Prise de décision vs prise de position

Une équipe réduite a plus de chance de réussir dans son projet. Pour une raison simple et bien palpable : la « prise de décision » est plus rapide et la réponse opérationnelle est immédiate. Néanmoins il faut savoir gérer les "prises de position" du management.

J'ai retrouvé dans un article de Tom Rogers, un Ingénieur mécanique, une étude intéressante sur les équipes et la prise de décision. J'aimerai ici croiser les informations statistiques présentées dans l'article avec une vision sociologique, afin d'aider à comprendre pourquoi un projet est gagnant ou, à contrario, destiné à l'échec.
J'ai toujours été convaincu que les petites équipes étaient plus performantes qu'une armée de personne. À ce point convaincu, que le premier document que je prépare avant de lancer un projet s'appelle le COC (Cahier d'Organisation Commando).
D'inspiration militaire, je pense qu'une équipe réduite a plus de chance de gagner la bataille (et réussir dans son projet) qu'un bataillon entier. Pour une raison simple et bien palpable : la « prise de décision » (ou decision making) est plus rapide et la réponse opérationnelle est immédiate.

Si, par exemple, on parle de développement d'un site web, c'est seulement avec une "organisation commando" qu'on pourra arriver à un résultat acceptable.
Partons des axiomes informatiques suivant :
- un site web a une espérance de vie de 3 ans
- la construction d'un logiciel ne peut pas dépasser 1/5 de son espérance de vie
On en déduit que le développement d'un site web doit durer entre 3 mois et demi et 7 mois. Pas plus.
Voici maintenant les calculs issus de l'article susmentionné, concernant le rapport entre la masse critique des personnes impliquées dans un projet et la qualité des décisions finales.
Il faut savoir que chaque décision a son propre niveau de précision ou de qualité des choix. Si vous avez deux personnes, vous obtiendrez probablement  une décision avec une précision (niveau de qualité, etc.) un peu "plus basse" que celle d'une décision prise avec quatre personnes. Néanmoins, (et c'est là où les statistiques proposées par Tom Rogers sont intéressantes) la précision est pratiquement identique sur des équipes de 4 ou de 20 personnes.  Seule différence : la courbe des interactions grimpe énormément.

La difficulté de gestion de la communication est à peu près proportionnelle au nombre des possibles interactions sociales. Avec deux personnes il n'y a rien à gérer car il n'y a qu'une seule interaction sociale possible. Avec trois personnes il y a quatre interactions sociales possibles (trois interactions possibles à deux et une à trois).  Avec un groupe de quatre personnes, il y a onze interactions sociales possibles (six à deux voix, quatre à trois voix  et une à quatre voix).
Plus d'interlocuteurs signifie plus d'interactions, donc plus de temps à passer sur un projet. Logiquement, en augmentant le nombre des participants à un groupe de travail, nous augmentons la probabilité que quelqu'un avance la "meilleure solution possible", mais... augmenter les participants implique la multiplication des opinions à communiquer et à discuter et, ça va de soi, nous doublons le risque que la "meilleure solution possible" ne soit jamais écoutée. Plus d'interlocuteurs signifie plus d'interactions, donc plus de temps à passer sur un projet. Et, au bout du compte, plus d'argent à dépenser.

Les données montrent les interactions possibles dans un groupe de travail. Néanmoins nous assistons généralement à "l'effet  d'agglomération" : si une équipe est plus nombreuse que de raison, alors les "non effectifs" (personnes qui ne travaillent pas réellement au projet) délèguent aux  "effectifs"  (personnes impliquées) leurs décisions. L'équipe décisionnelle effective est plus petite que l'équipe décisionnelle "nominale"... une équipe trop large ou mal composée a donc pour principal effet de créer du "bruit" ! [Je parle du « bruit » de la théorie de l'information de Claude SHANNON,  Pour corriger ces bruits on utilise la redondance. En communication écrite ou orale, on usera de répétitions de la phrase, des mots clés, de sur lignages, de gestes, de différence dans le ton de la voix. Mais la redondance exagérée finit par nuire car elle ennuie. Pour éviter cela il faut introduire l'entropie . . . mais ça sera le sujet d'un autre article !].

Mon expérience personnelle dans le conseil, m'a amené à comprendre un élément important par rapport au "type" de prise de décision. Afin de mieux expliquer ces concepts, je préfère adopter un exemple.

Le Site Rose

Dans une grande société, le directeur commercial souhaite "rénover" le site de la société. Les enjeux sont importants. Le directeur est le seul responsable de la refonte,  néanmoins il demande à  ses cadres supérieurs (les responsables des différents secteurs de la direction commerciale) et à ses collaborateurs proches (secrétaires, assistants) de l'aider à la prise de décision. L'équipe décisionnelle arrive rapidement à compter 15 personnes (les décideurs) plus 2/3 experts techniques (communication, web).
Pendant les réunions, il y a la constitution des groupes internes à l'équipe (minimum deux groupes différents, il est impossible faire concorder 15 personnes au même temps). Les portes paroles essaient d'imposer leur vision et le directeur s'efforce d'être diplomate.
Si vous avez eu l'occasion de faire de la « network analysis », vous comprendrez rapidement que l'équipe de décision utilise son temps pour rétablir l'équilibre interne de la hiérarchie. Ils travaillent sur leur position et non sur leur décision. Avec une équipe pareille, en réalité, le directeur délègue son pouvoir décisionnel à l'équipe et se positionne en tant que modérateur.
Les experts externes ont proposé deux couleurs pour le site, qui prennent en compte la charte graphique de la société, la stratégie commerciale, le message à communiquer, etc.
- Blanc : pour un site plus institutionnel et pour communiquer les concepts de transparence, qualité, calme.
- Rouge : pour un site plus agressif et plus orienté vers les jeunes
Il arrive alors qu'un groupe soutienne la proposition "site blanc" et l'autre celle du "site rouge". Les membres de l'équipe ne peuvent pas (ou ne veulent pas) décider, donc le choix revient au directeur. [À noter que je ne prends pas en compte les argumentaires proposés par les membres de l'équipe, car ils rentrent dans la sphère des argumentaires pseudo-logique générés par le coté émotionnel]
Le directeur doit trouver une solution, modérer, garantir l'équilibre interne de la hiérarchie et la décision finale va être un "Site Rose".
Résultat des courses : à la livraison du produit personne ne sera satisfait !

Comment on arrive à prendre une décision
Dans les universités américaines, il y a des cours complètement dédiés à la "prise de décision" ou decision making, car prendre une décision n'est pas toujours évident.
Effectivement, dans une « prise de décision » interviennent deux aspects :
- l'aspect émotionnel
- l'aspect rationnel (ou cognitif ou logique)
La  "prise de décision" est un processus cognitif en équilibre entre logique et émotions. Étant donné que, selon moi, il est impossible d'arriver à une décision en utilisant seulement la logique ou des modèles mathématiques (et pour ça je remercie les études sur l'herméneutique de Hans-Georg Gadamer),  la bonne décision est prise grâce à un bon dosage "partie rationnelle / partie émotionnelle".

Dans un processus correct de prise de décision :
- j'analyse le problème et les solutions possibles (aspect rationnel)
- je prends une position (aspect émotionnel)
- je décide
Une décision totalement émotionnelle est généralement très rapide (le cortex rationnel prend du temps à se mettre en marche - 0,1 secondes). Néanmoins, elle risque d'être une décision qu'on va regretter. Elle peut même être à la base de l'infélicité (Isen & Patrick, 1983).
Les émotions aident les personnes à prendre ou à éviter la "prise de décision" (Zajonc, 1998). Si un décideur a complété  sa partie rationnelle, alors  l'émotion supporte sa prise de décision (Damasio).
En effet,  Antonio Damasio a étudié les personnes qui avaient reçu des blessures du cerveau qui avait eu un effet spécifique : dommages dans la partie du cerveau qui génère les émotions. À tous les autres égards, ces personnes semblaient normales : elles avaient juste perdu la capacité de ressentir des émotions.
Ce qui est intéressant, c'est qu'il a été constaté que leur capacité à prendre des décisions a été sérieusement compromise. Ces personnes pouvaient logiquement décrire ce qu'elles devraient faire, mais dans la pratique, il a constaté qu'il est très difficile pour elle de prendre des décisions.

La prise de « décision » contre la prise de « position »
Pour revenir à l'exemple du « Site Rose », la majorité des personnes de l'équipe décisionnelle n'étant pas en mesure d'argumenter sérieusement leur choix, ils prennent une position (rouge ou blanc), mais ils ne veulent pas (et parfois ne peuvent pas) prendre une décision. Ils prennent une "position" pour confirmer leur "position hiérarchique".
Quand des experts doivent dialoguer avec 15 personnes qui ont pris une "position", ça devient impossible d'avancer. Évidemment il est plus facile de "modifier une décision" que de faire "changer une position".
Pour illustrer, le supporter d'un club prend une position : il soutient son équipe. Il ne changera pas d'avis ! Il a pris une position, mais il n'a jamais décidé de soutenir son club. Contrairement à d'autres choix quotidiens (travail, transport, etc) pour lesquels il prend des décisions, qu'il peut changer au cours de sa vie. La différence est subtile, mais essentielle. Afin de prendre une décision, nous devons consolider notre étude rationnelle.
Une solution rapide est de faire augmenter l'importance des experts (qui représentent la partie rationnelle) dans la cellule décisionnelle. Comment ? Il suffit de réduire l'équipe. On réutilise le rasoir d'Occam ! En réduisant l'équipe décisionnelle (partie émotionnelle), la partie rationnelle (les experts) prend plus de place pour faire valoir la raison sur l'émotion.

Plus de décisions et moins de positions

Le groupe de taille optimale
Les études montrent qu'une équipe asymétrique (avec un nombre impair de participants) a plus de probabilités d'arriver à une décision correcte qu'une équipe symétrique (avec un nombre pair de participants). Or, vu que la qualité d'une décision est égale à 99% (entre 96,9% et 99%) avec cinq membres, on peut dire que, en moyenne, la taille optimale d'un groupe est de cinq personnes. Ajouter des membres supplémentaires ne sert pas à améliorer la précision. De plus, cela augmentera considérablement les problèmes de gestion du groupe puisque le nombre d'interactions sociales possibles sera multiplié.