Le fléau des patent trolls

Le fléau des patent trolls Certaines entreprises rachètent des brevets à tour de bras et menacent de procès leurs utilisateurs. Un business qui a coûté à ces derniers 500 milliards de dollars en 20 ans.

En septembre 2011, la compagnie Innovatio IP Ventures, basée dans le Delaware (Etats-Unis), a intenté six procès à des propriétaires d'hôtels de grandes chaînes pour "violation de brevet". Elle réclame entre 2 300 et 5 000 dollars pour chaque hôtel. En cause : l'utilisation du WiFi par les clients, dont la technologie fait appel à 31 brevets que détient Innovatio.

Innovatio IP Ventures est-il un opérateur télécom ? Un équipementier ou un fabricant de terminaux Internet ? Pas du tout : c'est une société d'investissement, qui n'a jamais fabriqué quoi que ce soit. C'est un "patent troll" (ou NPE pour non-practicing entity) : une expression qui décrit une entité sans activité économique autre que celle d'acheter et revendre des brevets en vue de récupérer de l'argent auprès des entreprises qui les utilisent.

"Un produit sophistiqué comme un téléphone portable peut mettre en œuvre des centaines de brevets différents"

Le patent troll acquiert un brevet, par exemple auprès d'une entreprise en faillite, ou auprès d'un particulier. Armée de son brevet, elle menace ensuite d'un procès la ou les entreprises utilisant la technologie protégée. Une stratégie qui exploite les faiblesses du système de brevets. Dans le secteur high-tech notamment, ceux-ci sont souvent écrits de manière ambigüe, ce qui ne permet pas aux firmes de comprendre exactement sur quoi ils portent. "Un produit sophistiqué comme un téléphone portable peut mettre en œuvre des centaines de brevets différents", rajoute Marc Bethenod, le trésorier de la Compagnie nationale des conseils en propriété industrielle (CNPCI).

A partir de là, chacun des deux partis a généralement intérêt à éviter le procès. "La menace d'une poursuite sert d'habitude uniquement à convaincre le groupe visé de payer", explique Marc Bethenod. D'autant plus que dans l'attente du procès, le juge a la possibilité de suspendre la commercialisation du produit en cause. "Une véritable arme nucléaire", alerte-t-il.

Difficile donc de chiffrer le phénomène. Des chercheurs de l'université de Boston ont toutefois évalué à 500 milliards de dollars les sommes dépensées en frais de justice par les grandes entreprises entre 1990 et 2010 pour régler ce type d'attaque juridique aux Etats-Unis. Les cibles appartiennent essentiellement aux secteurs des technologies ou des télécommunications. En 2011, Apple a par exemple été la première visée, avec 38 attaques, selon l'institut d'études spécialisé Patent Freedom.

 
Les principales entreprises poursuivies par les patent trolls
Rang Entreprise 2008 2009 2010 2011 Total
Source : Patent Freedom
1 Apple 17 25 35 38 115
2 Hewlett Packard 25 25 33 30 113
3 Dell 6 23 20 34 83
4 Sony 10 20 21 32 83
5 AT&T 16 17 21 28 82
6 Samsung 12 8 23 38 81
7 Motorola 16 11 22 30 79
8 HTC 14 12 22 26 74
9 Microsoft 14 22 9 28 73
10 Verizon 12 13 17 28 70
11 LG 11 10 22 25 68
12 Amazon 5 13 15 33 66
13 Nokia 13 12 16 23 64
14 Research In Motion 15 10 12 27 64
15 Panasonic 13 18 14 18 63
16 Google 11 16 9 25 61
17 Toshiba 6 14 15 20 55
18 Cisco 6 14 14 15 49
19 Sprint Nextel 11 12 8 14 45
20 Sony Ericsson 7 7 11 20 45
21 Deutsche Telekom 9 11 9 15 44
22 Best Buy 4 12 12 16 44
23 IBM 11 14 11 7 43
24 Asus Computer International 10 8 6 17 41
25 Wal-Mart 6 5 12 15 38
26 Yahoo 7 12 6 13 38
27 Kyocera 9 7 9 11 36
28 Fujitsu 5 12 10 9 36
29 Acer 8 11 8 8 35
30 Sharp 5 4 8 15 32

Une autre explication au développement des patent trolls est tout simplement que le nombre de brevets déposés a explosé durant les vingt dernières années. 99 000 avaient été déposés en 1990 à l'office américain des brevets (USPTO) contre plus de 500 000 en 2010. Bien sûr, tous ne sont pas intéressants pour les patent trolls. "Sur 100 brevets déposés, seuls 10 sont potentiellement monnayables", estime Marc Bethenod. Et encore, à peine 10% de ceux-là ont une valeur suffisante pour donner lieu à un éventuel procès. "Mais si la société se plante 10 fois et que, à la 11e, elle obtient des dédommagements record, cela suffit à assurer sa rentabilité". A ce petit jeu, les grosses sociétés sont clairement avantagées. Elles se nomment Intellectual Ventures, Interdigital ou Acacia Technologies. Chacune détiendrait des centaines voire des milliers de brevets et prospecte sans relâche à la recherche de nouvelles cibles.

 
Les 10 principaux patent trolls par nombre de brevets détenus
Rang Entreprise Nombre de brevets US détenus
Source : Patent Freedom
1 Intellectual Ventures 10 000 à 15 000 (estimation)
2 Round Rock Research LLC 3428
3 Interdigital 2576
4 Wisconsin Alumni Research Foundation 2139
5 Tessera Technologies Inc 1267
6 IPG Healthcare 501 Limited 1157
7 Mosaid Technologies Inc 1151
8 CSIRO 1106
9 Rambus 998
10 Acacia Technologies 833

Certes, Samsung et Nokia n'en sont pas encore à dépouiller leur compte en banque, mais les patent trolls inquiètent. "Le problème est peut-être de la taille d'un moustique, mais c'est un moustique qui pique", ironise Marc Bethenod. La pratique peut même être fatale à des petites entreprises, moins solides financièrement et juridiquement. Les ripostes possibles sont rares. "Les grandes entreprises doivent être actives en amont et repérer les brevets susceptibles de la gêner", conseille-t-il. Une récente loi américaine, l'America Invents Act, a été votée en septembre 2011 aux Etats-Unis pour tenter d'enrayer le phénomène. Mais "sans modification majeur du droit des brevets, les patent trolls sont partis pour perdurer", pronostique Marc Bethenod. Après le high-tech, les biotechnologies commencent d'ailleurs à être prises pour cibles.