De la gestion des compétences à la découverte des humains

L'interchangeabilité des compétences est un fait nouveau qui doit être pris en compte par les entreprises actuelles

D’un côté, il y a les cadres, que l’on pourrait qualifier d’intermittents de l’envie d’être pris entre le marteau de l’ambition et l’enclume de l’envie d’être, de l’autre, on a la masse des humains qui ont l’envie d’être comme moteur principal. Sur quoi débouche cette opposition ? Sur une rupture de comportement générationnelle. On constate, notamment chez la jeune génération des trentenaires, les 28/35 ans, un véritable essor du passage à l’acte, qui bouscule leur vie au nom de leurs valeurs et de leur envie d’être. Le passage à l’acte n’est plus un fantasme.

Autant, dans les années 70, ce genre de comportement constituait des cas extrêmes, et correspondait souvent à une attitude autant idéologique que personnelle. On se souvient des "retours à la terre" comme ceux que l’on a pu voir avec l’affaire du Larzac, ou de la "longue marche" organisée par la Gauche prolétarienne. Mais, en dehors de ces cas limites, les gens ne passaient pas à l’acte. Le « changement de vie » restait du domaine du rêve, c’était la soupape psychologique que l’on gardait dans un coin de sa tête et qu’on ne réalisait pas ou alors, sous une formule modeste, au moment de la retraite, quand on quittait la région où l’on avait travaillé pour des cieux plus ensoleillés. Mais c’était, à l’époque, un largage des amarres plus matériel que psychologique. 

Aujourd’hui, les choses changent et cette envie d’être, c’est à dire exister à travers ce que l’on réalise, à travers ce qui donne du sens à sa vie, se manifeste par ce nouveau phénomène de rupture, rupture timide encore mais qui existe bel et bien.

Ainsi, aujourd’hui, ce qui est très tendance, c’est de se transformer en fromager, ou d’ouvrir son restaurant ou sa boutique. Plus rares mais néanmoins bien réels, sont les cas de ces individus, bien insérés professionnellement qui décident de quitter Paris (ou une grande métropole régionale) pour aller s’installer dans une petite ville voire carrément à la campagne.

Si ce phénomène semble, pour l’instant, être réservé à un groupe générationnel précis, les jeunes trentenaires, pour faire simple, il est fort à parier qu’il va devenir sociétal, c’est-à-dire que cette approche de la vie va infuser peu à peu dans toutes les strates de la société, à des degrés et selon des modalités diverses.

Pourquoi ? Parce que lorsqu’on regarde à l’autre extrémité de la génération professionnelle, c’est-à-dire les 45/55 ans, on voit peu à peu émerger les mêmes comportements. Ils émergent d’autant plus facilement qu’ils semblent, d’une certaine façon, encouragés par l’attitude des entreprises, quand celles-ci décrètent unilatéralement qu’à ces âges, on devient vieux.

Il y a d’ailleurs là une situation schizophrénique de la société : d’un côté, livres et magazines, émissions de télévision et de radios se mettent en quatre pour convaincre que cet âge est formidable, une sorte d’apogée de la forme, de la liberté intellectuelle et sexuelle. De l’autre, il y a ce couperet professionnel implacable qui tombe, estimant que votre date de péremption est dépassée. Or, qu’observe-t-on ? Qu’avec les transformations de l’espérance de vie, qu’avec les progrès en tout genre dans le confort domestique, la santé, pour ne citer qu’eux, on se trouve à ces âges-là très souvent au midi de sa vie même si cela doit être pondéré en fonction du type d’activité professionnelle exercée. Et on voit aujourd’hui des quinquagénaires qui plaquent tout, qui comprennent un beau jour que les risques à prendre ne sont rien en comparaison avec le risque majeur d’avoir perdu sa vie au sens figuré. Et donc, ces gens-là se recyclent, se réinventent des projets, se remettent en phase avec eux-mêmes.

Il y a aussi l’idée que de dire « j’ai passé trente ans à être un cadre anonyme dans une société anonyme, eh bien aujourd’hui, je veux reconquérir mon patronyme et donc ma vie ».

On peut être certain, à moins que les entreprises ne comprennent leur erreur, que cette tendance va continuer à se développer et trouver de nouvelles traductions, au-delà de la chambre d’hôte ou du gîte, parce que cette tendance-là est très profonde. On voit émerger aujourd’hui un sentiment puissant où les gens veulent de l’exception, ils affirment clairement leur volonté de vivre des moments d’exception. Ils souhaitent, à tout le moins, faire de leur vie une œuvre exceptionnelle, c’est à dire non formatée. Qu’on ne s’y trompe pas : cette aspiration n’a rigoureusement rien à voir avec l’idée de flamber. Le désir de la majorité des individus d’aujourd’hui et surtout de demain, n’est en rien une vie bling-bling, mais une vie dont ils soient fiers.

La question est simple : les entreprises vont-elles, à un moment ou à un autre, prendre la mesure du phénomène ? On peut en douter, si l’on en juge par la banalisation, dans le monde de l’entreprise, du marché des compétences. On a une telle interchangeabilité des compétences qu’au final, la nature même de la personne, du candidat, du salarié, ce que la personne représente véritablement, en tant qu’individu, passe totalement au second plan.

Dans mon métier, je constate que le concept de « marque employeur » que j’avais créé et déposé en 1998 pour faire de l’humain le pilier central du projet économique et sociétal des entreprises, est devenu un vrai gadget : on n’en a jamais autant parlé qu’aujourd’hui tout simplement parce que les entreprises sont prises à la gorge pour attirer des talents. Fort heureusement, il y a des entreprises pour qui le sujet est sérieux et qui le traitent au seul niveau où il doit l’être, le comité de direction.

Pour autant, le tableau est-il totalement sombre ? Non, et on ne peut que s’en réjouir. Certaines entreprises commencent à prendre conscience que leur approche par compétences aboutit à une dépersonnalisation qui est préjudiciable, tant pour les personnes que pour l’entreprise elle-même. Depuis environ cinq ans, on voit fleurir de plus en plus une nouvelle expression, qui correspond à une nouvelle appréhension de la question : c’est « l’expérience candidat »

Mais ce qui frappe dans cette nouvelle prise en compte, c’est que, globalement, encore une fois, on importe des réflexes de la société de consommation dans un monde qui devrait être celui de l’exclusivité de la relation. Et ce faisant, on commet la même erreur qui perdure au sein des entreprises depuis de longues années : la standardisation. S’il y a bien des expériences à ne pas standardiser, où les spécificités de chaque entreprise, en fonction de sa culture, doivent au contraire être cultivées, c’est bien l’expérience candidat ou l’expérience collaborateur. Ce qui est en jeu ici, et ce que l’on doit à tout prix valoriser, c’est une exclusivité de la relation, et là, cela change tout.

Plus les entreprises parleront en termes d’expérience candidat ou salarié, plus elles donneront l’image d’une sorte de théâtre où chacun a un rôle à jouer, alors que les gens ont avant tout besoin de se débarrasser des oripeaux, du costume, au sens « déguisement » qu’on leur colle ! Ils veulent que l’on écoute enfin leurs envies, qu’on écoute ce qu’ils sont en tant qu’humain avant d’exprimer leurs compétences. L’entreprise doit absolument être à la recherche non pas d’un profil mais d’une personne, de LA personne qui pourra lui convenir le mieux (et qui pourrait ne pas convenir à une autre entreprise, même si son CV peut le laisser penser). C’est un changement radical du modèle RH et managérial dans les entreprises qui devrait émerger au nom de l’exclusivité culturelle de chaque entreprise.