En toute discrétion, les brokers de crypto manipulent les millions

En toute discrétion, les brokers de crypto manipulent les millions Les fonds d'investissement, family offices et projets d'ICO ont recours à des brokers très particuliers pour acheter et vendre des crypto-monnaies en masse.

Entre acheter 1 bitcoin et en acheter 1 000, il y a un monde. Alors que les investisseurs particuliers passent par les plateformes d'échange de crypto-monnaies telles que Coinbase, Kraken ou encore Binance, les gros poissons (sociétés de gestion, family offices, banques privées…) ont quant à eux recours aux brokers ou market makers (animateurs de marché) spécialisés dans les crypto-monnaies. Ces acteurs, qui ont commencé à apparaître il y a environ trois ans, ont un avantage considérable par rapport aux exchanges grand public : ils évitent de faire bouger le marché.

Concrètement, si un fonds d'investissement veut acheter 1 000 bitcoins sur Coinbase (l'équivalent de 6,4 millions de dollars selon le cours actuel), il doit passer un ordre d'achat de 1 000 bitcoins. Cet achat peut faire bouger le prix du bitcoin sur la plateforme (et le cours global qui correspond à la moyenne des cours du bitcoin de toutes les plateformes). Et plus l'ordre est élevé, plus le cours baissera dans la foulée, diminuant au final la valeur de l'investissement… En revanche, si une société de gestion s'adresse à un broker pour acheter 1 000 bitcoins, le prix bougera peu. Pourquoi ? Soit le broker passera plusieurs ordres sur différentes plateformes, soit il matchera l'ordre d'achat de 1 000 bitcoins avec un ordre de vente équivalent étant donné que ses clients sont uniquement des gros poissons.

"A l'époque, je voulais ouvrir un compte corporate chez Kraken, mais le KYC prenait beaucoup de temps"

Les brokers crypto ont encore d'autres avantages aux yeux des investisseurs professionnels, comme la rapidité d'onbarding (le processus d'intégration d'un client). "A l'époque, je voulais ouvrir un compte corporate chez Kraken, mais le KYC (know your customer, un processus de vérification de l'identité du client, ndlr) prenait beaucoup de temps car c'est une plateforme grand public. Elle n'est donc pas outillée pour le faire rapidement. Comme j'étais pressé, je me suis tourné vers l'américain Cumberland Mining et son concurrent britannique B2C2. Finalement, nous avons choisi Cumberland Mining car il a été le plus rapide à nous onboarder", raconte Pierre Entremont, partner chez Otium Capital, un fonds early-stage qui a investi quelques millions d'euros en bitcoins et ethers en 2017. "Nous avons pu trader 24 heures après l'onboarding", complète-t-il. Otium Capital a aussi eu recours à un market maker pour le contact humain. "Pour une grosse transaction, c'est rassurant de parler à quelqu'un."

Les brokers crypto ont des équipes de traders dédiées à leur clientèle et réparties sur plusieurs fuseaux horaires. Par exemple, B2C2 possède des bureaux à Londres et Tokyo tandis que Cumberland Mining est implanté à Chicago, Londres et Singapour. Certains pratiquent le "voice trading", majoritairement par téléphone, et d'autres du "trading électronique", c'est-à-dire via des plateformes et terminaux type Bloomberg.

Les gros poissons ne sont pas les seuls clients des brokers crypto. Les exchanges grand public utilisent les market makers pour obtenir des liquidités à des prix intéressants. "Cette industrie a commencé parce qu'il n'y avait pas assez de liquidités sur les exchanges", explique Hugo Renaudin, CEO de LGO Markets, future plateforme d'échange dédiée aux investisseurs institutionnels. B2C2 assure travailler avec les plus grands exchanges retail du monde, sans donner de noms. Autre gros client des brokers crypto : les autres brokers crypto, pour les mêmes raisons que les exchanges. Cumberland Mining peut par exemple avoir besoin de 2 000 bitcoins pour un client et donc les acheter à un de ses concurrents.

Côté tarification, difficile de connaître les détails. C'est un modèle classique de broker, à savoir proposer un prix "tout inclus" et charge à lui de faire sa propre marge dessus. "Il y a un problème de transparence. Quand je demande un prix, je ne sais pas à quoi il correspond exactement. Le broker peut prendre une commission et peut ajuster le prix comme il le souhaite", souligne Hugo Renaudin. Difficile aussi de savoir si les market makers crypto sont plus avantageux que les exchanges classiques. "Le prix est presque le même que sur Kraken mais la transaction est effectuée dans de meilleures conditions", assure Pierre Entremont.

"Il y a un problème de transparence. Le broker peut prendre une commission et peut ajuster le prix comme il le souhaite"

Les volumes et chiffres d'affaires réalisés par ces entreprises sont également inconnus. B2C2 a seulement indiqué au JDN avoir 100 clients, dont des Français, mais leur identité n'est pas dévoilée. Sa clientèle peut échanger cinq crypto-monnaies (bitcoin, litecoin, bitcoin cash, ripple et ethereum classic) contre une dizaine de devises dont l'euro, la livre, le dollar et le franc suisse. "Nous avons choisi ces crypto-monnaies car ce sont les plus liquides. Nous en ajouterons de nouvelles une fois que le marché sera plus régulé", précise Nathan Jessop, vice-président de B2C2.

B2C2 n'est pas tout seul sur le marché européen. Il doit faire face à Bitcoin Suisse, créé en août 2013, et Enigma Securities, filiale du broker US Makor Capital lancée en 2017. Ce dernier réalise entre 5 et 10 trades par jour environ "mais cette fourchette est assez volatile, tout dépend du marché", indique Jordan Ettedgui, head of sales and stategy chez Enigma Securities. Cette jeune entité permet de trader pour un minimum de 100 000 dollars parmi le top 10 des crypto-monnaies en termes de valorisation. Aujourd'hui, 40% de sa clientèle est européenne (majoritairement britannique et suisse) et le reste se répartit entre les Etats-Unis et l'Asie. Aucun client français parmi le portefeuille malgré la présence d'un bureau à Paris.

Un acteur français, Woorton, a rejoint ce petit cercle en juin dernier. "Il y a une place à prendre en Europe car le marché est encore très jeune. Je croise de plus en plus de personnes qui comptent créer des entreprises comme la nôtre car les investisseurs institutionnels vont bientôt ouvrir les vannes", argue Karim Sabba, cofondateur de Woorton venu de l'asset management. En un mois d'opérations, la société revendique avoir onboardé une trentaine de clients "qui représentent collectivement 700 millions d'euros de volume annuel." "Nous souhaitons arriver à une centaine de clients à la fin de l'année et capter 30 à 40% de leur volume de trading", avance Karim Sabba. Discrétion oblige, le nom des clients n'est pas révélé mais Woorton indique compter dans son portefeuille de jeunes fonds crypto, des family offices, des banques privées (pour leur propre compte ou pour leurs clients) et des projets d'ICO qui veulent convertir les crypto-monnaies collectées lors de leurs levées de fonds.

"Il y a une place à prendre en Europe car le marché est encore très jeune"

Les projets qui réalisent des grosses levées de fonds en crypto-monnaies ont tout intérêt à passer par ces acteurs. "Quand une ICO se retrouve avec 50 millions de dollars en ethers, si elle les convertit d'un coup sur une plateforme elle peut provoquer un crack. Les market makers prennent le risque et s'occupent de les liquider à leur place", explique Pierre Entremont. Legolas Exchange a ainsi liquidé une partie des 3 600 bitcoins récoltés (l'équivalent de 35 millions de dollars à l'époque ) lors de son ICO en début d'année via deux brokers, Cumberland Mining et Bitcoin Suisse. "Le processus de trade est très simple. On demande le prix et une fois qu'on est d'accord, on envoie nos bitcoins, ce qui prend quelques minutes, puis on reçoit l'équivalent en monnaie fiat (dollar, euros…, ndlr) quelques jours plus tard", raconte Hugo Renaudin. "En plus, ils nous fournissent une facture, ce qui n'est pas le cas des exchanges, que l'on peut transmettre à la banque."

Les brokers crypto permettent également aux institutionnels de liquider des tokens obtenus lors d'une ICO. Après la clôture d'une levée de fonds en crypto-monnaies, les tokens ne sont pas listés instantanément sur des exchanges populaires voire sur aucun exchange. Par conséquent, le broker s'occupe de trouver des acheteurs. "Généralement, les institutionnels revendent 50% des tokens acquis assez rapidement et le reste six mois à un an plus tard", confie Jordan Ettedgui. Avec les ICO record de l'année 2017 et début 2018, les brokers seront certainement submergés de demandes dans les mois à venir.