Les laboratoires pharmaceutiques à l’heure du marketing de la donnée

Avec la sophistication des techniques de ciblage en ligne et le développement rapide des "medical devices" connectés, la gestion et l’exploitation de la donnée devient un enjeu crucial pour les Big Pharma.

La crise des dettes publiques, consécutive à la dernière secousse financière, a conduit de nombreux gouvernements, parmi ceux des pays développés, à prendre des mesures visant à endiguer l’augmentation des dépenses de santé, phénomène quasi-continu depuis les trente dernières années. Face à cette nouvelle donne politico-économique, les grands laboratoires pharmaceutiques se sont lancés dans des programmes de réduction des coûts, impactant de manière significative les budgets consacrés à la vente, avec en première ligne les visiteurs médicaux. Ainsi, entre 2011 et 2013, on note la suppression de 19% des ressources dédiées à la promotion et au marketing, sur les cinq principaux marchés européens, et 16% aux Etats-Unis (tandis que ces ressources étaient au contraire renforcées sur les marchés émergents tels que le Brésil, la Russie et la Chine).

Rationalisation des investissements marketing

A l’origine de cette réduction continue des efforts promotionnels, et au-delà des contraintes purement macro-économiques, on retrouve une pluralité de facteurs propres à l’industrie parmi lesquels; le faible nombre de nouveaux produits mis sur le marché, l’impact de la perte des brevets, une concurrence exacerbée des médicaments génériques, de moins en moins de produits « blockbusters »… A ces facteurs « marché » s’ajoutent des éléments liés à l’environnement réglementaire en vigueur ; d’une part les directives de conformité qui rendent particulièrement complexes l’utilisation des canaux de promotion traditionnels (contrôle a priori des supports publicitaires destinés au grand public et aux professionnels, délivrance de visa obligatoire par l’ANSM etc.) et d’autre part, l’encadrement renforcé des relations entre industriels et professionnels de santé (ou effet « post-Mediator »).


Dès lors, la stratégie promotionnelle des grands groupes pharma tend à se redéployer autour de deux objectifs prioritaires :

  1. Privilégier une approche ROiste des investissements promotionnels (retours quantifiables donc mesurables).
  2. Nouer une relation « directe » avec le patient, à l’heure où ce dernier, de mieux en mieux informé, devient acteur de son parcours de soin.

Le marketing digital, longtemps délaissé par le secteur de la santé en général, représente donc un substitut de choix face aux approches classiques, et permet précisément de répondre à ce double enjeu.

Tirer parti d’une masse de données hétérogènes

Rappelons, s’il est utile, que les industries de santé consacrent en moyenne un budget de 2.2% de leur chiffre d’affaires au marketing digital (source : Gartner 2013), soit près de 660 M d’euros à l’échelle mondiale pour un laboratoire comme Sanofi. Près de la moitié de ces dépenses concerne les frais de développement et de maintenance des sites web corporate, destinations importantes en termes de trafic du fait des patients-internautes en quête d’information relative à la prise d’un médicament. Viennent ensuite les actions de marketing direct (part prépondérante de l’e-mailing), la création et la diffusion de contenus, puis le social media et le display.

Cela dit, réduire le digital à ces quelques postes de dépenses reviendrait à ne pas saisir la juste mesure des enjeux actuels. En effet, le numérique tend à recouvrir des aspects bien plus larges que celui de la simple communication Web.

Qu’il s’agisse de la digitalisation de la visite médicale (montée en puissance de l’e-detailing), du suivi des patients en vie réelle (création et animation de communauté en ligne), de la mise à disposition de matériel médical connecté, on ne peut que constater la multiplication des dispositifs « digitaux », dont le point commun est de générer un flux massif de données hétérogènes. C’est en effet dans le champ médical et notamment du développement clinique que l’exploitation des big data présente les plus grandes opportunités de rupture et d’avancée pour l’industrie.

Dès lors, dans un souci d’optimiser les dépenses média d’une part et de se rapprocher des patients de l’autre, le niveau d’efficacité dans la collecte, l’analyse et le traitement de ces données devient un avantage compétitif majeur.

Data Management Platform : la solution ?

Bien plus qu’une simple mode, le « sujet DMP » constitue une tendance de fond propre à s’inscrire dans la durée, le secteur pharma ne faisant pas exception. Concrètement, ce type de plateforme permet de créer des bassins d’audience sur-mesure en utilisant une combinaison de données propriétaires ou « first-party » (ex : les données issues d’un site internet corporate), de données partenaires (ex : données de prescriptions collectées par IMS Health) et de données tierces (ex : achat de cookies qualifiés auprès de revendeurs spécialisés). Tandis que ces plateformes diffèrent selon l’éditeur, elles offrent en général la même possibilité de segmentation permettant une mesure précise de l’efficacité de telle ou telle campagne dans le but de l’optimiser (display, emailing etc…).



L’emploi de ces technologies de ciblage présente de nombreux avantages pour l’industrie : création de campagnes sur mesure (possibilité de s’adresser à des groupes de patients spécifiques selon une pathologie ou un traitement donné), marketing direct (par exemple pour les médicaments sans ordonnance), suivi de traitements,  closed-loop marketing… Autant de dispositifs permettant de répondre à la double problématique des directions marketing du secteur : se rapprocher du patient tout en jouissant d’une meilleure maîtrise de son coût d’acquisition.

Cas d’usage : « Email ciblé pour un médicament OTC »

Encore des obstacles organisationnels

Alors que ces quelques exemples concrets seraient de nature à ravir les plus optimistes, il convient cependant de ne pas négliger les défis opérationnels liés à l’implémentation d’une DMP au sein de l’entreprise. En effet, au-delà des contraintes règlementaires spécifiques au secteur de la santé, notamment en matière de sécurisation et d’anonymisation des données, il existe des facteurs endogènes liés à l’organisation interne des sociétés pharmaceutiques pouvant de fait ralentir l’adoption de ce type d’approche. Par exemple, nombreux sont les laboratoires qui encore aujourd’hui se refusent à développer leur propre Data System dans la mesure où leur « business lines » sont très souvent étanches les unes des autres, et bien que chacune d’elles collecte un montant significatif de données, celle-ci sont stockées séparément. Aussi, on comprend que l’éclatement des silos, au cœur même des divisions marketing, reste un élément critique. Plus qu’une simple avancée technologique, la mise en place d’une DMP suppose un changement profond des mentalités (transparence, coopération) qui ne peut être impulsé qu’au plus haut niveau.

Avec le développement rapide de l’internet des objets et des « medical devices » connectés, la gestion et l’exploitation de la donnée de santé revêt un caractère de plus en plus stratégique pour les Big Pharma (comme en témoigne le récent rapprochement entre SANOFI et GOOGLE). Le digital, autrefois perçu comme un simple canal de communication supplémentaire, tend à se tailler une place de choix au cœur même du parcours de soin, générant ainsi des masses de données toujours plus pertinentes mais également de plus en plus sensibles. Cette révolution silencieuse vient rebattre les cartes d’un secteur en pleine mutation, pénétré par les technologies numériques, prêtant ainsi le flanc à une possible « uberisation » à grande échelle. Du degré de pertinence des stratégies employées pour y faire face dépendra l’émergence des grands gagnants de la santé de demain.