par notre magasin". Selon un sondage LSA, 82% des professionnels interrogés considèrent que les négociations commerciales ont été plus dures en 2014 qu'en 2013.

Auchan a procédé à un gel sans précédent de ses investissements pour avoir les moyens de suivre la baisse des prix

Malgré les pressions tarifaires sur leurs fournisseurs, les enseignes ont-elles-mêmes du mal encaisser le coût de la bataille. Le groupe Casino a investi autour de 200 millions d'euros dans les baisses de prix rien que pour Géant en 2013, calcule un analyste. Résultat, la marge opérationnelle de l'enseigne Casino en France est passée de 2,1% à 1,3% entre 2012 et 2013. Le groupe a beau affirmer "limiter l'impact" de sa politique tarifaire agressive grâce à des "baisses de coûts", il pourrait avoir du mal à tenir la distance, juge un adhérent Leclerc sous couvert d'anonymat. 

De son côté, Auchan a annoncé début 2014 la suppression de 22% des postes de cadres en magasin et le groupe a signifié en juin à ses équipes un renoncement sans précédent en matière de développement. Le Blog Mulliez a révélé une note interne de Vincent Mignot, le directeur général de l'enseigne, notifiant du "gel immédiat de tous les investissements, la suspension de tout nouveau projet de drive et l'abandon des extensions de magasin". Objectif de ces économies drastiques : donner aux magasins les moyens de "suivre" la spirale de baisse des prix.

Dernière preuve de l'inquiétude grandissante, la Fédération du commerce et de la distribution (qui regroupe les principales enseignes, mais pas les indépendants comme Leclerc, Intermarché ou Système U) s'est elle aussi fendue d'une lettre au Premier ministre le 19 juin, expliquant que "la déflation est mauvaise pour tous les acteurs". Sa proposition phare ? La suppression de la publicité nationale pour les comparateurs de prix.

Seul Michel-Edouard Leclerc semble faire preuve d'un sang froid à toute épreuve et dénonce une campagne mensongère des grandes marques [adhérentes à l'Ania] : "Coca Cola continue à demander 6% de hausse alors que le PET [plastique des bouteilles] a chuté de 10% et le sucre de 13,6%", s'énerve-t-il, reconnaissant tout de même avoir "modéré ses demandes" pour "les secteurs agricoles fragiles". Le patron ne peut que se réjouir de la focalisation sur les prix, car Leclerc bénéficie sur ce critère de la meilleure image parmi ses concurrents (53,7% d'opinion favorable selon Kantar).

Quand la guerre des prix s'arrêtera-t-elle ? "Avec trois millions de nouveaux mètres carrés ouverts chaque année alors que la consommation ne progresse pas, la compétition ne peut que se renforcer", répond Olivier Dauvers.