Les ex-pays socialistes : faillite d’un modèle et échec de la transition vers l’économie de marché

Afin de mieux comprendre les enjeux géostratégiques de l’Europe centrale, orientale et son appendice asiatique voici un bref rappel de l’histoire et quelques enseignements utiles.

Sur les cendres d’une Europe dévastée en 1945, naîtront deux camps; l’un à l’Est et l’autre à l’Ouest du Vieux Continent. Ils vont s’affronter dans une guerre froide qui ne prendra fin qu’après la chute du mur de Berlin en 1989 et l’effondrement du système communiste.
Les pays de l’Est vont constituer une communauté économique et monétaire, le CAEM (Conseil d'Aide Économique Mutuelle) ou COMECON en 1949, afin de contrecarrer l’influence étasunienne qui s’est déployée suite à la mise en place du plan Marshall.
Le processus de construction de cette union repose sur des accords étatiques sans lien avec les réalités économiques et en l’absence de convergences vers des niveaux d’organisation, de management et de comportements rapprochés entre les opérateurs économiques des pays qui souhaitent former une telle intégration. Le CAEM est moins un processus d’intégration qu’une mise en œuvre de spécialisation des pays du bloc soviétique et l’imposition d’une hégémonie politique, celle de l’URSS. Il ne fut pas un « marché commun » socialiste. Le « rouble transférable » n’était pas convertible, ce qui empêchait les échanges multilatéraux. Celui-ci n’avait aucun caractère fiduciaire ni la possibilité de détention privée.

Il permit, néanmoins aux pays membres de cette zone d’accroitre considérablement leurs échanges commerciaux car ils pouvaient se passer des devises. Le calcul de la valeur du commerce intra CAEM et les montants de dettes cumulés entre les pays membres se faisait grâce à un modèle d’une grande simplicité.
Contrairement à l’Union européenne, l’intégration économique du COMECON ne s’est pas faite par le marché mais par la coordination des plans quinquennaux respectifs. La conséquence de cette coordination était la spécialisation des pays du CAEM. Le poids de l’Union soviétique, le pays libérateur a créé des relations de dépendance et de domination avec les autres pays de la communauté économique. La négation des mécanismes de marché et l’instauration d’une planification impérative n’ont pas aidé à l’émergence d’économies compétitives produisant des biens et services de qualité et en grande quantité. Dès la chute du mur, les consommateurs se sont rués sur les produits importés au détriment de la production locale, détruisant ainsi leurs propres emplois.

Le rouble transférable : une monnaie commune incontournable

Le système de paiements entre les ex-pays socialistes, rassemblés au sein du COMECOM, leur permettait de se passer des devises, en échangeant entre eux grâce à une monnaie commune de facturation ; le Rouble transférable. Celui-ci n’avait aucun caractère fiduciaire ni la possibilité de détention privée.
Crée dans l’urgence, le 25 janvier 1949, afin de contrebalancer l’influence états-unienne qui s’est déployée à la faveur du plan Marshall, le COMECON adopta ses statuts définitifs le 14 décembre 1959 à Moscou. La Charte ainsi acceptée par les pays socialistes instaure un « rouble transférable » en tant qu’unité monétaire scripturale basée sur le rouble soviétique et utilisée jusqu'en 1991. Dès 1964, en même temps qu’elle œuvrait à l’interpénétration des économies socialistes par la coopération et la spécialisation, elle permettait aux pays membres de cette zone d’accroitre considérablement leurs échanges commerciaux. Autre étape fondamentale, l’adoption en 1971 d’un « Programme » dont le but est l’intégration économique des pays socialistes.
Il fut mis en place un système de calcul de la valeur du commerce intra COMECON et des montants de dette entre les pays-membres de cet organisme économique du bloc de l'Est.

Contrairement à l’Union européenne, l’intégration économique du COMECON ne s’est pas faite par le marché mais par la coordination des plans quinquennaux respectifs. La conséquence de cette coordination était la spécialisation des pays du COMECON. Ainsi, Les pays baltes fournissaient des composants électroniques, la Roumanie des meubles et des produits agricoles et manufacturés, la Tchécoslovaquie était spécialisée dans l’industrie lourde, la Hongrie avait une industrie agroalimentaire florissante… En contrepartie la Russie fournissait des hydrocarbures à des prix moins élevés que sur le marché mondial. En outre en dépit d’un rouble ‘’transférable ‘’ mais pas convertible, le commerce se faisait plus en nature qu’en monnaie. La fin de la monnaie commune en 1991 coïncida avec des faillites en cascade des usines de tous les ex- pays socialistes.
On peut en déduire que le processus de construction d’une union monétaire et économique ne peut être le seul fait des accords étatiques sans lien avec les réalités économiques et des convergences vers des niveaux d’organisation, de management et de comportements rapprochés entre les opérateurs économiques des pays qui souhaitent former une telle intégration. Le COMECON est moins un processus d’intégration qu’une mise en œuvre de spécialisations des pays du bloc soviétique et l’imposition d’une hégémonie politique, celui de l’URSS. Il n’est donc pas un « marché commun » socialiste. Le « rouble transférable » n’était pas convertible, ce qui empêchait les échanges multilatéraux.
Il est instructif de tirer les conclusions de la réussite ou de l’échec de telle ou telle expérience et adapter nos propositions en fonction des réalités spécifiques aux économies maghrébines.

Les dysfonctionnements qu’a connus le rouble transférable ne sont pas dus à la qualité du moyen de paiement utilisé, ni aux mécanismes mis en œuvre à cet effet, mais aux relations de dépendance et de domination entretenue par l’Etat soviétique. J’ai conduit plusieurs missions de prospection économique entre 1984 à 2008 dans les pays ex-membres du COMECON et j’ai constaté le degré d’imbrications et de dépendances entre ces pays à la faveur de spécialisations plus ou moins imposées par le « Grand frère » russe. Dès l’éclatement de l’empire soviétique au début des années 1990, les pays baltes ne trouvaient pas preneurs de leurs composants électroniques et la Russie ne voulait plus exporter son pétrole à des prix en dessous de ceux du marché international. Dans notre hôtel international 5 étoiles de Vilnius, il n’y avait pas de chauffage. Le pétrole et le gaz manquaient cruellement. Les Russes en guise de représailles ont coupé les robinets.
Autre handicap, la mauvaise qualité des produits et leur disponibilité. Tant que les peuples de cette partie de l’Europe étaient obligés de consommer les produits fabriqués par les entreprises publiques du COMECON, les usines avaient des débouchés, dès la chute du mur, les consommateurs se détournaient de leurs propres productions nationales détruisant ainsi leurs propres emplois.
Pourquoi ce système n’a pas fonctionné

Il convient de faire une évaluation objective, loin de tout manichéisme, ni d’a priori.

La longue période stalinienne et la rigidité de la pensée monolithique soviétique qui l’a suivie, jusqu’à la prise du pouvoir par Mikail Gorbatchev ont fait oublier les riches débats contradictoires au sein du Parti communiste de l’URSS de 1917 à novembre 1930 date à laquelle Joseph Staline a concentré entre ses mains tous les pouvoirs. Le dictateur le plus sanglant de l’histoire russe n’était pas un théoricien et encore moins un créateurs de modèles économiques. Le Géorgien d’origine fut un grand manœuvrier s’alliant avec les courants de la gauche (incarnée par Léon Trotsky, Zinoviev et Evgueni Préobrajensky) et la droite (représentée par Nicolas Boukharine, Mikhaïl Kalinine et Kliment Vorochilov) du parti selon les rapports de force du moment. Dans son testament Lénine avait mis en garde les dirigeants du PC du danger d’une prise du pouvoir par Staline.
La grande question qui taraudait l’esprit des dirigeants du PC de l’URSS est la suivante : comment construire le socialisme tel qu’il fut conceptualisé par K. Marx, dans un pays dont l’industrie est peu développée et dont la paysannerie occupa la majeure partie des actifs de la société et contribua largement au PIB de l’empire ?
Aussi bien Karl Marx que son complice Friedrich Engels ont échafaudé leur théorie sur un passage quasi automatique entre le mode de production capitaliste et le socialisme mais grâce au leadership d’un prolétariat issu d’un tissu industriel très développé. En Russie le secteur industriel est laminé par la guerre de 1914. Lénine qui critiqua « l’infantilisme de gauche » pensait que « la victoire totale de la révolution socialiste est impensable dans un seul pays » et « elle exige la collaboration la plus active d’au moins quelques pays avancés, au nombre desquels nous ne pouvons pas ranger la Russie. » L’échec du socialisme de guerre qui a suivi la prise du pouvoir par les bolchevicks en 1917 et son cortège de famine et d’expropriations hasardeuses a donné lieu à la une nouvelle politique.

La Nouvelle politique économique (NEP) mise en œuvre en URSS à partir de 1921 devait redynamiser l’Union soviétique en introduisant des mécanismes de marché et une réhabilitation de la loi de la valeur. Il s’agit pour Lénine d’un « repli stratégique » dans la construction du socialisme justifié par le retard économique de la Russie : « […] Nous ne sommes pas assez civilisés pour pouvoir passer directement au socialisme, encore que nous en ayons les prémices politiques ».

D’après Preobrajenski la plus-value ne peut, provenir que de l’agriculture qu’ il faut soumettre à une ponction massive, ce transfert alimentant le développement d'un secteur industriel, propriété de l’État. C’est ce qu’il appelle l’ « accumulation socialiste primitive ».
Les grandes usines productrices de charbon, fer, électricité, etc., seraient étatiques, les restrictions commerciales seraient assouplies et des alliances avec les pays étrangers recherchées. On voit à quel point les dirigeants communistes cherchaient à tout prix des coopérations avec des pays étrangers malgré un territoire vaste.
Les exportations de céréales à grande échelle devraient faciliter les importations de machines et équipements que l'industrie d'État soviétique ne pouvait pas produire dans l'immédiat.
La NEP est assimilée à la coexistence d’un capitalisme d'État pour l’industrie et un capitalisme privé pour la petite production paysanne. Les secteurs ouverts aux sociétés étrangères le furent afin de favoriser des transferts technologiques et des financements pour la reprise. Ford fut autorisé à construire une grande usine automobile à Gorki tandis que de nombreuses mines étaient concédées à des entreprises étrangères.
Cela explique de façon éclatante le forcing fait par Staline, lors des accords de Yalta en 1945, de partager l’Europe en deux zones d’influence ; à l’Est des régimes communistes seront installés et à l’Ouest le capitalisme sera le système dominant. L’Allemagne sera divisée en une République Fédérale Allemande et à l’Est, une République Démocratique Allemande.
Cette période transition qui consiste à « faire au capitalisme une place limitée pour un temps limité », serait « adoptée sérieusement et pour longtemps », pour une durée qui ne devait pas être inférieur à 25 ans. Lénine est décédé en 1924 et Staline mettra fin à cette expérience en 1927.
La formule de Boukharine à l’intention des exploitants agricoles « enrichissez-vous » est conforme à son analyse de la permanence sous des formes différentes de la loi de la valeur en période de transition et des « voies tortueuses de l’économie de marché ».
D’après E. Boukharine la «réactivation de la grande industrie» ; doit répondre aux mécanismes de marché mais de façon contrôlée. « Il faut tantôt accélérer, tantôt ralentir, mais ne jamais forcer outre mesure. De même il ne faut pas idéaliser une planification rigide et absolue, mais sans pour autant y renoncer. Jusqu’à ce stade la crainte de l’émergence d’une grande bourgeoisie en raison d’un « développement capitaliste incontrôlé » inquiète. C’est d'une politique qui ne « lâche les brides à la « liberté » du marché que pour les resserrer à nouveau dans la main de l’Etat ».

La grande question du maintien de la vérité des prix en période de transition et certains mécanismes de marché voulu par la droite du PC de l’URSS ne sera plus en débat depuis 1927. C’est le début d’une gestion aberrante des entreprises par la suppression de la concurrence et un système de fixation des prix et des salaires dénué de toute logique économique. D’où l’écroulement de ce système.
On peut dire que les Chinois sont les seuls à avoir ébauché une transition vers l’économie de marché tout en gardant un système de parti unique. Deng Xiaoping qui fut le grand initiateur a fait ses études à Moscou (jusqu’à 1926) et a dû s’imprégner des débats en vogue au sein du PC de l’Union Soviétique URSS.
Lors de sa prise des rênes du pouvoir chinois, en 1978/1980, il appliqua sa fameuse citation tant critiquée en 1960 selon laquelle « Peu importe qu'un chat soit blanc ou noir, s'il attrape la souris, c'est un bon chat » en y ajoutant « il est bon de s’enrichir ». Deng préconisa les « Quatre modernisations » (industrie et commerce, éducation, organisation militaire et agriculture) et mit en place un plan ambitieux pour ouvrir et libéraliser l'économie chinoise.
Le Vietnam a réussi aussi sa transition vers l’économie de marché en 1986 avec Le Doi Moi.
Bien évidement dans les deux cas s’est développé des formes de capitalisme sauvage et une corruption des élites.
A contrario et sous les conseils des ultra-libéraux et le FMI, les pays de l’est de l’Europe a voulu faire du nouveau avec du néant au lieu de réformer leurs économies de façon progressive en respectant les liens historiques tissés à l’initiative du « Grand Frère » russe. Une dialectique a été oubliée pour des raisons géostratégiques liées à la seule volonté de domination des États-Unis et son bras séculier l’OTAN.
Il fallait crée une grande Eurasie basé sur une vraie économie de marché régulé mais en rupture avec la gestion soviétique.