Ledger, l'empire crypto qui se rêve Apple
Valorisée 1,3 milliard d'euros, l'entreprise née à Vierzon nourrit des ambitions encore bien supérieures.
"Si Ledger n'atteint pas une valorisation de dix ou cinquante milliards d'euros dans les dix prochaines années, vous aurez échoué". Ces mots sont prononcés par Jean-Michel Pailhon, alors directeur du personnel de Ledger, à la NFT Factory, en face des tuyaux du Centre Pompidou, un soir de janvier 2023. C'est ce même soir qu'il officialise son départ de la compagnie, devant un petit comité constitué, entre autres, du PDG Pascal Gauthier. A l'arrivée de Jean-Michel Pailhon dans la boîte en 2016, Ledger réalisait 600 000 euros de chiffre d'affaires. Sept années plus tard, la société annonce la clôture d'une série C de 456 millions d'euros et revendique une valorisation de 1,3 milliard d'euros.
En moins de dix ans, la société française Ledger est devenue le leader de la sécurisation des actifs numériques, plus couramment qualifiés de cryptoactifs. Au centre de ce succès, sa gamme de portefeuilles, les Ledger Nano, appareils préservant les clefs privées des utilisateurs et permettant de signer de façon sécurisée des transactions. Ils ne payent pas de mine, avec leur apparence de simple clef USB, et ne disposent pas d'un outillage particulièrement clinquant : 160 kb de mémoire pour le modèle S, 1.8 mb pour le modèle X, à peine celles d'une vieille disquette, pour un prix allant de 79 à 149 euros. Chez Ledger, on paye une simplicité synonyme de paix des esprits.
"Quand on s'est lancé dans Ledger, on s'est fait fermer tous nos comptes en banque"
C'est à Vierzon que Ledger naît en 2014. C'est aussi dans cette sous-préfecture du Cher que l'un de ses cofondateurs nous reçoit, peu avant Noël. Sous un ciel blême et l'infatigable crachin, Eric Larchevêque vient personnellement nous chercher, "dans une Tesla Model X", comme il nous l'avait annoncé. Aujourd'hui connu comme l'un des visages de l'émission diffusée sur M6 "Qui veut être mon associé ?", il reste une figure emblématique de Ledger. Une entreprise qu'il fonde avec des proches vierzonnais, Vanessa Rabesandratana et David Balland, ainsi qu'avec Thomas France (son associé de La Maison du Bitcoin, comptoir de vente de cryptomonnaies), l'ingénieur Cédric Mesnil et en fusionnant avec deux autres entreprises, le fabricant de puces sécurisées BTChip fondé par Nicolas Bacca, et le service de livraison de bitcoin sur clef USB, Chronocoin, créé par Joël Pobeda à… Vierzon. "Un pur hasard", nous assure Eric Larchevêque au sujet de cette proximité géographique. Un hasard heureux. Pour Jean-Michel Pailhon, cette fusion est l'une des clefs du destin de l'entreprise : "C'est un vrai facteur de réussite : lorsque Ledger est née, la société a pu s'appuyer sur des années de recherche et développement des trois structures cofondatrices."
Néanmoins, l'époque n'est pas forcément propice au projet de la jeune compagnie. Dans son domaine vierzonnais, Eric Larchevêque se souvient d'une ère où "Bitcoin était surtout associé à la cybercriminalité, au blanchiment d'argent et au financement du terrorisme" : "Nous étions vraiment dans des jugements à l'emporte-pièce. Quand on s'est lancé là-dedans, on s'est fait fermer tous nos comptes en banque, on a perdu beaucoup de relations corporate car les gens ne voulaient pas s'associer avec l'image du bitcoin." Cette année-là marque la chute de la plateforme d'échanges de cryptomonnaies Mt. Gox, dirigée par le français Mark Karpelès. Une faillite dramatique pour les investisseurs, aujourd'hui encore dans l'attente de leurs cryptomonnaies. Dans la presse, Bitcoin est considéré comme mort. "C'était vraiment très difficile, et ce, durant longtemps", confirme Eric Larchevêque.
"La chance que l'on a eue, c'est d'être français. La carte à puce, c'est français"
Mais Ledger se nourrit de ce chaos et représente une solution pour les crypto épargnants trahis par les plateformes défaillantes : avec son appareil, l'utilisateur dispose d'un outil pour sécuriser ses actifs et ne plus les conserver chez des tiers. La promesse de Ledger ? Son inviolabilité, rendue possible par sa puce produite par STMicroelectronics, conservée à l'abri de toute interaction logicielle. "La chance que l'on a eue, c'est d'être français. Le concept de carte à puce est français. Les cartes à puce n'existent pas, ou à peine, aux Etats-Unis. Ils n'avaient aucune connaissance dans ce domaine. Nous avions, nous, des personnes comme Nicolas Bacca, qui vient de cet univers et a la légitimité pour dialoguer avec STMicroelectronics et obtenir les plans très protégés de leurs puces. La proposition de valeur de Ledger est unique : si quelqu'un vous vole votre appareil, on ne peut pas l'ouvrir comme une boîte de conserve et le pirater", garantit Eric Larchevêque.
2017, année charnière pour Bitcoin et Ledger
Cet appareil dénommé Nano, associé à un système d'exploitation développé en interne et relativement simple d'utilisation, trouve peu à peu son public. Cela n'empêche cependant pas l'entreprise de connaître quelques ratés en diversifiant son offre : le Ledger Oddity, en forme de carte bleue, fera long feu. Quant au Ledger Blue, le premier avec un écran, un problème d'industrialisation rend impossible sa distribution à grande échelle. Il est trop cher et trop compliqué à fabriquer. Au bout du compte, son utilisation sera restreinte à l'offre dédiée aux entreprises. "Il est arrivé en 2017 à un moment où la demande a explosé et il a fallu que l'on choisisse nos combats entre le Nano et le Blue", se remémore le Vierzonnais.
2017 correspond en effet à l'entrée définitive de Bitcoin dans la sphère des actifs financiers : en l'espace de quelques mois, sa valeur passe d'environ 900 euros à 18 000 euros. Les deux grandes bourses d'échange de Chicago, le CBOE et le CME, lancent des contrats à terme sur la cryptomonnaie. C'est l'euphorie et celle-ci porte évidemment Ledger. Avec l'aide de Thomas France, chargé d'évangéliser les investisseurs outre-Atlantique, la société se structure et recrute. Parmi les nouveaux éléments, Jean-Michel Pailhon, en provenance du New York Stock Exchange. Avec lui, Ledger profite de l'engouement autour des cryptos pour lever des fonds. Beaucoup de fonds. Et en peu de temps. D'abord, une série A réalisée en deux tours, mars et mai 2017, pour environ 7 millions d'euros. "C'est moi qui signe les certificats de dépôt des fonds. Le dernier investisseur passe vraiment à la dernière minute, un 1er mai", se souvient Jean-Michel Pailhon. Il évoque un chiffre d'affaires en pleine croissance, "20 à 30% de plus chaque mois".
Les levées de fonds se multiplient dans l'écosystème crypto. Les décideurs de Ledger dînent courant juillet 2017 au Istr, le restaurant parisien co-détenu par Pascal Gauthier, alors membre du conseil d'administration. Au cours du repas dans l'établissement situé tout près du Conservatoire national des arts et métiers, ils décident de repartir à l'assaut. "On pouvait anticiper l'arrivée de la concurrence. La meilleure défense, c'est l'attaque. On décide donc de partir à nouveau en levée de fonds et on la clôture le 21 décembre", développe Jean-Michel Pailhon. Ledger lève 75 millions d'euros.
Entre temps, Eric Larchevêque a laissé sa place de PDG à Pascal Gauthier. Il est l'homme chargé d'amener Ledger à l'étage supérieur. "Ce qui m'intéresse, c'est de sortir des projets de terre, les créer. Je n'étais pas le meilleur PDG pour cette évolution", reconnaît l'ancien patron. Son successeur a, lui, déjà connu une introduction en Bourse avec celle de Criteo en 2013. "Etrangement, ce n'était peut-être pas l'équipe d'origine qui nourrissait le plus d'ambition pour Ledger, eux étaient occupés à construire", estime Jean-Michel Pailhon. "Avec Pascal, nous avons tous les deux vu le potentiel d'une compagnie à un milliard".
"La technologie n'est pas le produit. Le produit, c'est le service que l'on rend"
Sous la direction de Pascal Gauthier, Ledger atteint rapidement une dimension supérieure. Pour développer la société, le PDG veut ses appareils le plus accessible possible. "A l'origine, Ledger était une société technologique donc lancée par des ingénieurs geeks. Mais la technologie, ce n'est pas un produit. Le produit, c'est le service que l'on rend aux consommateurs", nous dit Pascal Gauthier de son bureau. "Je me suis beaucoup battu avec ça, encore récemment avec Nicolas Bacca, qui est un ingénieur de génie. Lui pense que les gens adorent se débrouiller avec les appareils, que c'est rigolo. Or, le public veut un appareil fonctionnel, intelligible."
Sa première décision est de retarder la sortie du Nano X, successeur du S, alors encore victime de bugs. Le dirigeant évoque la mise en place de process, d'une structuration à même d'amener Ledger à la production de masse. "Dans le hardware, il y a une différence entre la création d'un proof of concept et la capacité de produire des millions d'appareils. N'importe quelle équipe dans un garage est en mesure de produire une centaine de Ledger Blue par exemple. D'ailleurs, il y a des sociétés qui produisent des portefeuilles crypto en petite série et qui se décrivent comme appartenant au même secteur que Ledger. Moi, je ne pense pas qu'on soit dans le même business", insiste Pascal Gauthier.
Plus de 70% du marché dominé par Ledger
La concurrence, Ledger l'a en effet rapidement devancée. En 2017 encore, l'appareil Trezor developpé par la société tchèque Satoshi Labs pouvait faire de l'ombre aux Français. Aujourd'hui, la domination de Ledger atteindrait plus de 70% du marché des portefeuilles crypto physiques, selon nos informations. Structurellement, les deux entreprises n'ont plus rien à voir : les créateurs de Trezor n'ont jamais levé de fonds et comptent sur le papier trois employés ; dès 2021, Ledger accélérait son déploiement avec le début de sa série C et une levée de 312 millions d'euros. Un an plus tard, Ledger confirme son envergure avec la création d'un fonds d'investissement blockchain en partenariat avec le capital-risqueur Cathay : 100 millions d'euros sont mobilisés.
Pour expliquer cette avance, Pascal Gauthier évoque "une différence d'ambition et de philosophie avec ces sociétés qui produisent des appareils réservés aux geeks". De son côté, son prédécesseur Eric Larchevêque estime surtout que Ledger présente "une avance technologique considérable". En effet, jusqu'à aujourd'hui, aucun appareil de Ledger n'a encore été piraté. Pour s'assurer de leur fiabilité, la société a massivement investi dans le département recherche & développement, sa plus importante ligne de dépenses, et a créé le "Donjon", un centre de recherche "avec les meilleurs spécialistes de la sécurité au monde", assure Eric Larchevêque.
Son initiateur, Charles Guillemet, nous raconte des études sur toutes les surfaces d'attaque, comme "la possibilité de mesurer la consommation de courant pendant que l'utilisateur appuie sur un bouton ou encore la possibilité de deviner les chiffres des codes de sécurité de l'appareil au nombre de clics de l'utilisateur, si l'ordinateur a un micro allumé". Autant d'indices que sa cellule de sécurité, constituée d'une quinzaine de collaborateurs, s'efforce de brouiller. Paranoïaque, l'équipe est entièrement consacrée à déceler les failles de ses produits, ou ceux des autres, comme cette extraction de clef privée sur un Trezor ou cette vulnérabilité trouvée sur le site d'émission de NFT de Booba. "La sécurité, ce n'est pas statique et au bout du compte, la meilleure manière d'obtenir des produits fiables, c'est de les casser tout le temps", renchérit Charles Guillemet. "Aussi, étudier les produits des autres permet d'apprendre beaucoup et aide à développer des appareils plus résistants. De plus, une faille dans l'écosystème crypto peut coûter très cher et si l'on peut aider à le rendre plus résilient, cela bénéficie également à Ledger."
Le directeur de l'innovation technologique de Ledger nous parle de l'entreprise avec passion, et pour cause, il s'y est installé en 2017, lorsqu'elle était constituée d'une quarantaine de personnes. Elle en compte aujourd'hui plus de 800. Un changement de dimension qu'il ne regrette pas. "Evidemment que des choses ont changé, c'est impossible de dire autrement", relève Charles Guillemet. "Mais c'est une bonne chose : quand je suis arrivé, j'ai fait les fiches de poste, j'ai recruté, j'ai acheté moi-même les tables. Aujourd'hui, il y a des personnes dont c'est le travail ! C'est appréciable. Et dans le même temps, nous avons conservé un esprit de start-up où, si tu as envie de faire quelque chose, on te fait confiance et te donne les moyens pour le faire."
Preuve en est la diversification de Ledger sur le champ culturel, marquée par l'arrivée de Ian Rogers en 2020 en tant que directeur de l'expérience. Connu pour avoir été le webmaster des Beastie Boys à la fin du XXe siècle, directeur de Beats puis cadre chez Apple Music à la suite du rachat du constructeur de casques audio, il représente l'entrée de Ledger dans la culture pop, confirmée par les multiples collaborations avec des marques (de Fendi à Hublot) et son développement dans l'art à travers les NFT. Ainsi, Ledger a dévoilé l'an passé une plateforme de lancement de collections, Market, puis sa propre fondation dédiée à l'art.
"Un changement s'est matérialisé avec Ian Rogers"
"Avant l'arrivée de Ian, Ledger sécurisait principalement des monnaies. Un changement s'est matérialisé avec lui, qui avait développé ce type de compagnies tournées vers la culture. Avec les NFT, Ledger a pris un virage qui a quand même pas mal bouleversé la stratégie de l'entreprise. Elle a été assez flexible pour le faire tout en conservant une cohésion. Il y avait quand même quelques réfractaires aux NFT, notamment chez les puristes de Bitcoin", nous explique Gaspard Broustine, directeur de projet NFT. "Avant Ian, il nous manquait un côté cool", renchérit Jean-Michel Pailhon. "Nous avions la vision mais nous ne savions pas l'exprimer. Ian nous a amené cette faculté d'expression plus inspirée. Il a une façon de voir les choses qui amènent plus d'engagement." En novembre, le rappeur Drake a affiché sur ses réseaux sociaux son Ledger Nano incrusté de diamants. Dans un clip vidéo, c'est un autre rappeur, YG, que l'on voit flamber avec sa clef crypto.
Le storytelling d'une vraie marque
Peu à peu, Ledger s'installe comme une marque tendance. Et l'entreprise soigne son story telling. Lors de son événement semestriel Ledger Op3n, sa keynote vitrine, elle privatise la Gaîté Lyrique. Le lieu n'est pas choisi au hasard tant il représente une passerelle entre l'Histoire et les cultures numériques. Tout l'écosystème crypto est présent : les VC, les influenceurs du milieu comme le média Rug Radio, le britannique Peter McCormack, le streamer Brycent ou le fils de Snoop Dogg, Champ Medici, en passant par des artistes comme Agoria, Betty (créatrice des Deadfellaz) ou Jen Stark. La salle est comble. A l'introduction, Ariel Wengroff, vice-présidente de la communication. Une autre belle prise pour Ledger. L'Américaine a bâti sa réputation dans la production cinématographique, après un début de carrière comme responsable de la communication pour le Parti démocrate au Vermont. Parmi ses faits d'arme, une nomination aux Emmy Awards pour la série documentaire Woman with Gloria Steinem.
Un recrutement international qui confirme la stratégie du groupe : si la société reste au sein des frontières françaises, elle se veut globale. Le marché hexagonal ne compterait que pour 4% de ses ventes. C'est durant cette même conférence, dans la langue de Shakespeare donc, que Ian Rogers introduit Tony Fadell, concepteur du premier iPod. Ledger lui a confié les rênes de son nouveau wallet, le Stax. Avec la taille d'une carte bleue et son écran tactile, que l'on imagine propice aux collaborations ostentatoires avec des marques, l'appareil s'inscrit dans la tradition des objets conçus par la firme de Cupertino. Ledger ne s'en cache pas : elle veut devenir l'Apple des cryptoactifs. "Je pense que dans la vie, il vaut mieux s'inspirer des meilleurs et Apple, il n'y a jamais eu mieux sur la planète", confirme Pascal Gauthier. "C'est la société la plus valorisée au monde, qui a révolutionné à peu près tous les objets au point de devenir le plus grand vendeur de montres de la planète. C'est assez fantastique !" Avec plus de 40 000 exemplaires du Stax écoulés en six semaines, le PDG est confiant sur l'attractivité de l'appareil. En parallèle, il vante les mérites de son logiciel Ledger Live, un magasin d'applications conçu pour sécuriser des opérations de finance décentralisée. Il accueille environ 1,5 million d'utilisateurs : en 2021, il représentait déjà 20% du chiffre d'affaires de la marque. D'après le PDG, "environ 5 000 développeurs du monde entier" travaillent actuellement pour enrichir cet écosystème.
"On a vu juste sur un horizon de dix ans. C'est très rare"
Désormais, tous les yeux sont rivés sur l'entrée en Bourse de la licorne française. "Ce ne serait pas une bonne idée pour le moment mais c'est l'objectif", assure Eric Larchevêque. "La Bourse est un moyen mais ce n'est pas une fin en soi. Mon métier, c'est d'offrir cette option à l'entreprise ", tempère son successeur à la tête de Ledger, Pascal Gauthier. "Auparavant, la Bourse était l'alpha et l'omega pour apporter de la liquidité à une entreprise. Ça ne l'est plus aujourd'hui. Il est très facile désormais de trouver des investisseurs en restant privé. "L'annonce de l'extension de sa levée de fonds en série C de 100 millions d'euros (pour un total de 456 millions d'euros) confirme les propos du dirigeant.
Et quelle que soit l'orientation choisie, à Vierzon, son prédécesseur jubile. "Ce qui est incroyable avec Ledger, c'est que le livret d'investissement pour nos levées des série A et B était le même qu'à l'amorçage. Il n'y a pas eu de pivot. La vision que l'on défend depuis le début est la même. Dans notre tout premier dessin, on retrouve l'appareil, les API, les services", sourit Eric Larchevêque. "Cela veut dire que l'on avait vu juste. On a vu juste sur un horizon de dix ans et c'est très rare. C'est peut-être ça dont je suis le plus fier."