Le travail craque !

Trois millions de chômeurs c’est surtout trois millions d’emploi que l'on n’arrive pas à créer. Pourtant de nouvelles modalités se développent d’une manière intuitive. Elles portent en elles les germes d'une nouvelle manière de travailler.

L’affaire Uberpop est un discours sur la nécessité de faire exploser les baronnies et les privilèges. Un discours sur la faillite de l’Etat qui a laissé faire l’installation d’un système mafieux, c’est à dire la revente de concessions qui au départ étaient cédées gratuitement par l’Etat. Faire sauter les baronnies reste une nécessité autant dans la vie publique et les institutions que dans la gestion des entreprises.

L’entreprise libérée est un discours sur la nécessité de réintroduire l’acteur dans l’action. On cherche à rompre avec le modèle taylorien qui s’est organisé sur le contrôle de l’activité en privant l’acteur de la propriété de son action[1].

Les groupements d’employeurs nous en disent long sur la nécessité inaudible, pour les directions des grands groupes industriels, de cesser de regarder l’emploi comme une simple variable d’ajustement.

La variable d’ajustement ne doit pas être l’emploi, mais l’activité.

Pour exemple, comparons deux approches du rapport activité/salariat:

 

Situation 1 : Un  grand groupe industriel dont l’activité de production de satellites comporte des phases de surcharge d’activité sur deux ou trois ans et des phases de creux important dans les commandes. Les phases de croissance rapide supposent qu’on embauche un grand nombre d’intérimaires (intérimaires que l’on forme à grand frais). Puis quand l’activité chute, si l’on raisonne à courte vue en terme économico-financier, on débauche les intérimaires bien formés en attendant la prochaine phase de croissance dans deux ans. Les intérimaires les mieux formés vont faire le bonheur de la concurrence et ne seront bien sûr plus disponible au retour de la croissance. Et tout est à refaire. On imagine facilement l’épuisement du management intermédiaire face à cette situation.

 

Situation 2 : une PME, qui travaille sur des technologies au moins aussi sophistiquées et complexes, est confrontée à une période de crise. L’employeur décide de garder ses salariés et proposent d’autres activités importantes que l’on peut traiter au moment où il n’y a pas urgence, mais qui sont nécessaires à la durabilité de l’entreprise et de ses salariés: inter-formation des salariés pour développer la polyvalence, mise à jour des fiches techniques, parangonnage( benchmarking en français !), innovation etc.

Au moment du retour de la croissance Il est facile de deviner lequel des deux va redémarrer tout de suite et lequel va rester calé !

En situation d’incertitude le modèle classique « un emploi/une activité » ne fonctionne pas.

Les réponses intuitives que représentent chacune des trois modalités innovantes ou transgressives que sont Uber, l’entreprise libérée et les groupement d’employeurs, sont un discours sur la nécessité de faire varier l’activité plutôt que le statut salarié de l’acteur. Lier l’activité au statut de l’acteur est une survivance des temps de la stabilité du modèle industriel.

Se former, aller accompagner le management d’une start-up, enseigner dans des centres de formation, faire de la recherche, les activités ne manquent pas qui peuvent à la fois assurer la pérennité de la compétence du salarié,  de sa motivation et de son engagement, mais aussi le service de l’entreprise.

C’est souvent l’esprit de baronnie qui empêche les employeurs de passer à l’acte. C’est « mon » territoire, c’est « mon » salarié. C’est ce même esprit de clocher, cette peur qui freine les responsables d’entreprise quand on leur propose d’organiser des groupes d’analyse de pratiques inter entreprise. L’argument avancé par les responsables pour expliquer ce refus est que le salarié risque d’échapper au contrôle de l’entreprise. Contrôle tout à fait illusoire dans une société faite d’incertitudes et de complexité où l’on a besoin de l’autonomie des acteurs. Cette autonomie suppose un engagement fort des acteurs.

On ne peut pas à la fois exiger autonomie et engagement tout en n’offrant pas le meilleur en terme de qualité de vie au travail. Cela explique le désengagement des meilleurs qui vont trouver dans ces nouvelles formes de travail l’espace propice à l’épanouissement. Le tri se fait alors automatiquement entre d’une part ceux qui acceptent d’être sous contrôle en échange d’une moindre compétence et d’une possibilité de ne pas s’engager et d’autre part ceux qui préfèrent aller voir ailleurs s’il y existent.

 

Il serait vain de vouloir stigmatiser l’un ou l’autre des partenaires de l’entreprise. Ce n’est pas la faute du patron ou de l’employé.

Chacune a sa part dans le maintien de la situation. La résistance au changement est compréhensible pour des raisons d’homéostasie.

Or, il y a un moment où ce que l’on a à perdre devient plus important que ce que l’on a à gagner. Et pour ce même principe d’homéostasie il devient nécessaire de redistribuer les cartes.

Face à la rigidité des règles et des habitudes, on voit pousser l’innovation dans les interstices d’un institué qui se fissure.

L’analyse institutionnelle[2] nous permet de comprendre ce qui se joue ici : l’innovation est un instituant qui pousse l’institué (les règles établies) à se modifier. La crise des taxis est bien un analyseur de ce mouvement d’institutionnalisation d’une nouvelle organisation du travail.

Ce n’est pas au pouvoir institué de produire du changement. L’Etat n’a pas pour mission d’innover en la matière. Le changement nait intuitivement de la métis, de l’intelligence de l’expérience.

Mais c’est bien le rôle du pouvoir d’entériner ce changement le plus rapidement possible.

Les termes du changement sont là. Il reste à les réorganiser et les entériner.

De la même façon que la crise de l’emploi est un épiphénomène de la crise du travail, la crise économique est un épiphénomène de la crise d’un modèle social qui comme tous les modèles, s’écroule en arrivant au bout de sa logique.

Ce qui est en crise c’est le modèle jacobin et centralisé qui ne sait pas distribuer les compétences et les responsabilités selon les sphères d’influence de chaque sous-système.

Comme dans les grands groupes industriels, une gestion assainie de l’Etat et des collectivités locales suppose un travail  d’allocation d’autorité des acteurs du système : On ne peut plus continuer à déposséder chaque niveau d’acteur de l’entreprise ou de la vie publique de sa part d’initiative et de responsabilité.  Le choix politique qui consiste à dire tout le monde est responsable mais un seul a le pouvoir de décider est le moyen de plus sur de mettre en impuissance une organisation. Le travail d’allocation d’autorité consiste à contractualiser d’une manière explicite la façon dont va se partager et  se déléguer l’autorité de décider. L’autorité est bien sur fonction des moyens de décider d’une manière autonome.

         

[2]  Lire à ce sujet :

René Lourau : l’analyse institutionnelle collection argument ed ; minuit 1970

et l’instituant contre l’institué ed anthropos paris 1969